Nous, deux ourses, et l’esprit du monde (Inactuelles 75)

J’ai épousé les Pyrénées en 1974 et pour 32 ans. Je n’étais pas absolument étranger : ma grand-mère, Yvonne Couteille, était née près de Marmande, d’un père mystérieux et beau parleur aux filles, né près de Lourdes et qui parlait catalan, dit-on. Mais c’est vraiment en 1974 que j’ai découvert les Pyrénées à Luchon, et quel plus beau belvédère ? Et tout de suite je me suis intéressé à l’ours, allez savoir pourquoi puisqu’il n’y en avait plus depuis longtemps. Mais la vie, une nouvelle compagne, m’a agrégé à un clan, larboustois de toujours sans doute, vassal d’Aragon, soumis à personne. Mon fils est de cette race, comme on disait aux âges classiques.

Et j’ai raconté il y a longtemps comment je suis entré dans l’intimité du chaman chippewa, le chef du clan, arrière-grand-père de mon fils qui ne l’a presque pas connu, il n’importe. Le chaman s’appelait Barthélémy Oustalet, et cet homme est sans doute le plus fort témoignage qu’il m’ait été donné de ce que devrait être l’humanité si vraiment elle voulait perdurer. Je l’ai dépeint dans les profondeurs de mon blog, « Le dernier ours », allez-y voir ça se mérite (octobre 2010). D’un regard il savait qui était homme ou bête, et dans cette bête ou homme qui était digne. De quoi ? Digne. A la suite de quoi il ne faisait aucune différence entre bête et homme. De sorte que j’ai vite compris avec lui que l’ours ou l’homme c’était pareil.

A son époque (il était né en 1914) il y avait environ 300 ours dans les Pyrénées, j’entends des indigènes ,Ursus arctos pyrenaicus, cette espèce éteinte à jamais parce qu’un chasseur trouillard a pris Cannelle, l’ultime femelle, sans doute pour un Grizzly ou un Kodiak. Or je le redirai cette espèce craint l’homme et à juste raison, ce pourquoi on ne la voit jamais. Pardon, je parle au présent alors qu’elle est anéantie. Mais c’est exprès. Dès mon arrivée ou presque, dès que j’ai connu Barthélémy je me suis passionné pour l’ours et en bon universitaire (j’étais normalien après tout) je me suis lancé avec sa collaboration dans une enquête qui se voulait sérieuse. J’en ai appris certes sur l’ours mais bien plus comme on l’imagine sur celles et ceux qui prétendaient l’avoir vu…

Car l’indigène était tellement craintif que rares pouvaient assurer l’avoir vu. A commencer par moi qui ai arpenté forêts et monts en solitaire souvent, sans en avoir aperçu la queue d’un comme on dit, mais lui sans doute m’observait ou plutôt me reniflait car il est assez myope. Un de mes élèves, Sénégalais, plus tard brillant avocat quoique bègue, me certifiait l’avoir vu dans des circonstances abracadabrantesques. Barthélémy lui l’avait vu et tué, même si c’était par méprise lors d’une battue au sanglier. L’ours surpris s’était mis debout bien plus impressionnant, devant un fusil il n’avait aucune chance. Mais ce n’est pas forcément la bonne version. Car dès qu’il s’agit de l’ours tout le monde a tendance à délirer : ceux qui l’ont vu ou entrevu, plus encore ceux qui ne l’ont vu que par ouï-dire. Je dis ceux, car sur ce sujet les femmes sont interdites au sens exact : on les empêche (ou elles s’empêchent) de parler. Je constate. L’ours est une question virile, sans doute depuis Lascaux et Altamira. Barthélémy lui-même n’en parlait qu’avec ce léger tremblement du larynx qui signale le respect quasi religieux. La seule fois de sa vie où il avait tué un ours il l’avait appelé Moussu, Monsieur. Il était aux palombes avec ses copains, et c’est l’ours, surpris (le vent ne lui était pas favorable sûrement) qui se pointant dans leur dos bien sûr s’était érigé menaçant, terrifié. Avant de le fusiller avec des petits plombs qui de si près faisaient balle, il avait eu le temps de lui dire, terrifié lui aussi : Que fais-tu là, monsieur ? En gascon de montagne bien sûr, le seul idiome que l’ours pouvait comprendre. Et même ce n’est pas cette fois-là qu’il l’avait appelé Moussu, mais une nuit à l’estive, pour le faire fuir.

A cette époque, les années 1930-1960, il y avait encore sans doute quelques centaines d’individus de cette espèce omnivore, et en réalité végétarienne à 90% comme partout au monde (l’ours polaire, exclusivement carnivore et pour cause, s’éteint sous nos yeux). Au début des années 80 j’ai enquêté auprès d’anciens bergers et vachers, gascons, aranais, aragonais, censés avoir vu la bête. Je rapportais leurs propos à mon chaman qui faisait le tri (celui-là c’est un menteur de première, etc). A ces époques les ours étaient nombreux mais les bergers et vachers plus encore, qui gardaient les estives avec leurs chiens border-colleys et surtout les placides patous capables d’affronter l’ours qui le savait. Il pouvait y avoir des failles dans ce système de défense mais elles restaient rares. Personne n’était indemnisé. De nos jours c’est tout l’inverse : il n’y a presque plus d’ours et slovènes donc rares sont les éleveurs qui se protègent, bergers et patous se font rares, les animaux tués sont indemnisés par l’UE sans vérifier si les tueurs sont ours ou chiens errants, d’ailleurs comment savoir ?

Au vrai si l’ours fut un personnage de légendes populaires innombrables (Jean de l’Ours, etc), son successeur slovène, lui, est un objet de fantasmes (intéressés, on s’en doute) qui ne reculent ni devant la désinformation (ne laissez plus sortir vos enfants ! régression Chaperon rouge), ni devant l’intox pure et simple. C’est ainsi qu’on a vu circuler sur les réseaux dernièrement une invraisemblable vidéo d’abord prise pour argent comptant par FR3 ce qui est un comble (c’est notre argent), où l’on voyait un ours noir attaquer un veau dans une forêt à l’évidence nordique et pour cause : le document était russe ! Ce qui en passant dit autre chose : que le lobby des éleveurs anti-ours/écolo/Hulot/Macron/Europe (mais largement subventionné par ladite Europe) n’hésite pas à manger au râtelier de Poutine, ce grand démocrate qui ne rêve que de la mort de l’Europe son ennemi principal, et qui a la haute main sur tout produit communicant qui sort de Russie, il faut être nourrisson ou le Ravi de la Crèche pour en douter désormais. Ainsi des battues « d’effarouchement », parfaitement illégales, ont été organisées en vallées d’Aspe et d’Ossau pour rejeter ces deux pauvres femelles en Espagne (il avait d’abord fallu les déposer en hélico car les routes étaient barrées, illégalement bien entendu).

