Beethoven , le mystère

« Que m’importe votre sacré violon quand l’esprit souffle en moi ! »

Il s’agit du terrible finale prestissimo du 3e quatuor op. 59 Razumovski, et celui qui est envoyé dans les cordes est le premier violon du quatuor d’un prince (mais que le public appelle Quatuor Beethoven). Le pauvre Schuppanzigh s’en est remis sans doute, puisque jusqu’à la fin, et des difficultés himalayennes pour un quatuor, il jouera fidèlement tous ceux du maître.

Cette évocation sera brève, mais j’ai voulu l’attaquer par la face la plus abrupte. Il y a d’autres génies bien sûr, mais Beethoven c’est la face nord, la tibétaine, du Qomolungma. Déjà il faut une liasse d’accréditations pour accéder à cet homme impossible, mais il se peut qu’en votre présence il ne dise plus rien, prétextant sa surdité. Ou alors sur votre bonne mine il vous laisse jouer un peu sur son pianoforte, et vous êtes son ami pour la vie. A trente ans il découvre les atteintes de la surdité, dix ans plus tard alors qu’il compose des chefs-d’oeuvre il comprend qu’elle est incurable. Alors il lui arrivera de lancer son chausse-bottes contre les murs dans l’espoir d’entendre un son. Et certains qui l’ont entendu hurler des thèmes de la Neuvième en sont restés médusés.

Il n’est pas le génie solitaire et livré à la foudre que le romantisme a construit et que le XXe siècle a caricaturé (ma professeure de violon Yarka Novacek baissait la voix quand elle citait son nom) (et avec le Cercle musical saintais qu’elle avait fondé elle jouait intrépidement tous les quatuors du maître,avec ici un pharmacien, là un cheminot)…Dès mon enfance pourtant ouvrière j’ai donc entendu parler de Beethoven comme d’un dieu encore vivant, un concurrent du Christ. Et puis Yarka nous a emmenés ses élèves préférés (3) assister aux concours de violon du Conservatoire de Bordeaux. Et nous avons vu le ciel ouvert. En classe d’Excellence il n’y avait que trois candidats, et c’était l’allegro initial du Concerto de Beethoven. Un des trois s’est imposé d’emblée, et j’ai entendu un chef-d’oeuvre absolu du violon. Pour bien jouer ce concerto (pour le jouer, plutôt) il faut être un oiseau ou un ange car tout se joue dans l’aigu avec une sérénité d’asymptote. Actuellement selon moi c’est Hilary Hahn.

Le célèbre Kreutzer de la sonate pour piano et violon à lui dédiée ne l’a jamais jouée pour diverses raisons que je résume en pusillanimité. Comme avant lui Bach et plus tard bien d’autres Beethoven se soucie peu de ses interprètes, l’esprit souffle, ils n’ont qu’à suivre le mouvement. Et cependant quand il s’agit de nous autres humbles choristes il semble qu’il en aille autrement. Car dans la Messe en ut de 1808, seulement sa deuxième oeuvre sacrée depuis l’oratorio Le Christ au Jardin des Oliviers qu’à la vérité on ne joue jamais, il fait en sorte que tout soit chantable, au prix d’une attention de tous les instants. Parce que chanter cela c’est lire la piste en temps réel, sans copilote. A cette époque Ludwig est patronné par un de ces princes impériaux, voire russes, qui accompagnent son destin, les Lichnowski, Galitzine; Esterhazy (la même famille qui avait « provoqué » la symphonie « Les adieux » du maître et papa Haydn), Razumovski…Ce carcan lui pèse au point que sur un coup de tête il se séparera d’un de ces protecteurs, et d’une pension royale. Mais il a tout appris de Haydn, de Salieri, et le contrepoint avec Albrechtsberger. Alors il sait comment ménager un choeur comme nous, et c’est un bonheur constant.

Nous célébrons les 250 ans de Beethoven, comme de ces autres génies allemands que sont Hölderlin et Hegel, alignement des astres. En vérité nous avons manqué ne rien célébrer du tout, si nous le faisons quand même c’est en voilure réduite, sans l’orchestre, choeur réduit de moitié, accompagnement de piano. Et il aura fallu les dents de Daniel Bargier (de Beethoven donc) pour que la chose soit possible, avec le concours de Philippe Hoarau dans la sonate Pathétique, autre chef-d’oeuvre. Mais ce furieux de Ludwig savait aussi rire et remercier. Venez sans crainte et nombreux.

