Je ne sais plus vraiment quand j’ai rencontré Bacon, sa peinture. Sans doute à l’époque où je rencontrais des gens, Aragon, Claude Simon. Mais pas lui, ne me serait pas venu à l’idée, même pas pédé comme on disait alors dans le milieu, je ressemblais à Koltès jusqu’à la coupe de cheveux, pas vraiment le genre bad boy que le maître affectionnait jusqu’au masochisme. Surtout je ne voyais pas l’intérêt, même si déjà cette peinture qui cassait tous les cadres m’intéressait au plus haut point. Mais j’étais fasciné par Cremonini, quelle erreur. Alors quand j’ai vraiment rencontré Bacon je l’ai pris en pleine gueule. Comme on sait bien il faut être devant les vrais formats, les vraies textures. Bacon disait qu’il s’en tenait à des formats modestes en regard de ses grands rivaux comme Pollock (« vieille dentelle ») ou le dernier Rothko (« sort of dirty marroon »). Devant les triptyques de Bacon on se sent aussi petit qu’à Lascaux d’autant que c’est interdit. On reste interdit devant Bacon, comme les tout premiers visiteurs londoniens de 1945, comme les prestigieux invités du Grand Palais bien plus tard qui en sortaient chancelants et comme égarés. On peut raconter ce qu’on veut, Oedipe et Cie, cette peinture il en convient lui-même vient du derrière de la tête, c’est un accident, toute ma peinture est un accident.
On dira c’est comme tous les grands, Picasso dans le film de Clouzot, etc. Oui mais non, car chez Bacon l’accident n’est justement pas au sens trivial mais comme l’a bien perçu Deleuze : un accident toujours mais en regard de la substance toujours absente ou dévoyée, profanée. L’accident c’est ce que nous souffrons s’il reste accident, s’il y a un après rassurant, quelque lumière et normalité retrouvée. L’accident permanent est atroce, personne ne le supporterait. Or dans des décors géométriques et presque rassurants sur le tard, grands aplats enfantins rose-thé ou safran se déroulent de terribles tortures, s’étalent des moignons informes dont on se demande… Justement on se le demande sans réponse depuis le début, ce n’est ni homme ni bête et pourtant il y a là quelque chose qui veut faire l’homme, pansements, seringues, plaies et bosses, chairs sanguinolentes , amalgamées, choses pires, innommables sinon en peinture. L’innommable est devant nous toujours, depuis ces terribles Figures au pied d’une crucifixion (« une » !) jusqu’à ces accidents étalés aux yeux du monde comme de l’amant George Dyer trouvé mort d’overdose sur le trône des toilettes à Paris, à la veille de la rétrospective qui rendit Bacon aussi immense que Picasso son idole entre deux haies de gardes républicains.
Alors des décennies plus tard on pourrait dire (d’autant qu’on a à peu près tout eu à lire, dont Deleuze essentiel : Bacon, logique de la sensation) bon, j’ai mis à distance, je maîtrise à peu près. Mais il n’y a pas de peinture à peu près, surtout celle-là. Même feuilletant un livre de ces images parfois je referme. Il y a longtemps que je n’ai vu exposé Bacon en vraie grandeur, et toujours avec la même sidération, le sang comme du vrai, les caillots et tout. Et cette femme qui déambulait dans le Musée Maillol grommelant « Mais que c’est laid, que c’est laid » faisant l’atmosphère au fond car l’espace était insuffisant et alors devant les triptyques des années 70 on suffoque absolument. Non Bacon c’est comme un rêve (pas un cauchemar, un rêve tout simple), on se réveille ébloui et rageur de ne pas retrouver cet accident essentiel mais non, fallait rester là c’est tout. Cent fois Bacon dit (nous avons cette chance, pas Van Gogh) que jamais il n’a voulu mettre mal à l’aise qui que ce soit, que juste il a dans la tête un schéma comme un rêve qu’il n’arrive jamais à figurer, qu’il fait donc un tableau tout autre et par accident. Quand on lui fait remarquer que ces accidents sont tout de même des cataclysmes métaphysiques apocalyptiques il ouvre des yeux bien ronds comme il sait faire, mais non, c’est une recherche de la beauté voyez-vous, celle de la bouche par exemple comme elle est représentée dans des traités de stomatologie où c’est si beau, ces couleurs, je n’y arrive pas.