Sans polémiquer au plan local qui m’importe peu, cette agressivité irrationnelle laisse mal augurer des temps mauvais qui nous attendent avec l’inéluctable changement ou plutôt bouleversement climatique qui nous pend au nez non pas demain mais dans cinq minutes. Les intérêts particuliers vont se déchaîner dans un embrouillamini de micro guerres civiles et étrangères, où il faudra ramener à la raison non des bêtes (déjà plus raisonnables que nous) mais des hommes perdant le sens. Comme beaucoup le prédisent il y faudra des Etats très autoritaires et ne reculant pas devant l’usage de la force dans l’intérêt général. Rappelons déjà aux excités que la destruction d’espèces protégées en bande organisée est passible de 750 000 euros d’amende et 7 ans de prison. Mais quand il faudra restreindre collectivement notre confort pour préserver les grands équilibres biologiques dont nous sommes partie prenante, il est à craindre que le bon sens, la chose du monde la mieux partagée selon Descartes, ne fasse à beaucoup défaut. C’est alors seulement qu’on verra si l’esprit du monde souffle assez puissamment pour faire obstacle aux eaux glacées du calcul égoïste.

Alain PRAUD

Voir aussi :
Nicolas, écolo et martyr (septembre)
Le Dernier Ours (octobre 2010)

Le pèlerin de Compostelle (2)

« Par chance, le reste du parcours s’effectua sous un ciel radieux.
Le rythme était pris, on avalait les étapes sans difficultés, toujours avec le même rituel.
Je rencontrais des pèlerins, essentiellement des pèlerins. Le contact avec la population locale se réduisait à demander quelques renseignements relatifs aux adresses des auberges.
Compostelle n’était plus très loin.
A Ponferrada, le chemin va prendre une autre dimension. En effet, ce jour-là à l’auberge, j’allais rencontrer une pèlerine qui a depuis ce jour changé ma vie.
Un regard, certainement un sourire ont suffi à modifier ma vie. Son altruisme, sa générosité m’ont tout de suite ébloui. Une succession de coïncidences nous a permis de nous retrouver plusieurs fois par la suite sans aucune concertation préalable.
C’est une rencontre inespérée. J’étais venu sur le chemin pour partager, c’est allé au-delà de mes espérances. On a terminé le chemin de Compostelle à trois, Jean François, Isabel et moi…
Le dernier jour du chemin est arrivé, mercredi 30 septembre 2015 à 9 heures 30. Cinquante et un jours pour rallier Compostelle depuis Arles.
Pris par une immense émotion lorsque j’arrive sur la place de la cathédrale à St Jacques de Compostelle, des larmes de joie, d’immense joie suintent le long de mes joues. Je réalise que j’ai terminé le chemin, terminé les échanges, les partages.
Mais le Camino nous réserve un supplément, comme pour terminer par un feu d’artifice…Aller à Fisterra, le bout du bout, là où la terre se termine, le point le plus à l’ouest de l’Europe continentale.
La distance est courte, au regard des milliers de kilomètres parcourus auparavant. La plupart des pèlerins s’offrent ce bonus, comme une récompense pour avoir réussi le Camino. Pour diverses raisons, le nombre des pèlerins qui effectueront cette partie à pied est très peu important.
On quitte Compostelle dès le lendemain matin, il fait encore nuit. Nous traversons les rues de Compostelle entièrement désertes, quel contraste avec la veille où la ville s’agitait dans tous les sens, les nombreux pèlerins, à l’image des fourmis, avançaient vers le même point, la cathédrale. Après quelques kilomètres on laisse derrière nous St Jacques, on voit au loin la cathédrale se dessiner dans le ciel, magnifique tableau…
Le tracé jusqu’à Fisterra est bien balisé, toute notre attention se reporte sur le paysage. Et à je crois pouvoir affirmer que ce tronçon est certainement le plus beau que j’ai vu depuis mon départ d’Arles. On traverse des paysages très variés, longues forêts ombragées, champs verdoyants, petits villages très typiques…O Galicia ! que tes terres sont accueillantes.
Le spectacle sera à son comble lorsque après avoir cheminé sur les hauteurs, soudain surgit à l’horizon la mer…Ce mélange d’eau, la mer, de terre, la montagne, où nous nous trouvons, et de chaleur… Le soleil ce jour-là généreux nous transporte tous trois dans une immensité de bonheur. On est content d’être là et on est content d’être ensemble…Le trio magique qui nous unit depuis plusieurs jours savoure cet instant, on s’offre une longue accolade d’amitié.
On redescend lentement vers la mer, comme si on voulait faire durer le plaisir, conscients que notre merveilleux périple se termine.
Enfin l’arrivée à Fisterra qu’on voit au loin…Oh oui je vais garder longtemps ce tableau de l’arrivée à Fisterra dans ma mémoire…On atteint la ville en longeant la mer par la plage jonchée de coquillages, de coquilles saint Jacques…
Après avoir pris nos quartiers dans le centre ville pour passer la nuit, on se dirige vers la pointe où se trouve le phare. Accueillis au son d’une cornemuse, on s’imprègne du lieu marqué des fumerolles de différents objets brûlés par les pèlerins. On a du mal à lâcher prise, on voudrait rester et encore rester…
Oui notre chemin est bien fini. Chacun va repartir retrouver ses proches parents et amis. On s’échange nos adresses, on se promet de rester en contact.
Oui, le chemin est terminé. Je repars chez moi à La Réunion avec des images gravées dans ma tête, des images d’amour, des images de vie…
Le chemin me manque déjà, c’est certain je reviendrai.
Une page importante de ma vie a été écrite pendant ces jours de marche. Ce n’est que la première page, j’ai hâte de vivre et écrire les prochaines. »

Michel AMBLARD

En cueillant des simples, 8 : Le pèlerin de Compostelle

(Mon voisin et ami Michel Amblard est un marcheur infatigable, tant à la Réunion qu’en Europe et jusqu’au Népal. Cette (dé)marche n’est pas seulement sportive, elle a aussi une dimension philosophique et spirituelle. Michel s’en explique dans le texte suivant, que je trouve particulièrement approprié à ce blog intitulé CROIRE AU MONDE…Alain PRAUD)

« Il y a bien longtemps que le chemin de Compostelle me fascine. J’avais lu des reportages, vu des émissions télévisées sur le chemin lorsque j’avais trente ans de moins. Ce qui me frappait le plus était la difficulté que représentait une telle marche. J’étais impressionné par la volonté des pèlerins. La longueur du trajet, le temps de marche quotidien, la charge à porter, les conditions météorologiques difficiles…, rien ne semblait arrêter les pèlerins. Leur démarche me paraissait irréelle, voire inhumaine. Jamais à cette époque je n’aurais envisagé de me lancer dans un tel périple.
Il y a peu de temps, j’ai vu au cinéma le film : The Way …
Ce film a révélé un aspect très important du chemin : la vie sur le chemin, le partage entre les pèlerins, aspect que je n’avais jamais ressenti auparavant.
Depuis ce fim, ma vision a changé, je ne voyais plus le chemin comme une marche, mais comme un lieu de partage et d’échange.
Ma décision était prise, je ferais le chemin.
J’ai attendu d’être à la retraite pour le commencer.