Alain PRAUD

Orphée enfant, 8 : Julien Gauthier (déploration)

Ce quinze août au nord du Canada sur la rive du fleuve Mackenzie un Français de 44 ans a été enlevé et tué par un grizzly. L’accident est rare, et l’info a fait le tour du monde. Ce Français n’était ni un touriste (il était d’origine canadienne) ni un randonneur, ni un aventurier (quoique). Julien Gauthier était preneur de son et compositeur, professeur au conservatoire de Gennevilliers, connu et respecté de ses pairs aussi bien en métropole qu’à la Réunion…

En 2016 Julien Gauthier a obtenu le rare privilège de demeurer en immersion totale dans l’archipel des Kerguélen qui dépend des TAAF (terres australes et antarctiques françaises) gérées depuis la Réunion et où seuls des scientifiques peuvent temporairement résider. Le seul moyen d’y aller est le Marion-Dufresne, 15 jours de mer pas commode à l’aller comme au retour. Il est resté quatre mois sur place à enregistrer les sons de la nature, vents hurlants, cris d’oiseaux, chants d’éléphants de mer, en vue d’une symphonie dite Australe, créée en 2018 par l’Orchestre symphonique de Bretagne. Cette oeuvre devait être interprétée par l’orchestre du CRR le 17 novembre dernier à la Réunion sous la direction de Laurent Goossaert, concert différé pour cause d’agitation sociale et renvoyé en novembre 2019. Ce sera un concert en hommage.

Les musiciens du CRR parlent du compositeur avec émotion, et il faut voir Laurent Goossaert parler d’eux et de leur contact immédiat avec cette musique si exigeante, qui reprend et réorganise tous les grands codes de la musique symphonique moderne, de Stravinsky (le plus évident) à Dutilleux, avec aussi les sons de cette nature extrême. C’est une trame richement colorée, plus tropicale qu’antarctique, de la famille si l’on veut des Connesson, des Dalbavie. Un vrai métier, séduisant sans complaisance. De la belle ouvrage.

Après un mois en isolation à Ouessant ce diable d’homme avait donné une pièce intitulée Ar Gwalarn et donnée en mai 2019 par l’OSB. Un homme heureux en somme, mais toujours en recherche d’ailleurs comme tout artiste véritable. Alors avec une amie photographe scientifique connue aux Kerguélen il avait formé un nouveau et très ambitieux projet, la descente en canoé sur 1500 km de l’immense fleuve Mackenzie, avec prise de sons et de notes. C’est là que son destin l’a croisé.

Les grands prédateurs de ces régions quasi inhabitées ne croisent jamais d’humains, ne savent ce que c’est, même. Un être à sang chaud est une proie. Le jeune Bela Bartok parcourant la Transylvanie avec son magnétophone primitif aurait pu finir ainsi, il n’en fut rien. Julien Gauthier était la pointe audacieuse d’une musique qui ne va faire que s’épanouir, n’en doutons pas. La paix de la grande forêt soit à jamais sur lui.

Alain PRAUD

Deux choeurs de concert (juin 2019)

Joseph Guy Ropartz, plus connu comme Guy Ropartz (1864-1955) est un compositeur trop rarement joué, comme d’autres de sa génération – Pierné, Dukas, Koechlin, le grand Albéric Magnard son ami (dont l’opéra Guercoeur, qui n’avait plus été joué depuis sa création en 1931, est représenté ces jours-ci à…Osnabrück), tué en 1914 en défendant sa maison contre l’envahisseur… Cependant nous sommes des privilégiés, puisque lors d’un concert à deux chefs (juin 2016, avec Michel Piquemal) nous avions déjà entendu le Psaume 119 dirigé par Daniel Bargier. Cette fois Daniel a choisi le Psaume 136 (1897, en français) et l’impressionnant Psaume 129 ou De profundis (1941), défendu au disque par Michel Piquemal avec le Requiem du même Ropartz – l’unique référence discographique pour ces deux oeuvres semble-t-il. C’est une musique exigeante, fervente, contrastée, véhémente quoique résolument tonale, où l’on a pu goûter une fois encore la prestation de Din Rajaoson, jeune baryton qui se bonifie d’année en année.

Cette fois c’était un concert non seulement à deux chefs mais à deux choeurs, puisque Jacques Detan était invité avec son ensemble Villancico qui fête ses 40 années d’existence et qui est bien connu à la Réunion. Ils donnaient à entendre deux fragments du Requiem (1985) de l’Anglais John Rutter, dont le Choeur Régional avait donné (2013) le grand Gloria avec Daniel Bargier au pupitre.