Lui-même rentrait souvent amoché de ses nuits éthyliques avec de très mauvais garçons les seuls qu’il aimait, même une fois à la limite de perdre un oeil et refusant l’anesthésie au grand dam du chirurgien. On verra ça en à peine plus soft entre Pierre Bergé et YSL, et bien sûr Bacon était de ce monde, Tanger Marrakech. Mais il portait en lui un univers si terrifiant que lui-même détruisait la plupart de ses tableaux, même disait-il quelques uns qu’il regrettait. Car ces tableaux qui nous terrifient le terrassaient aussi dès que peints, le fascinaient comme en hypnose, il fallait les lui arracher littéralement pour les exposer et vendre, la cote il s’en foutait pourvu qu’il puisse assouvir ses nuits pharaoniques et même les jours lucides, sachant que pour lui boire un coup c’était descendre deux bouteilles de brouilly ou de Krug millésimé. Ce qui m’a toujours effrayé dans la peinture c’est qu’on ne sait pas où on va, chaque fois, jamais. Certains n’en disent rien et se jettent par la fenêtre, d’autres bavards se retrouvent avec une balle dans la poitrine va savoir pourquoi. La peinture c’est dangereux oui surtout quand en plus on se fait casser par les collègues, Bacon a tout entendu et n’est pas en reste, Pollock c’est de vieilles dentelles, le dernier Rothko un marronnasse impossible. Il est plus discret sur son vieux complice Lucian Freud et seul vrai rival peut-être mais n’en pense pas moins car leurs univers sont antinomiques ( la cote de Freud s’envolera enfin après la mort de son aîné ). Le seul qu’il adule sans réserve est Picasso, seul peintre à être allé au bout de la peinture et pas une fois mais plusieurs. Le rêve absolu.
Michel Leiris qui le connaissait depuis 1966 et continuait à le voussoyer disait que sa démarche était celle d’un homme qui s’apprête à danser à tout moment sans raison apparente. Il faudrait parler aussi de sa diction gourmande en anglais comme en français, un peu apprêtée so british mais au bord des pires atrocités qu’annonçait son regard de chouette effraie allumée ou mieux d’Erinye d’Eschyle. Avec lui dès la deuxième bouteille on n’était déjà plus dans ce bar louche mais dans l’Orestie où il vous happait impitoyablement, un habitat inhabitable par quiconque et même par lui puisqu’il détruisait presque tout. J’aime son amitié avec Michel Leiris parce que tout les sépare au fond comme sur la forme (il y faudrait tout un article) – mais cela simplement à propos de l’art du portrait chez Bacon et de l’autoportrait, une des pierres de touche de son génie. Leiris est déjà un personnage d’une complexité inépuisable, alors Bacon fait de lui des portraits plus inépuisables encore, infiniment plus ressemblants que les photos dont il s’inspire. Seul ce regard avait pu arracher au portrait du pape Innocent X par Velazquez la pellicule en effet salement brutale et comme terrifiée de sa face (portrait refusé car trop réaliste, pas assez papal) pour en faire ce cri sur chaise électrique qui hante le XXe siècle pour toujours. Maintenant que nous avons les documents nous voyons ce doux dingue toujours entre deux vins faire mine de tout édulcorer, de tout normaliser en somme devant l’immense déni de son oeuvre horriblement, inacceptablement humaine – quand par instants étincelle ce regard de diable ou de diablotin qui a vu ce que jamais nous ne verrons et que mieux vaut.
Alain PRAUD