Quel chemin faire ?
Mon choix se porta sur la voie d’Arles pour des raisons climatiques. Partant au printemps, je ne voulais pas subir les assauts du froid en empruntant des voies plus au nord.

Partir seul ou à plusieurs ?
N’ayant pas l’habitude d’effectuer des randonnées de longues distances, il me sembla judicieux d’être accompagné. Rapidement, je réussis à convaincre un ami de partir avec moi.
Faire le chemin d’une seule traite ou en plusieurs fois ? N’étant pas certain de pouvoir enchaîner autant de jours de marche consécutivement, tant sur le plan physique que mental, j’optai pour un premier tronçon Arles-Toulouse de 500 km.
Le 2 mai 2014 nous voilà partis.
La traversée de la Camargue s’effectua sans difficulté, le relief est pratiquement plat. Mais après seulement deux jours de marche les premiers soucis commencent… La dernière partie de l’étape se terminant à Montpellier, une tendinite au niveau du bas de la jambe gauche apparaît. Impossible de repartir le lendemain, je m’accorde une journée réparatrice de repos. Par chance j’ai pu repartir le surlendemain.
Après la partie plate de Camargue, on traverse tout le Haut-Languedoc qui va de Montpellier à Castres. Un enchantement. Un enchaînement de paysages variés, d’une beauté rare. La nature dans toute sa splendeur, des forêts immenses, de grandes zones désertes. Le chemin a réellement commencé à partir de cet endroit pour moi.
Sur cette partie de la voie d’Arles j’ai rencontré très peu de pèlerins, l’accès aux gîtes était facile, nul besoin de se soucier pendant la journée de savoir où dormir la nuit.
Rapidement, mon compagnon de départ a donné des signes de lassitude, si bien qu’au bout de huit jours il décida d’abandonner. Je me retrouvais donc seul pour marcher.
Avec le recul, je pense maintenant qu’il est préférable de commencer le chemin seul. Le groupe certes est rassurant, mais il prive ou réduit le contact vers les autres. Je perdais l’esprit de partage et d’échange qui m’avait poussé dans cette aventure. Seul, j’allais au devant des pèlerins et rapidement j’ai pu faire des rencontres. Je découvrais la vie du chemin avec toutes ses composantes, pèlerins de tous âges, de nationalités différentes, de langues différentes, de sensibilités différentes…
Rien ne disposait a priori au partage et à l’échange…Et pourtant c’est le contraire qui se produisit. Malgré toutes ces différences, tous les pèlerins ont un dénominateur commun. L’altruisme, l’humilité, l’ouverture vers l’autre.
C’est à cet instant que je me suis dit, tu es sur le chemin…

La journée du pèlerin est très répétitive et pourrait sembler monotone.
Lever tôt, suivi du petit déjeuner, frontale sur la tête le plus souvent au départ, je parcours seul les premiers kilomètres. Je rejoins d’autres pèlerins sur le chemin, on échange quelques mots ou plus si une affinité se fait jour, puis on poursuit sa route seul jusqu’à la rencontre d’un nouveau pèlerin.
Ainsi se passe la journée, je m’accorde des pauses au gré de mes envies, pour visiter une église, m’extasier devant un paysage, ou me reposer lorsque le soleil devient trop généreux et brûlant.
A l’arrivée au gîte, tenu par des hospitaliers ou des propriétaires, l’accueil est toujours aussi chaleureux. Ce qui me frappe le plus est la disponibilité de ces personnes. On se sent tout de suite chez soi, une ambiance très particulière… l’ambiance du chemin, l’empreinte dominante du chemin se trouve bien au moment où les pèlerins se retrouvent au gîte. Une communion, une communion de partage, une communion d’amour.
Il faut l’avoir vécu de l’intérieur pour comprendre ce qui se passe sur le chemin. Aujourd’hui lorsque j’ai l’occasion de parler du chemin, je n’ai de cesse d’inviter mes auditeurs à faire le chemin, il se passe quelque chose, quelque chose de fort, quelque chose de rare… Ce qui se passe sur le chemin ne peut pas se raconter, cela ne peut que se vivre. Aussi, vous qui me lisez, osez et partez sur le chemin, vous vivrez une aventure unique, l’aventure de votre vie peut-être, mais surtout une aventure indélébile, une aventure d’amour et de partage.
Après le passage du Haut-Languedoc, j’ai rejoint Toulouse en suivant le canal du Midi.
Fini les montées et les descentes dans des sites montagneux, longer le canal du Midi apporte une autre dimension au chemin… La difficulté physique est moindre, et la quiétude du lieu est à son comble. Imaginez-vous au bord d’un canal, dans un espace réservé aux piétons et aux vélos, où le mélange eau, nature et soleil règne en maître. Votre imagination a libre cours et j’ai encore en mémoire de longs instants de rêverie. Oui que du bonheur, des instants magiques.
Le 17 mai, après quinze jours de marche, entachés seulement d’une journée de mauvais temps, j’arrive à Toulouse. Je venais de terminer mon premier tronçon. Ma première pensée a été, à quand la suite…