Puis les deux choeurs fusionnent (Villancico / Choeur de chambre du Conservatoire), et sous la direction de Daniel Bargier l’église retentit des Chichester Psalms (1965) de Leonard Bernstein. Malgré la célébrité de son auteur, cette oeuvre très atypique est moins jouée que l’illustre West Side Story dont Spielberg prépare une nouvelle version cinéma. Commandée par la cathédrale de Chichester en Angleterre, mais d’abord créée à New York avec grand succès, l’oeuvre plutôt ample (25′) reprend des fragments en hébreu de la Bible hébraïque, qui vont de la sérénité rêveuse à cette rythmique impétueuse voire violente qui porte la marque du grand Lenny. Pas facile donc, surtout que les deux choeurs ne sont pas toujours au même niveau technique ; mais ça passe, et même fort bien. Je dirai même que la relative timidité des uns, mêlée à la relative assurance des autres, produit une sorte de léger tremblé photographique qui ne nuit pas à l’expressivité de l’ensemble, bien au contraire ! Très remarquée et donnée en bis, la deuxième partie (sur trois) nécessite en soliste un garçon soprano (Psaume h131, « Adonai, Adonai ») : c’est peu dire que la voix d’ange du très jeune Théo Chavriacouty, élève du cursus Jeunes Voix du CRR, n’a pas transporté que sa famille mais l’ensemble du public. Merci à tous !

Alain PRAUD

Aimez-vous Brahms ? ( 5 – L’ arête sommitale)

Le 30 septembre 1853, Robert Schumann note dans son agenda : « Herr Brahms, von Hamburg ». Le lendemain : Visite de Brahms, un génie ! » Ils venaient d’entendre la sonate en ut majeur. Schumann s’était levé en sursaut après le premier mouvement, criant à Clara Viens vite ! et demandant à Brahms de bien vouloir recommencer. Brahms vient d’atterrir dans un nid de pianistes virtuoses et de compositeurs (Schumann, mais Clara nullement négligeable) dont sa vie entière d’artiste va être pétrie. « Princeps » écrit Schumann à ses amis Grimm, Joachim. Et « ce jeune aigle ». Et « Johannes est un véritable Apôtre ». Comment dire plus ? Il le fait. Il écrit à papa Brahms, modeste contrebassiste de cabaret : Votre fils sera un second Beethoven. N’importe qui eût été terrassé par un tel compliment. Pas Brahms, qui jamais ne se prendra pour un génie, impitoyable dans l’autocritique, perfectionniste jusqu’à la manie. Il a vingt ans, il est déjà ainsi.

Chacun connaît les portraits photographiques de Brahms dans son âge mûr, la barbe de patriarche, le regard d’aigle pêcheur. Dès 1854 le critique viennois Hanslick, pontifex maximus de la critique allemande, le décrit ainsi : « Brahms ressemble à un jeune et idéal héros de Jean-Paul (Jean-Paul Richter, un des grands poètes romantiques allemands – moi j’aurais dit : à l’Hyperion de Hölderlin), avec ses yeux couleur myosotis et ses longs cheveux blonds. » Jim Morrison. Représentons-nous aussi ce Brahms-là en le chantant, comme une pop star qui refuse de l’être et fuit les paparazzi. Mais dès le premier jour chez les Schumann il a été frappé par la foudre. Clara a bientôt 35 ans, elle a donné à Robert sept enfants, elle est grosse du huitième, Félix. Elle est très belle et pianiste prodige, la plus grande du siècle dira-t-on bien plus tard. Elle sera son égérie, sa muse, sa maman, son recours. » Une jeune fille promet seulement le Paradis quand Clara nous le révèle ». Toujours associée au génie de Robert, ce pauvre Robert qui dès 1854 est interné, se jette dans le Rhin, interné de nouveau, mort en 1856. Tout ce temps Brahms a été près de lui et de Clara, aux petits soins tout en composant, remplaçant Clara auprès des enfants quand elle partait pour de longues tournées européennes de pianiste virtuose (elle avait même composé des cadences pour les concertos de Beethoven, et bien sûr elle jouait l’ineffable concerto de son Robert, l’amour de sa vie). Lui-même travaille, étudie, découvre avec Clara à Cologne la Missa solemnis de Beethoven. Travaille assidument Bach, ses chorals, L’Art de la fugue. (Nous en savons quelque chose). A Dantzig il joue en concert la Fantaisie chromatique et fugue. Il n’a pas plus de 22 ans, l’Europe entière parle de ce jeune prodige du piano.