De retour sur mon île à La Réunion, je commençai immédiatement à programmer la suite.
Quatre mois plus tard j’étais à nouveau sur le chemin, seul cette fois. C’était le 1er septembre 2014.
Donc je continue à partir de Toulouse. Je ne peux pas dire que la traversée des grandes villes m’ait beaucoup enchanté. On retrouve des similitudes, l’approche du centre ville, endroit le plus intéressant, est toujours précédée par une longue traversée de zones artisanales et industrielles, toutes semblables et à mon avis sans grand intérêt. J’aurais pu prendre le bus, mais je mettais un point d’honneur à n’utiliser que la marche pour faire la totalité du chemin. Dans le même ordre d’idée il n’était pas question non plus que j’utilise le portage de sacs. C’est ma démarche, et je respecte toutes les autres formes utilisées pour parcourir le chemin. Faire le chemin, pour moi, est une démarche strictement personnelle, et liberté et respect sont primordiaux.
Je trouvai après Toulouse un relief très vallonné, toujours très peu peuplé. J’appréciais cette région que je ne connaissais pas beaucoup. Les pèlerins étaient toujours en nombre réduit, une petite dizaine rencontrée chaque jour. Je retrouvais tout de suite l’ambiance du chemin.
Au bout de quelques jours je rencontrai un pèlerin, et tout de suite nous avons sympathisé. Nous avions un rythme de marche identique et nous nous trouvions dans le même état d’esprit. Si bien que nous allions terminer ce deuxième tronçon ensemble, devenus amis nous sommes même repartis au mois d’avril 2015 faire un trek au Népal.
La partie française se termina par la montée du col du Somport. Début septembre les journées étaient encore bien ensoleillées et souvent très chaudes. Le passage du col du Somport nous invitait donc à démarrer la partie espagnole du chemin. Le paysage pyrénéen à ce niveau est merveilleux, le passage dans les forêts ombragées entrecoupé de prairie verdoyante mérite bien quelques gouttes de sueur. J’en garde un souvenir ému, j’étais arrivé à peu près à mi distance de Compostelle.
La partie espagnole se différencie de la partie française à savoir qu’en France on peut réserver sa place dans un gîte et( donc consacrer toute son énergie et ses pensées au chemin ; en Espagne, la réservation des places en gîte n’est pas d’actualité. De plus, beaucoup de résidents espagnols démarrent le chemin à partir de la frontière, et rapidement le nombre de pèlerins est devenu plus important. Ainsi commença la course à la place… Pour pallier cette gêne on décida de commencer les étapes très tôt, ce qui ne me dérangeait pas. Marcher de nuit, même si le paysage n’est pas trop visible, on le devine, donne une impression de marcher plus vite… En terminant l’étape très tôt, aux environ de 14/15 heures, on a pu trouver sans difficulté des places dans les gîtes et ainsi avoir cette sérénité pendant le temps de marche.
Le paysage aussi avait changé, on traversait de grandes zones très chaudes, sèches et arides, mais l’ambiance toujours identique.
Arrivé à Puente La Reina, soudainement le chemin prenait une autre dimension. Si jusqu’à présent on était dans une situation plutôt intime, petit sentier tranquille, quelques dizaines de pèlerins, à partir de cet endroit la jonction avec le chemin arrivant de St Jean Pied de Port fit passer le chemin au stade d’autoroute, c’était plusieurs centaines de pèlerins. Mais cet afflux massif ne changea rien à l’esprit du chemin que je connaissais depuis le départ. Toujours la même humilité, le même sens du partage…
Je terminai donc mon deuxième tronçon le 17 septembre 2014.
J’étais toujours dans un état d’euphorie, même si j’étais revenu avec des pieds ensanglantés.
Je décidai de terminer le troisième et dernier tronçon au printemps 2015.
Je devais enchaîner mon trek au Népal et la fin du chemin. Il n’en fut rien, à mon retour du Népal, épuisé et malade, je dus reporter mon parcours au mois de septembre.

15 septembre 2015, me voilà à nouveau sur le chemin. Cette fois, ayant appris de mes deux précédents parcours, j’ai changé de sac, ne prenant que le strict nécessaire sans m’encombrer du « au cas où ». Le sac à dos est pour moi le maillon faible et celui qui me fait le plus souffrir.
Je démarrai avant Burgos. Je ne garde pas un souvenir exceptionnel de la traversée de cette ville, identique aux précédentes. Par contre la visite de la cathédrale est grandiose. Il aurait fallu rester plus de temps, mais j’avais des contraintes de retour impératif qui ne me permettaient pas de gamberger.
Le premier jour commença mal. Dans le milieu de l’après-midi un orage d’une rare intensité balaya la région. Je me souviens encore très bien d’une scène. Assis par terre, en train de tergiverser à savoir si la pluie allait tomber vraiment ou si ce n’était qu’une petite averse, je rencontre Jean François, qui plus habitué que moi au climat m’invita à mettre ma cape de pluie. Je terminai l’étape avec lui. On arriva totalement trempés. Tous les pèlerins avaient arrêté de marcher, tous les gîtes étaient complets. L’hospitalier, très préoccupé par notre situation, nous proposa trois options, soit continuer à marcher huit kilomètres sous la forte pluie sans être certains d’avoir une place, soit appeler un taxi afin de trouver un hôtel, soit enfin attendre vingt heures, s’installer dans le gymnase et dormir sur un tapis de sol. Pour nous il y avait une évidence, on opta pour la troisième proposition.
Certes le lieu n’était pas particulièrement confortable, mais nous étions à l’abri. C’est dans des conditions difficiles qu’on se serre les coudes. Le lendemain la pluie était toujours présente, il avait plu toute la nuit.
Pluie du matin n’arrête pas le pèlerin, dit le dicton.
Maintenant un vent violent était venu en plus de la pluie pimenter l’étape. Les rafales de vent atteignaient les cent kilomètres par heure. Même lesté par un sac de dix kilos, j’étais balayé comme un fétu de paille. Le sol argileux gorgé d’eau, collait à nos chaussures une épaisse couche de boue. La progression devenait très lente et difficile.
Immanquablement la question de ma présence sur le chemin surgit. Pourquoi marcher dans de telles conditions puisque rien ne m’y obligeait ?
Jamais l’idée d’abandonner ne m’a effleuré l’esprit. Je savais en moi-même que j’irais jusqu’au bout. »

(à suivre)

Michel AMBLARD

En cueillant des simples . Bribes musicales, 3 (Nietzsche fou de Carmen)

Maître de mon temps désormais, il m’est advenu il y a quelque temps de relire un vieux trésor de ma bibliothèque introuvable aujourd’hui : Nietzsche, Lettres à Peter Gast, Editions du Rocher, 2 vol. 1957, Introduction et notes d’André Schaeffner. J’avais acquis ces précieux volumes à Bordeaux chez Mollat à l’automne 1968, ils ne m’ont plus quitté. Nietzsche est avec Jankélévitch le seul philosophe qui ait mis la musique au centre de sa pensée, la danse aussi. Il jouait fort bien du piano, et même composait. Vous entretenir de Nietzsche et la musique serait hors de ma compétence et je crois de votre patience car il nous y faudrait des milliers de pages et tout cela est fort bien documenté, en toutes les langues. Je veux m’en tenir à un point précis, la passion de Nietzsche pour la musique française et pour Carmen en particulier.

Il n’est pas exagéré de dire je crois que Nietzsche est au XIXe siècle le philosophe qui a le mieux entendu, compris et conçu le fait musical dans son ensemble, autant diachronique (des tragiques grecs à Wagner et au-delà) que synchronique (toutes les musiques de son siècle, d’où qu’elles proviennent). On sait sa passion excessive et déçue pour Wagner ; on sait moins sa passion symétrique et concomitante pour des musiques fort éloignées, dont la musique française, et tout particulièrement la Carmen de Bizet. A cette époque on fait des réductions pour piano de tous les opéras à succès, Liszt en fait même des grandes symphonies de Beethoven. Au temps de leur belle amitié Nietzsche et Wagner déchiffrent à quatre mains des opéras à la mode, N. prétend même qu’il lit plus vite que W. et après tout pourquoi pas, W. n’est pas célèbre comme pianiste, manquerait plus que ça.
Carmen est aujourd’hui l’opéra français le plus joué au monde, et même sans doute l’opéra tout court, titre disputé avec Don Giovanni champion toutes catégories. Or 1875 est une année charnière qui voit à la fois la première de Carmen (catastrophique, et la mort de Bizet), mais en peu de mois Wagner achève le Crépuscule des dieux, on exécute à St Petersbourg Boris Godounov, à Milan le Requiem de Verdi…Tous ces gens se connaissent si bien qu’on trouve à portée de main de Verdi les partitions de Liszt, de Wagner et de Brahms, sur le piano de Brahms le Requiem de Verdi et CARMEN. C’est Wagner avant Nietzsche qui entend le premier l’opéra-comique de Bizet, à l’Opéra de Vienne le 6 novembre 1875, mais Brahms et Tchaikovski connaissaient la partition depuis plusieurs mois et en parlaient avec enthousiasme. On dit que Wagner se faisait souvent jouer le duo du Premier acte entre Don José et Micaela (une page que Nietzsche n’aimait guère et que Debussy déplorera). Dans les dernières années de Wagner l’engouement pour Carmen est tel qu’en Allemagne on joue plus souvent cet opéra que ceux du Maître.
« Tourner le dos à Wagner, ce fut une fatalité pour moi ; aimer quelque chose ensuite, une victoire ». Aux yeux de Nietzsche à ce moment tout ce qui s’éloigne de Wagner est une victoire de la pensée, Berlioz, Brahms, Bizet, l’opéra italien (très peu). Il y a aussi une obsession purement musicale : comment résoudre le problème du récitatif ? La solution wagnérienne lui convient si peu qu’il ne voit de solution qu’en France ou en Russie, pressentant ainsi Boris Godounov et Pelléas et Mélisande de Debussy. Mais toujours en revenant à la France et dans un style étrangement stendhalien : »Toujours après une soirée musicale (j’ai entendu quatre fois Carmen) ma matinée abonde en jugements fermes et en idées. »

J’ai eu beau chercher (mais ne suis pas chercheur professionnel), il y a peu de raisons écrites de cette passion d’un jeune philologue allemand pour une gitane andalouse dont le plus grand mérite avait été l’introduction de la corrida en France sous le second Empire. Et là-dessus à ma connaissance Nietzsche ne n’est jamais prononcé, peut-être parce que dès l’Origine de la tragédie il en avait déjà tout dit. Peut-être que l’essentiel de l’oeuvre d’un auteur déjà si mystérieux et controversé se cache dans ce qu’il n’a jamais dit, puisque désormais on lui fait dire tant de choses. Mais je commence à pratiquer le Friedrich un peu, depuis 52 ans, alors on ne peut plus me prendre à ce jeu. Pourquoi Carmen ? Parce qu’elle est tout le contraire de cette peste de Lou Salomé qui les ensorcelait tous sans enjeu sexuel, diable quelle époque, et comme horizon de la féminité jusque vers mai 68. Ce qui on le comprendra pouvait épouvanter. La gaieté de Carmen est « africaine » dit-il ailleurs pour s’en réjouir. Carmen, Nietzsche la voit danser comme bientôt, très bientôt, les délicieuses bayadères de Paul Klee, de Matisse, de tant d’autres peintres. Et quel est ce « nous » qui critique le duo Micaela-Don José (« Parle-moi de ma mère ! ») qui d’ailleurs ravissait Wagner : « Le duo est d’un degré au-dessous de mon goût – « mère » est française. Nous sentons cela autrement. » Connaissait-il l’oeuvre avant de la voir jouer à Gênes le 27 novembre 1881 ? Carmen était jouée partout avec succès en Allemagne depuis 1875, le jeune Mahler va la monter à Olmütz petite ville d’Autriche en 1883, en 1885 Maupassant (dont Nietzsche était un lecteur assidu) visite la Sicile : « Carmen, en ce moment, passionne le peuple sicilien, et on entend du matin au soir fredonner par les rues le fameux « Toréador » »…Nietzsche lui-même racontait animer les rues nocturnes de Gênes par l’air de Don José : « Halte là ! Qui va là ? »

Dans la longue descente dans la folie qui le mènera à la mort en 1900, et où plusieurs fois il eut l’occasion de se mettre au piano, il ne joua dit-on que Beethoven. Et il semble qu’il n’ait plus jamais parlé de Bizet. Mais de quoi parle-t-on et de qui quand on se noie ? Si infime que je sois parmi tant de rapaces qui se disputent la dépouille de Nietzsche je crois profondément que cet immense esprit allemand est mort français. Pour l’amour de Carmen, et pas seulement.

Alain PRAUD

Je dédie cet article au ténor Patrick Garayt, infatigable interprète de Don José dans le monde entier.

Le Jardin de Vonnette (1)

L’ancolie la mélancolie sont espèces complices
Pourpre violet couleur des vieilles gens d’avant
et du lilas de la voisine par dessus la clôture
verte

Les fleurs sont repliées, leur avenir parle de nous,
ainsi mes roses embaument sans que je fasse rien
pour ou contre elles

Un tapis de muguet ce début d’avril
presque musical
Comme entre des peupliers
la couleur s’écoule du monde

(il fait si frais même au soleil)

Sous le liquidambar lumière préjugés également
tamisés

Les roses de Meilhan sont partout merveilleuses
Même ailleurs elles disent ce qu’elles sentent

Quand adossé à la verdure au parfum d’autres lilas
je lisais une vie de Berthe Morisot
le ciel peuplé d’oiseaux planant sur ta mémoire
vive encore en ce jour marcescent
de ta naissance

AP

En cueillant des simples : Bribes musicales, 2 ( Un chef, à quoi ça sert ?)

J’ai l’esprit de l’escalier comme Rousseau qui pouvait de Dijon invectiver un aubergiste parisien. En musique c’est bien pis puisque j’aurais voulu être chef d’orchestre et fus tout autre chose principalement par déterminisme social. Je ne suis pas non plus bêtement euphorique sur cette question, il y a des milliers de chefs et très peu de Furtwängler, de Celibidache, je m’en tiens là mais j’ai beaucoup d’autres admirations, qu’on se rassure. Il se trouve que le magazine Diapason à qui je suis obstinément fidèle posait récemment cette question incongrue : à quoi sert le chef d’orchestre ?