Il n’ose pas encore la symphonie, mais le chant oui. Des lieder, des choeurs déjà, et ce Begrämnis Gesang opus 13 de 1859 que naguère nous chantâmes (2013 ?) Avec déjà Daniel notre coach. Où toute l’émotion, et osons dire la doctrine, est déjà là. Je me souviens d’amis bouleversés. Il songe déjà aussi, à l’image du dernier Schumann, à une cantate funèbre selon la tradition luthérienne, comme Schütz, comme le grand Bach de la cantate Actus Tragicus tellement émouvante. Il dira : quand je cherche une mélodie je me souviens des lieder populaires allemands, alors je trouve. Le thème le plus populaire de son Requiem (N°2, Toute chair est comme l’herbe) est emprunté à une sonate pour deux pianos de 1854, jamais publiée. Mais on voit qu’il a les mains dedans, dans la mort. Le pauvre Robert qu’il a assisté si souvent dans son naufrage meurt en 1856. Les biographies de Brahms et de Clara vont désormais se recouper voire se confondre sans la moindre ambiguïté. Indifférent aux honneurs il poursuit sa carrière triomphale de compositeur, elle de virtuose et propagandiste de l’oeuvre de Robert. Ils se voient le plus souvent qu’ils peuvent, ils se verront toujours. Ils s’aiment d’une façon que nous ignorons mais infiniment.

Johannes perd sa maman Johanna en février 1865. Mon sentiment est que depuis la mort de Robert il bronchait devant le moment. Le moment est arrivé d’entreprendre la plus grande messe des morts du siècle, qui n’est pas une messe et nullement pour les morts. Luthérien de souche populaire comme ses parents, un ancrage populaire profond ne l’oublions jamais, Brahms se refuse à prolonger la tradition des Requiems en latin (Berlioz étant une exception monstrueuse). Ce sera en allemand et sur des textes des Ecritures choisis et médités, du Testament ancien comme nouveau. Encore une parenthèse personnelle : grâce à Daniel Bargier il m’est impossible d’imaginer cette oeuvre en une autre langue : celle-ci est la plus mélodieuse de toutes, et Brahms est linguiste et coloriste de sa langue. Pardon à feue ma maman qui haïssait cette langue qui l’obligeait en 1940 à descendre du trottoir, cette langue que Daniel a des raisons de haïr davantage encore il l’a apprivoisée pour nous (déjà avec Haydn) comme si c’était notre langue maternelle. L’art est au-dessus de tout et surtout la musique, bien sûr. En rentrant de St Benoit nous débattions dans la voiture trois amies sopranes d’Elizabeth Schwartzkopf immense soliste du n°5 dans la version Klemperer qui ne me quitte pas. Oui mais elle était nazie, s’exclamait l’une, et moi bravache Mais qu’importe à la musique ? Une autre disant Je ne pardonne rien aux nazis, la quatrième trouvant moyen je ne sais comment de laisser sous la cendre ce feu qui est toujours là. Cette langue c’est comme le japonais : susurrée par une geisha c’est une friandise, aboyée par un officier c’est une horreur. Proposée par Brahms c’est une merveille.

Ce Requiem n’en est pas un au sens où nous l’entendons, catholiques ou même athées. C’est un hymne aux vivants et un hymne à la vie. Toute vie doit faner et finir comme l’herbe, ne craignez rien ce n’est pas grave ni douloureux, le juge ne l’est pas vraiment et tout de compréhension. Le jour où il vous faudra vraiment quitter ce monde faites-le sereinement, l’au-delà est un océan de miséricorde. L’immense numéro 7 et ultime est paraît-il considéré par des choristes professionnels comme ennuyeux. C’est qu’ils n’ont pas eu le bon chef, celui qui les a préparés pendant des mois à cette singularité comme on dit en physique. Oui ce final n’a plus rien de romantique, n’est pas là pour surprendre ou effrayer, au contraire. En une longue phrase reprise de pupitre en pupitre (merci à Brahms au nom de tous les ténors, comme il nous aime, lui) c’est l’immense hommage à Bach qui se déploie avec des ailes de gypaète. De sorte que même essoufflés par la fugue conclusive du n°6 nous trouvons encore l’énergie surplombante, cet hommage à Bach le grand maître qui ignorait souverainement la respiration de ses chanteurs. Brahms au moins sur ce plan prévoit tout, nous materne presque. Merci, soufflons-nous tout tremblants.

La première de ce Deutsches Requiem (sans le numéro 5 ajouté l’année d’après) a lieu à Brême le 10 avril 1868. Il est dédié à Robert Schumann bien sûr. Et bien sûr Clara accourt (on ne se représente pas combien ces gens voyageaient, et mal). Clara au bras de Brahms comme des mariés ils remontent la nef.

Sur le n°5 avec soprano soliste on a dit bien des choses alors pourquoi pas moi. D’abord à première lecture il fait penser aux Quatre derniers lieder de Richard Strauss, composés loin dans le siècle suivant. Mais ceux-là sont d’un vieil homme froid et refroidi, nazi il y a peu et qui fait mine de tout oublier. Quand le chant brahmsien est tout d’humanité universelle. Je sens qu’Olivera va nous tirer des larmes sans que nous ayons une seconde pour les exprimer puisque c’est nous qui sommes censés la consoler. Teufel et toute cette sorte de choses.

On note sans appuyer que Brahms ne s’est pas marié, n’a pas eu d’enfants. Clara la conseillère, la grande amie sera toujours là aux grands moments, car Brahms toujours impavide va finir accablé d’honneurs. Clara meurt le 20 mai 1896, pendant une romance de Schumann jouée par Sébastien son petit-fils. « J’ai porté en terre aujourd’hui la seule personne que j’aie vraiment aimée. » La seule, vous entendez. Il meurt onze mois plus tard.

Merci au nom de tous à Daniel Bargier de nous avoir cru dignes de partager avec lui cette oeuvre immense qui tous nous augmente.

Alain PRAUD

Aimez-vous Brahms ? ( 4 – le symphoniste )

Un jour de 1885 un touriste nommé Johannes Brahms passait des vacances dans un village de Styrie, vacances studieuses puisqu’il y terminait sa quatrième symphonie en mi mineur opus 98. Rentrant de promenade il voit de la fumée, il court, on jetait tout par les fenêtres, sa logeuse parut portant une brassée de papiers. C’était la symphonie n°4.

La pochette du 33 tours que j’ai depuis l’adolescence est signée Claude Rostand (Orchestre de la Radio Bavaroise, Munich, Carl Schuricht). C’est la dernière et ultime symphonie de Brahms, quatre seulement comme son ami Schumann, et comme la Rhénane de celui-ci c’est un chef- d’oeuvre mais tellement plus tard, dans un monde bouleversé par l’esthétique wagnérienne par exemple. Or pour Brahms (nous nous en souviendrons à propos de son Requiem) le seul grand maître c’est Bach, Jean-Sébastien. En fait cette musique est aussi schumanienne, évocatrice de pays plats et tristes comme de formes anciennes, la chaconne notamment ou passacaille qui inspire toute l’oeuvre. Convenez que ce n’était pas trop une musique pour djeunns en 1963-64 où je découvrais aussi les Rolling Stones et avec le même enthousiasme. Au fait ce mot d’enthousiasme devrait être réservé à la jeunesse avant 18 ans, « un dieu est en vous », pensez… Et tout de suite j’ai été impressionné par cette énergie qui se nourrit d’elle-même de surprise en trouvaille, parce qu’en vérité tout est prévu, comme chez Bach. On est toujours surpris par cette science exacte.

Dès la symphonie n° 1 je l’avais senti sans avoir les mots ni les notions : Brahms n’est pas un romantique, pas comme Schumann, surtout pas comme Berlioz, comme non plus Liszt ou Bruckner. Allez, balançons sans crainte, disons un romantique laïque et rationaliste… Il reste plutôt à l’ombre de Mendelssohn, cela s’entend dans la musique de chambre jouissive pleine de vie de celui-ci mais aussi dans ses symphonies. Par exemple la 4ème « Italienne » a diffusé partout chez Brahms, et aussi la 5ème « Réformation » bien sûr. Mais il est évident dès ses débuts que Brahms est un mélodiste de génie, comme plus tard Dvorak ou Tchaikovski. Le fameux, l’immense allegretto de la 3ème, avant d’être popularisé par Gainsbourg était le générique d’un feuilleton radiophonique que ma maman ne manquait jamais vers 14 heures, « Noelle aux quatre vents ». J’ai déjà évoqué cette symphonie terreur des jeunes chefs à cause de quelques mesures de son premier mouvement, et ce que Furtwängler en fait, alors même que personne ne comprend goutte à sa gestique de poète dégingandé. Mais c’est que le grand Furt ne dirige pas Brahms, il est Brahms, comme il est Beethoven, Schubert, Wagner. Son Siegfried donne des frissons.

Brahms lui ne cherche pas à être quelqu’un d’autre mais tant qu’à faire il préfère Mendelssohn à Schubert, même à Beethoven. A ce dernier il emprunte un sens magistral de la fugue, mais ne sont-ils pas ensemble dans la vénération du grand Bach ? Ce qui est sûr c’est que chez Beethoven à cause d’une agogique à grands contrastes parfois on manque d’air tandis que chez Brahms jamais, sa pâte sonore maintient de l’oxygène partout, on peut rêver, rire, pleurer, vivre enfin. La même année 1880 il compose l’Ouverture tragique et L’Ouverture pour une fête académique, cela pour la même université de Breslau qui venait de le recevoir « doctor honoris causa ». Bientôt ce sera enflammé d’une jeunesse le double concerto dont j’ai déjà parlé. Mais ce grand symphoniste est partout dans ses concertos, celui pour violon opus 77 dont je connais chaque mesure mais aussi et surtout ses deux concertos pour piano, le n° 1 qu’on joue moins, virtuose et proche encore de Schumann et Grieg, le n° 2 surtout vingt ans après le 1 et où il aggrave son cas. On lui avait reproché de faire trop belle la place à l’orchestre (sont-ils sots ces critiques) eh bien il en remet une couche en inventant le grand concerto pour orchestre avec piano obligé, déjà ce qu’on lui avait reproché dans son concerto pour violon, le virtuose Sarasate se répandant dans les médias pour dire qu’il ne jouerait jamais un concerto où la seule belle mélodie était confiée au hautbois.