A moins que tous vos proches soient dans la même aficion que vous, posez-leur la question et vous verrez que ce job est a priori aussi peu considéré que celui d’avocat (de la partie adverse) ou d’huissier (vous concernant). Pourquoi ? Mais parce que le chef d’orchestre est d’abord perçu comme chef (donc tyran), ensuite comme d’orchestre, ce qui semble impossible vu les egos contradictoires des différents pupitres. Comme violoniste adolescent dans les formations auxquelles j’ai collaboré j’ai entendu toutes sortes de choses, y compris un ponte de préfecture qui dans Telemann refusait de faire les reprises. Ce qui est une preuve de légèreté puisque dans la musique baroque il n’y a pas de reprises à l’identique bien entendu. Nous étions en 1965, c’est sa seule excuse.

Une blague court chez les musiciens d’orchestre, depuis quand ? Quelle différence entre un chef et un préservatif ? Aucune. C’est meilleur sans, avec c’est plus sûr. J’ai vu des chefs pour de vrai, quand ils sont charismatiques tout passe, du plus ennuyeux (Symphonie n°3 avec orgue de Saint-Saëns) au plus sublime et difficile surtout, comme ce Sacre du Printemps dans lequel Sawallisch dit-on préféra s’arrêter en plein concert parce qu’il s’estimait perdu. Boulez le puriste et chef impeccable considérait ce Sacre comme la pierre de touche, la Danse sacrale en particulier que lui-même n’abordait qu’avec crainte parce qu’une fois il s’était retrouvé avec un temps de retard. Et pour en rester à la technique pure il faut regarder sur Youtube les Masterclasses comme on dit du vieux Boulez avec de jeunes chefs qu’il couvre de bienveillance (autant de femmes que d’hommes) mais qui dépassent rarement les deux premières mesures dans Bartok par exemple. Car c’est tout de suite que le bât blesse ou non. Oui votre battue est impeccable mais ne la soulignez pas autant, les musiciens savent compter vous savez ? Ou pour le début du Mandarin merveilleux : la levée est parfaite, pourquoi ensuite vous jeter sur eux, votre corps doit rester invisible vous verrez c’est tellement mieux. Je repense à une leçon de Vadim Repin l’immense violoniste disant à son élève dans le redoutable concerto n°1 de Chostakovitch, Mais non, pas crispé, tranquille, comme à la maison…

Parfois c’est vrai on peut se passer du chef, d’ailleurs voici qu’il s’éclipse ou passe le relais à un autre, ou bien c’est comme Bernstein dirigeant le Finale de la Symphonie 88 de Haydn bras croisés, juste avec les sourcils (allez-y voir si ce n’est déjà fait). D’innombrables théories circulent depuis un siècle sur la main droite ceci, la main gauche cela, la posture, le regard, le charisme inexplicable… En 1970 je crois jeune foie jaune comme on dit dans Lucky Luke je m’étais trouvé à parler avec un professeur chenu d’esthétique à la fac de Montpellier, un certain André Lacassagne, voici que je me risque sur Louis Auriacombe chef et fondateur de l’Orchestre de chambre de Toulouse, qu’en pensait-il ? Réponse du maître : « Y a pas d’ main gauche ! » Oui un chef a besoin du charisme qui mène un ensemble qui plus est avec choeur de 120 personnes de l’embryon à l’oeuvre acceptable, immense, enthousiasmante. Peu importe par quels moyens, seul le résultat compte. La gestuelle de Furtwängler était indéchiffrable, celle de Toscanini surexcitée, celle du dernier Karajan devenue inutile à force d’extase (Pablo Pavon le mimait drôlement), quand d’autres furent jusqu’au bout de grands seigneurs de la battue (Boulez, Haitink) et/ou de la main gauche (Bernstein, Rattle, Tugan Sokiev que j’adore). Mais un grand chef est d’abord (comme un bon enseignant) celui qui emporte aussitôt l’adhésion (aussitôt, car il dispose généralement de quelques heures) : il doit imposer en douceur sa vision à un orchestre a priori défiant, à un choeur préparé par un autre chef et qui doit intégrer en trois jours des modifications parfois majeures, emporter l’adhésion affective de tout le monde sans quoi rien ne se fera…Laurent Goossaert fut récemment de ceux-là, bravo et qu’il en soit loué. Comme certains grands il aime les répétitions, les prolongerait volontiers indéfiniment (Boulez, Solti, Barenboim) quand d’autres n’en ont que faire puisque seul comptera le concert (Munch, Knappertsbuch, Furtwängler encore qui flottait dans les cintres, mais aussi certains de nos chefs plus proches conscients de la double exigence. Il faut réussir techniquement et que ce soit une merveille musicale. Le « oui mais » n’est pas une option.)

Haitink raconte dans les années 80 avoir vu diriger à Leningrad le légendaire et marmoréen Evgueni Mravinski et que les musiciens vivaient dans la terreur du moindre de ses haussements de sourcils. Mon cher Frédéric Lodéon rappelait une fois que George Szell le jamais content avait réussi dans une répétition du concerto pour piano n°2 de Brahms à faire pleurer le grand Rudolf Serkin au demeurant son ami…A l’inverse notre Michel Plasson (je dis notre, parce que Toulouse) racontait que lors de ses débuts comme chef invité au Philharmonique de Berlin (excusez du peu) dans la n°6 « Pastorale » de Beethoven il s’était retrouvé simple spectateur, l’orchestre jouant la version Karajan de l’oeuvre sans se soucier du blanc-bec… (J’ai longtemps eu un préjugé défavorable à l’égard de cet orchestre qui pendant des décennies refusa « démocratiquement » la présence d’une seule femme dans ses rangs. Ce n’est que depuis Rattle et une présence féminine significative que j’ai renoué avec cette phalange exceptionnelle – même si l’on peut préférer le Capitole de Toulouse et Tugan Sokiev !). Laurent Goossaert aime à dire que la partition n’est rien de plus qu’un code-barre, sauf qu’une fois scanné le produit n’est toujours pas consommable. Vient alors (c’est moi qui brode) le rôle irremplaçable du chef étoilé et de son équipe en cuisine, des MOF dans toutes les catégories. C’est alors qu’on a, presque invisible, Simon Rattle dirigeant sans partition (!) le Sacre devant « son » Philar de Berlin ; ou s’abstenant de diriger le hautbois solo du LSO (venu du Capitole…) dans l’Adagio du concerto pour violon de Brahms. Il paraît que c’est de tradition, comme pour les bois au début du Sacre. Alors après, la gauche, la droite… Pour cause de handicap Otto Klemperer dirigeait assis, et c’était jupitérien (La Messe en si de Bach !). Furtwängler, le seul peut-être à avoir complètement compris la 3ème symphonie de Brahms et ses redoutables mesures à 6/4 (et ça s’entend : Philar de Berlin, 18 décembre 1949 – comme disait mon boucher, vous m’en direz des nouvelles) alors que de l’aveu général sa battue était pour lui-même, mais pour lui les musiciens se seraient jetés dans le feu, ou dans la mer Rouge en étant certains qu’elle allait s’ouvrir. Bien sûr ces chefs-là on n’en verra plus, et je pense très fort à Gustav Mahler lui-même, à ce que Nietzsche disait de von Bülow…Mais j’y reviendrai, cet article est déjà trop long.