On se souvient que Brahms avait dû longuement débattre avec son ami le violoniste Joseph Joachim dédicataire de l’oeuvre, qui trouvait lui aussi que l’orchestre avait la part belle. En fait c’est le concerto moderne qui était en train de crever l’oeuf. Bartok, Chostakovitch, Dutilleux, Dusapin… Connesson…Même provocation que dans le concerto pour violon où le hautbois a en effet un rôle essentiel dans son dialogue avec le soliste, ici c’est le violoncelle qui prend la vedette et semble ne plus vouloir l’abandonner. Sans parler du cor principal, instrument essentiel chez Brahms comme chez Schumann et Wagner. Mon conseil Youtube : Alfred Brendel, Concertgebouw d’Amsterdam, Bernard Haitink (encore vivant et actif mais né en 1929). Je sais, le temps passe et les chefs et les solistes, moi-même je ne suis pas toujours au top. Prochain article : Ein Deutsches Requiem.

Alain PRAUD

Aimez-vous Brahms ? ( 3 – en attendant le Requiem )

Comme le temps passe ! Oui, c’est déjà la troisième fois que j’évoque Brahms sur ce blog, et en l’empruntant à Sagan. La première fois c’était en juillet 2013 pour célébrer la haute interprétation du concerto pour violon par Eva Tasmadjian notre amie. Interprétation que je maintiens géniale, en particulier quant à la cadence de Joachim, enfin voyez l’article. Je suis revenu sur le sujet à propos d’Isabelle Faust prodigieuse elle aussi. Et nous y revoilà parce que Brahms maintenant pour nous c’est le combat de Jacob avec l’Ange. Qui est l’Ange ? Qui est Jacob ? Patience.

Car je voudrais d’abord évoquer d’un crayon léger notre ami Johannes. Oui notre ami, cela ne se peut dire de gens qui nous écrasent sans le faire exprès, Bach le cosmique, Mozart comète qui jamais plus ne reviendra, Beethoven la supernova après lui le trou noir. Il y en a d’autres comme cela, vous vous souvenez de la frilosité qui me prit l’an passé pour Debussy. Sans parler de Stravinsky, Bartok, Messiaen, Boulez. Mais Brahms est pour moi un copain comme Montaigne, Stendhal ou Apollinaire voyez oui j’en suis là. Il accompagne ma vie depuis disons 1964 où mes parents se sont repentis d’entendre dix fois par jour non seulement le concerto pour violon (Szerynk / Cluytens) mais aussi l’Ouverture tragique, la Symphonie n°4, les Danses hongroises, etc. J’avais plongé tête première dans Brahms, et bientôt dans Nietzsche. Je n’ai jamais remonté à ces surfaces-la.

Je ne veux pas m’appesantir d’autant que j’aurai dans un mois à le faire un peu. Si je me réfère à mon irremplaçable coffret Furtwängler (enregistrements de 1947 à 1950, tous désormais sur le web), jamais on n’entendit un meilleur concerto pour violon (mais avec hélas une cadence de Kreisler) que Menuhin à Lucerne en 1949. La même sous l’improbable baguette de Wilhelm (on sait que les musiciens s’y perdaient) de 1950 est tout de même quasi indépassable au disque. Idem pour l’immense concerto n°2 pour piano par Edwin Fischer (1942). Mais c’est de notre Brahms que je voulais vous entretenir si vous le souhaitez toujours.