(Cet article est dédié, avec admiration pour les deux, e con tenerezza pour le premier, aux chefs Daniel BARGIER et Laurent GOOSSAERT)

Alain PRAUD

Tu avais l’âge…

Tu avais l’âge de ces grands arbres
rayonnants comme des villes vues de l’espace
Pour nous comme eux tu étais source de vie
intarissable, bienveillante, débonnaire
oublieuse de soi et cependant hédoniste,
et combien rieuse. Et comme ces grands arbres
on ne pouvait te connaître sans t’aimer.
Tes enfants nous étions à toi enlacés
comme le lierre aux vieux chênes, et comme
les vieux chênes tu t’en réjouissais.

Bien sûr chacun voulait que ce soit pour toujours
mais rien ne dure toujours, même ce monde-ci.
A ton exemple chacun portera les couleurs de la vie
et dira la fable recommencée des avenirs.

Que la lumière des bons et des justes
te sourie
perpétuellement

AP
6 avril 2017

En cueillant des simples, 5 : bribes musicales

N’ayant pas à portée, comme les abeilles de l’Hymette, les lèvres de Platon pour en faire mon miel, je me contente par exemple du magazine musical Diapason, auquel je suis fidèle, via son ancêtre Harmonie, depuis les années 60 de l’autre siècle, c’est dire. Dans la livraison de septembre 2016 je butine ainsi un long entretien avec Simon Rattle, chef charismatique comme feus Boulez, Karajan, Bernstein, Abbado, Furtwängler… Et pas seulement charismatique (sa direction sans partition du Sacre du Printemps avec le LSO !) mais doté d’un cortex bien sculpté et d’une immense culture musicale. Pff, évidemment, me direz-vous. Eh bien ce n’est pas si évident. Par exemple Sir Simon dit sur Beethoven des choses que je n’avais lues nulle part ailleurs – à la notable exception du Beethoven d’André Boucourechliev (Seuil, collection « Solfèges »). Ce livre a dû m’être offert comme prix d’histoire de la musique en fin d’études de mon conservatoire de l’époque (Saintes, 1963-64) – ceux qui me l’ont offert ne l’avaient pas lu ou me surestimaient, car ce petit bouquin m’a littéralement vrillé le cerveau, et de façon définitive. Boucourechliev, compositeur que bientôt je vais adorer avant de le rencontrer physiquement grâce à Claude Samuel et Jean-Pierre Derrien à l’ENS de Saint-Cloud, où il étalait sur le sol et commentait à quatre pattes avec nous les partitions de ses Archipels pour quatuor à cordes – Boucourechliev donc jetait sur le grand Ludwig un pinceau de lumière crue qui faisait que plus jamais on n’entendrait ça comme avant, les quatuors surtout qui forcément le fascinaient – mais Rattle, j’y reviens, dit aussi que les quatuors du grand B sont le laboratoire de ses symphonies. Ce monde impossible à diriger, vertigineux comme la face nord de l’Everest ou les arcanes du Kremlin, est cependant un monde humain à notre mesure, et point n’est besoin pour le faire être au monde d’interroger les tables tournantes comme chez Victor Hugo à Jersey (à qui Ludwig semble s’être brièvement adressé). Rattle le dit plus sobrement, c’est le compositeur de tous les extrêmes, de toutes les énergies, certaines dit-il inaccessibles avec les moyens de la seule raison mais il ne faut pas désespérer, Ludwig a plusieurs siècles d’avance, nous finirons bien par le rattraper. J’en doute, mais bon, au fond c’est pareil pour Monteverdi et Bach. Et on vit très bien avec ça, y compris les jeunes compositeurs comme Connesson que j’aime beaucoup (à écouter ces temps-ci par exemple Flammenschrift, oeuvre d’une folle énergie et cependant baignée de paix universelle. De toutes façons tout le monde doit quelque chose à Ludwig, auditeurs comme compositeurs, c’est une longue chaîne que rien ne peut briser, alors mieux vaut savoir de qui on descend.

Wagner, ah Wagner. Bouteille à l’encre pour l’éternité ou peu s’en faut. Les lecteurs de ce blog savent la relation filiale que j’entretiens avec Nietzsche mon premier maître et formateur hors les sillons de l’académisme (à quoi je dois beaucoup aussi). J’ai toujours eu un problème avec Wagner, sans doute son chromatisme avant la lettre, plus sûrement contaminé par sa mythologie improbable, son génie poétique toujours à démontrer, et plus tard son antisémitisme fanatique (alors que son Vaisseau fantôme est tellement sous l’influence du juif Mendelssohn, qu’il ne cessera de vilipender tout en le pillant). Bon, j’ai déjà expliqué ici pourquoi je suis juif. Schumann, je l’ai écrit dans un long article la nuit de Noël 2010 je crois, a été pris en otage par le nazisme qui ne voulait même plus évoquer le nom Mendelssohn. Résultat, le génial concerto pour violon de Schumann reste quasiment maudit, alors que c’est le seul vrai concerto romantique pour l’instrument ( Harold en Italie, c’est pour alto, ou plutôt avec alto, ce pourquoi Paganini, pourtant dédicataire, ami et mécène de Berlioz, a refusé de le jouer). Comment Boulez et Chéreau ont-ils pu s’entendre au point de produire un Ring qui vraisemblablement marquera l’histoire de la musique en occident, c’est pour moi un grand mystère, sauf à supposer que leurs orientations sexuelles respectives ont permis un coup de foudre historique. Pourquoi pas, si l’amour ou le sexe sont des accélérateurs de beauté ? Je soupçonne, et pas seul, que si Mozart traite si mal les ténors dans ses opéras c’est que certains lui ont barré la route de sopranos aux faveurs desquelles il aspirait – ce qui au fond le rend plus humain et donc plus aimable, tant sa musique intimide.