En mai 1886 , c’est le printemps donc, Brahms loue à Thoune en Suisse un premier étage vitré sur le lac et les Alpes. Ce n’est pas une première pour lui, comme Nietzsche qu’il lit et connaît bien il aime à s’oxygéner dans ces paysages : levé à l’aube il arpente la campagne (Les vraies pensées ne viennent qu’en marchant, dira Nietzsche) avant de se mettre au travail. Mais cette année-là il y a du supplément d(être, sa jeune élève, Hermine Spies, venue le rejoindre dans son ermitage. Glissons mortels, n’appuyons pas. La charmante l’accompagne à Vienne en hiver, puis en Italie, et de nouveau au balcon des Alpes où notre ami déjà barbu chenu se plonge avec ardeur dans ce qu’il appelle sa « dernière bêtise » : le Double concerto opus 102 pour violon, violoncelle et orchestre. Les instruments solistes chantent, s’enlacent, s’enthousiasment, et plus si affinités, dans une incroyable guirlande d’amour qui est germination universelle, rêves de bonheur parfois même trop « rudes » au goût de Clara Schumann, on la comprend maman mais que peut-elle devant ce cortège dionysiaque (voir encore Nietzsche, Naissance de la tragédie, sans lequel on ne peut comprendre le romantisme ) ? Effusion pure, orgasme interminable surtout dans le mouvement lent où l’entrelacement des solistes (sur quatre notes !) semble destiné à rester dans le grès de Khajuraho (Inde, Madhya Pradesh). Et c’est une danse paysanne en sabots, d’une indestructible allégresse, qui conclut ce que j’appellerais volontiers un épithalame.

Viennent déjà (il va mourir jeune selon nous) les années de méditation, les sublimes Intermezzi opus 118 (Hélène Grimaud !), les ultimes motets. Je n’ai pas parlé de sa musique de chambre somptueuse, qui prolonge génialement Mendelssohn et Schumann son mentor, mais davantage la lumière de Mendelssohn, car Brahms est constamment lumineux, à peine un nuage passe et tout le bleu revient, notre bleu à tous. Ecoutez ses quatuors avec ou sans piano, ses prodigieux quintettes avec piano, ses incroyables sextuors, et puis son quintette avec clarinette où il fait match nul avec Mozart. Et tout son oeuvre pianistique bien sûr, comme Schumann et Chopin et Liszt un des grands du siècle.

Mais je dirais presque que ce n’est rien encore…

(à suivre)

Alain PRAUD

Musique, Bargier, choeur de chambre : rien que de l’énergie !

Il est vrai que l’église de la Ravine des cabris est propice, et son curé hospitalier à nos belles musiques, mais tout de même quelque chose a eu lieu ce samedi soir. Je pourrais discourir de tous, des solistes de la messe de Rutter par exemple, admirables, et puis des jeunes chanteurs de demain, si motivés dans Britten, dans Rutter. Semences d’avenir.

Je pourrais et je le fais, bravo à toutes et tous. Sincèrement bravo.

Mais ce que j’étais venu entendre avant tout c’était la Messe jazz de Chilcott, à laquelle j’avais été empêché par diverses circonstances. Ai-je eu raison d’insister ? Certes oui. Oui j’aime le jazz sous toutes ses formes et depuis disons quarante ans. Et apparemment Daniel Bargier (je le savais) et tout le choeur de chambre (je le supputais). Et ce soir tout d’un coup ce fut l’amalgame, la contrainte, le boeuf quand même, donc l’impossible. Et cela s’est fait !

Que tous les autres talents de cette soirée me pardonnent de mettre la focale sur cette dernière partie. Un ami choriste m’a dit : Tu as aimé ? Même le jazz ? Certes il ne me savait pas vieux fan du festival de Marciac…Certes encore je m’incline dans ce domaine devant ce grand poète et parmi mes maîtres, Jacques Réda. Mais enfin dans ce domaine où feu mon petit frère excellait (clarinette, sax alto Selmer) il me reste quelques lumières, que la superbe soirée de samedi a ravivées encore.

Des mois et des mois que je voulais entendre cette messe de Chilcott, et toujours des obstacles, je ne sais quoi la météo, la nuit trop profonde, mon black dog… Donc cette fois j’ai enfin vécu l’orgasme musical qui se dérobait à moi, et je puis affirmer que cet orgasme fut collectif, la meilleure des choses comme le confirmeront les survivants de l’Ile de Wight. De toute façon le jazz c’est ça, comme la messe au temps de Mozart, comme les opéras déments de Cavalli dont raffolait le jeune très jazzy Louis (quatorze). Entre les vieilles avant-gardes qui ne menaient nulle part (Boulez, Xenakis, etc) et les chapelles néotonales (Adams, Glass, Pärt, Rutter et bien d’autres) je ne choisis pas car il n’y a pas à choisir, ou plutôt c’est le public qui arbitre. Ce soir l’église était pleine et sonnait donc magnifiquement (nous y reviendrons le 26 mai avec Brahms) et le public a acclamé tout le programme proposé par Daniel Bargier et ses collaboratrices, co-directrices, élèves en terminale ou ce qu’il vous plaira.