Tiens, à propos. L’autre jour sur Facebook un quidam fait des insinuations sur Manuel Valls qui serait franc-maçon, à quoi je réponds que ce n’est pas un crime à ma connaissance sauf si l’on est de la Cagoule ou nostalgique de Pétain. Il l’a mal pris, le pauvre, tant pis pour lui. Mon avocat préféré, vénérable dans je ne sais plus quelle Loge, m’y aurait bien introduit, mais que nenni. Mozart lui n’a pas fait tant de chichis, intronisé en décembre 1784 en la loge de la Bienfaisance il convainc Haydn de le rejoindre quelques mois plus tard. Et Cherubini en était, et Liszt paraît-il, même Sibelius. Et quantité d’autres plus discrets. Je suis de ceux qui pensent que le catholicisme de Mozart était grandement de façade, malgré la sublime Messe en ut et son sublimissime solo de soprano « Et incarnatus est », le plus beau selon mon coeur de tous les airs d’Amadeus. On glose à l’infini sur le Requiem inachevé, tellement ceci et cela, mais c’est juste que Mozart était un grand pro, donnant à chaque commande le meilleur de lui-même. Mais l’oeuvre ultime du catalogue, c’est la Cantate maçonnique KV 623 « Laut verkünde unsre Freund », en plus très enthousiaste, tant pis pour la légende romantique. Il faut arrêter de se représenter Mozart comme une espèce de Glen Gould : c’était un affamé de la vie, buveur de tokay et plus que de raison, gourmand de côtelettes (qui l’ont tué) et de pâtisseries, et bien sûr de femmes, chanteuses de préférence. Si comme Sollers je préfère le XVIIIe siècle à tous les autres c’est surtout pour cela, cet appétit de savoir, de vouloir, de pouvoir, et d’abord de vivre, comme désormais nous en paraissons incapables. Avec une énergie intacte, un Mozart de 50 et 60 ans (voire plus, comme Haydn) aurait rebattu les cartes avec Beethoven et Schubert, sans parler de Rossini. C’est un exercice vain de refaire l’histoire, je sais. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… N’empêche que si Adolf Hitler avait été admis aux Beaux-Arts et reconnu comme peintre de talent, à bien des égards nous n’en serions pas là.

(à suivre)

Alain PRAUD

Nishat 77 : LIU Xiaobo (piqûre de rappel)

(9 à 10 vers de circonstance pour accéder à Liu Xiaobo)

Camarade Liu entends le monde
De là où l’obscène t’a assigné entends
Le monde faire l’éloge de ta folie
Les monts-fleuve le sable le veut le tonnerre
Etreignent maintenant ta prison ( que les
Campagnes encerclent les villes)
Entends des cinq orients et sur les quatre mers
Les craquements de la forêt du monde
En marche vers toi
inexorablement

Alain PRAUD

En cueillant des simples, 2

Dès qu’on se prétend quelqu’un quelque part on veut y sculpter sa malencontreuse empreinte.

Selon Poussin, Caravage est venu au monde pour détruire la peinture. Même message de Baudelaire à Manet : Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. Et aussi cette lettre de Saint-Saëns à Fauré, à propos de Debussy (27 décembre 1915) :  » Je te conseille de voir les morceaux pour 2 pianos, Noir et Blanc, que vient de publier M.Debussy. C’est invraisemblable, et il faut à tout prix barrer la route de l’Institut à un Monsieur capable d’atrocités pareilles ; c’est à mettre à côté des tableaux cubistes. »
Debussy n’en espérait pas tant, haïssant lui aussi le cubisme, le suprématisme, sans parler des provocations de Duchamp. On ne peut pas être complètement de son temps. Et cependant Debussy permet Messiaen qui permet Boulez et tous les autres. Une chaîne d’exigences.

Peut-être que les grands peintres travaillent sur une ruine intérieure, composante essentielle de la grande peinture (Simon Hantaï ne disait jamais en conversation le nom des couleurs). Alors, dit Dominique Fourcade, désir et ascèse ne font qu’un. C’est assez vrai, il me semble, de l’art en général. Pourquoi toujours la peinture – ou ce qu’il en reste ?
Il en serait de l’impossible chez Hantaï comme de l’épuisé chez Beckett, selon Deleuze : « Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuisé épuise tout le possible. »
En somme, Pindare à l’envers…
Filiations : mosaïque byzantine, fresques siennoises, Matisse, Mathieu, Pollock…et je dirais la dernière période de Martial Raysse. Y revenir, sûrement.

La philosophie comme art de s’y connaître dans la familiarité des choses (dans la communion avec les choses) selon Heidegger.
Mutation poétique du haiku au XVIIe (Bashô) d’un art courtois à un dialogue direct avec le monde. L’humour est obligatoire, gage de sérieux. (Nietzsche : un philosophe doit danser. Cf Deleuze)
On disait fûkyô (folie poétique) cette lucidité chez Bashô empreinte de candeur (la neige qui tombe comme absolue légèreté de l’esprit) (karumi) : Tant de roses jaunes…

Nous ne sommes qu’en tant qu’êtres-au-monde, hors de nous-mêmes, absolument engagés auprès des êtres/autrui et des choses en tant qu’êtres (le volcan n’est pas qu’un trou dans la lithosphère : c’est un être qui nous somme de nous engager par rapport à lui, selon nos gradients d’activité, d’affectivité). Plutôt qu’au monadisme nous sommes voués au nomadisme.

« Si nous cheminons trois ensemble, deux sont assurément des maîtres : le meilleur comme modèle, le mauvais pour que je me corrige » (Kongzi ou Confucius, VII, 22) (traduction personnelle)

De retour en Saintonge, une pensée pour cet étrange poète mon compatriote (outre le génial Agrippa d’Aubigné), Jean Ogier de Gombauld (1576 ? – 1666), né huguenot en pleines guerres de religions à St Just-Luzac en Saintonge, ami de Conrart, disciple de Malherbe, surnommé « le beau ténébreux » (l’Alain Delon de l’époque, donc), pour cela sans doute favori de la Régente Marie de Médicis, avec pension subséquente qui atteindra 1200 écus, une fortune… Elu de la toute première Académie française en 1634, premier titulaire du cinquième fauteuil qu’occupe aujourd’hui Assia Djebar, il s’intronise avec un discours « Sur le Je ne sais quoi »…et meurt dans la misère.

Enorme clé, qu’on demande à l’épicerie-café du village, pour ouvrir le portail surbaissé de la chapelle de la Moraine de Garin (31), dans laquelle on descend encore par des marches considérables vu l’exiguïté des lieux. A l’intérieur, outre des bancs très rustiques, pavage de galets de torrent gris anthracite, plats et posés de chant selon des figures végétales raffinées, rameaux, palmes (?). Ouvertures étroites, presque des meurtrières, dans l’épaisseur des murs. Pas de vitraux, aujourd’hui une simple vitre. Pas d’éclairage électrique non plus. Pénombre de grange ou d’étable accordée à la grosseur de la clé et à la rusticité de la serrure.
Une clé semblable, mais dorée, dans la main droite de Francesco delle Opere, du Pérugin (Florence, Offices) – c’est en fait un papier, ou une paperolle, mais qui ressemble furieusement à une clé, portant l’inscription « Timete Deum », craignez Dieu, début d’un prêche de Savonarole. Qui a la clé est maître de la lumière et du secret.

Alain PRAUD