La Messe pour les enfants de Rutter était à pleurer de beauté, et comme on aime ces voix d’enfants, leur enthousiasme à l’état natif (je me souviens de ma fille Jade et de l’ancien choeur d’enfants), tout cela a été remanié et amplifié de main de maître par Daniel. Mais c’était un plaisir de le voir danser notre maestro, chalouper sans plus rien diriger car pour quoi faire ? C’est cool, tout baigne, la chanteuse s’éclate et les sax, la basse, les percus de Vincent Philéas… Je ne vais pas comparer cela à l’émotion de ma vie dont j’ai parlé ailleurs, Stan Gets à Marciac un an avant sa mort, la batteuse noire comme rebondissant dans une cage à percus invraisemblable, et puis tant d’autres pointures, à Antibes, à Poitiers… Oui j’aime le bon jazz à la même hauteur que Brahms, Mahler ou Bartok ou Stravinsky. Cette Messe de Chilcott m’a donné une gifle dont je me souviendrai, d’abord en souhaitant ardemment de multiples rééditions, car toute notre ïle doit entendre cela. Et puis mes copains et copines choristes étaient si visiblement dans une volupté qui donnait envie, le maestro bien loin des affres de ce terrible requiem de Brahms, qu’on avait comme une pulsion de bondir avec eux comme fauves et bêtes à fourrure.

Bien entendu comme le voulait et l’annonçait le compositeur tous les instruments étaient les bienvenus. Alors la seule et mince réserve que je ferai c’est que dans une église vide la balance est très difficile, que nos amis n’en ont pas trop eu le loisir comme l’a expliqué Daniel puisque la vie d’une église continue, baptêmes, mariages, enterrements. Alors parfois les instruments couvraient un peu les voix, encore une fois c’est facile à corriger. Instruments d’ailleurs merveilleux, comme Denis Lapôtre que j’avais entendu dans la Gran Partita de Mozart et que je ne connaissais pas dans ce répertoire et le sens de l’improvisation qui s’impose.

Que dire encore ? Bravo.

Alain PRAUD

Autour de Debussy, un beau moment de musique

Je suis depuis longtemps l’EIB (Ensemble Instrumental de Bourbon) qui sous la direction de Michel Amadieu progresse d’année en année. Et cette année est un grand cru. D’abord parce que Michel Amadieu s’est investi encore plus que de coutume, c’est tout dire, dans cette série de concerts. Pourquoi ? Parce qu’il s’y est investi en tant qu’arrangeur, orchestrateur (la sonate cello-piano de Debussy transcrite pour soliste et orchestre), et même, et surtout, véritable compositeur. Car sa Rhapsodie en forme de medley sur des thèmes de Debussy (création mondiale en l’église de la Chatoire et en présence du curé le plus mélomane que je connaisse) rend hommage et magnifiquement au génie de Pelléas et Mélisande, de La Mer et de L’Après-midi d’un Faune, entre autres. Entré par effraction, c’était son droit, dans l’univers debussyste si complexe, Michel Amadieu en ressort non seulement vivant mais triomphant. Son oeuvre a été longuement plébiscitée par un public exigeant.

Et puis il y avait Nils Oyrup. Le violoncelliste virtuose et pilier du Kwatyor nous a hélas quittés il y a deux ans pour une autre brillance en métropole (présentement cello solo de l’orchestre de Pau) (je lui pardonnerai quand il sera soliste au Capitole de Toulouse, LOL). J’ai déjà écrit sur ce garçon délicieux plein d’humour et pour qui le violoncelle n’a pas l’air d’être autre chose qu’un outil à soulever les montagnes. J’étais à un mètre de lui donc je voyais tous ses doigtés et je connais par coeur depuis un demi siècle ce concerto de Lalo que je place juste à peine en dessous de celui de Schumann. Nils te vous empoigne ça comme s’il s’agissait d’une formalité (précision : il était descendu de l’avion à midi), ses doigts courent sur les cordes comme s’il s’agissait d’une mise en train, et c’est gagné, le merveilleux optimisme de ce concerto (ne dites pas que nous n’en avons pas besoin) produit tout son effet. Longue, longue ovation d’un public conquis.
Nils la prochaine fois tu nous joues le Schumann, c’est une injonction.

On aura remarqué dans l’orchestre la présence de la grande Eva Tasmadjian venue soutenir son complice du Kwatyor, formation dont on sait combien je l’idolâtre comme on dit chez Molière. Plus généralement la question est celle de l’impermanence des choses, amitiés, amours. Moi je suis tout de suite aux amours, certaines gens nous manquent, d’autres menacent de nous manquer, que vais-je devenir ici si c’est Alcatraz ? Je plaisante, chacun a ses raisons. Michel Amadieu, surtout reste ici, c’est bon, tu as fait tes preuves et au delà.

Alain PRAUD

On peut lire aussi, sur ce même blog :

Debussy, cent fois déjà
Et encore quelques notes (juin 2018)