Inactuelles, 64 : De la persistance des miracles

On le sait, je suis fan de Voltaire. Bien moins que de Rousseau et Diderot, mais tout de même. Il était le plus grand christianophobe de son temps, ce pourquoi de nos jours il serait sans cesse stigmatisé pour islamophobie, ce vocable terroriste, pensé par des terroristes, à l’usage des terroristes. Mais bien entendu il s’en tamponnerait le coquillard avec le pinceau de l’indifférence, et poursuivrait son combat contre vents et marées, perinde ac cadaver comme il l’avait appris des Jésuites.

« Un miracle, selon l’énergie du mot, est une chose admirable. En ce cas, tout est miracle. L’ordre prodigieux de la nature, la rotation de cent millions de globes autour d’un million de soleils, l’activité de la lumière, la vie des animaux sont des miracles perpétuels.« (Voltaire, Dictionnaire philosophique, – à l’occasion je citerai l’Edition de Kehl de 1771)
Et c’est bien vrai qu’on parle de miracles à tout propos, dans la langue enfumée de qui veut nous rendre artiste à tout prix et en dépit de toutes nos capacités cognitives.
« Selon les idées reçues, nous appelons miracle la violation de ces lois divines et éternelles. Qu’il y ait une éclipse de soleil pendant la pleine lune, qu’un mort fasse à pied deux lieues de chemin en portant sa tête entre ses bras, nous appelons cela un miracle. » Et deux guérisons inexpliquées par la médecine en relation avec un saint potentiel suffisent à le faire accéder à la sainteté (où son corps désormais exhale un parfum délicieux, comme l’a analysé mon ami Jean-Pierre Albert (Odeurs de sainteté,éditions de l’EHESS) . Du moins on le crut pendant des siècles. Mais on croit encore aux miracles nécessaires, sinon on ne croirait pas aux saints. Rappelons que chez les chrétiens seuls les catholiques et les orthodoxes croient aux saints en tout temps ; les religions réformées n’admettent plus ni saints ni miracles hors les temps bibliques.

Or le pape François, pourtant « moderne », vient de déclarer « sainte » Mère Teresa sous le prétexte de deux miracles reconnus en rapport avec elle (post mortem ça marche aussi). Rappelons que miracle signifie « chose vue mais incroyable », ce qui est tout à fait en phase avec l’Eglise des premiers temps, où plus personne n’avait connu Jésus mais où tout le monde se battait pour lui attribuer des phénomènes paranormaux de toutes sortes, des plus merveilleux (la résurrection de son parent Lazare) aux plus incongrus (l’eau changée en vin aux noces de Cana). Jésus résiste aux propositions sataniques, marche sur l’eau (et se moque de Simon-Pierre qui n’en peut mais et se noie), tout cela est naturel, comme les légendes additionnelles, celle de la via Appia par exemple. Mais il est vrai qu’après le IVème siècle les récits ont proliféré de façon exponentielle, tous plus délirants les uns que les autres, ad majorem dei gloriam bien entendu.

Ce serait un sujet d’études historiques, sociologiques, voire ethno-psychiatriques. Vous rêvez ? L’immense majorité de nos contemporains croit aux miracles, puisque cette même majorité trouve naturelle et sans plus d’examen la canonisation de Mère Teresa. On a même entendu des vedettes de la télé, comme le mignon Delahousse, affirmer que Teresa avait « fait reculer la pauvreté », ce qui relève non de la simple approximation mais de l’hagiographie délirante. Car Teresa n’était nullement une militante tiers-mondiste, elle s’accommodait très bien de l’ordre mondial et de sa déclinaison indienne, elle n’a fait qu’aider des misérables à mourir ailleurs que dans le caniveau (où ils meurent encore un peu partout en Inde). C’est bien, ce ne sera jamais suffisant, et quant à justifier la sainteté… Ronald Reagan qui mit à genoux l’URSS alias « Empire du Mal » est désormais bien davantage un saint pour beaucoup d’Américains, et pas eux seulement. Et je veux bien croire, dans ma toute petite existence matérielle, aux miracles de certaines épiphanies humaines, jeunes filles merveilleusement chaudes comme la braise, orgasmes inoubliables, etc. Voltaire en tout cas a raison : il suffit de regarder la nature pour constater que le miracle est parmi nous et permanent. Dieu (ou l’évolution) est un miracle perpétuel comme disait Voltaire. Et je confirme.

Un certain Tertullien, théologien des premiers siècles popularisé par Nietzsche, n’hésite pas à écrire : Credo quia absurdum, « je crois (ou j’y crois) parce que c’est absurde. » Et c’est vrai que le christianisme dont je suis issu repose sur cette notion de l’ab-surdum, du discordant, du dissonant. Pas étonnant que j’aie tout de suite été séduit par Stravinski et Bartok puis Boulez. Plus j’étais catholique, plus j’allais vers la dissonance. Je dois être en bonne voie vers la sainteté, car la dissonance m’enchante et de plus en plus. Quand elle a un sens, naturellement. Mais vous l’aviez compris tout de suite. C’est bien là que gît le lièvre. Comment ma dissonance fondamentale pourrait-elle maintenant entrer en consonance avec un corps de doctrine dont je rejette et réfute l’essentiel ? Je veux bien que la chair revive, si c’est une métaphore ; mais je ne serai jamais de nouveau catholique s’il faut que j’adhère à la résurrection des corps, en premier lieu celui de Lazare, qui sentait déjà ( Jean, 11, 40). « Il cria d’une voix forte : « Lazare, viens ici, dehors ! » Le mort sortit, pieds et mains liés de bandelettes. Jésus dit : Déliez-le et laissez-le aller. »

Il est certain que si l’on croit cela on peut tout croire. Et inversement, si l’on prétend croire, d’abord il faut croire cela qui est absurde. A un moment crucial de Crime et châtiment, un des plus grands romans qui furent jamais, le juge Porphyre demande à Raskolnikov s’il croit à la résurrection de Lazare. Oui, dit l’autre, machinalement. Alors Porphyre hausse le ton : Y croyez-vous littéralement ? Et c’est bien là que le bât blesse, la question qui tue. On peut admettre et même propager cent et mille métaphores – mais la résurrection de Lazare ne supporte que la lettre. Vous y croyez, vous êtes catholique (ou orthodoxe); vous hésitez ? Alors vous êtes dehors. Je voudrais bien croire, moyennant un peu de science (mais un peu de science éloigne de Dieu, a dit Pascal) qu’un mort tout frais puisse revivre (nul ne sait ce que peut un corps, dit Spinoza). Mais un mort « qui sent déjà » n’est plus un corps, selon toutes les formes et accidents de la pensée humaine : c’est un enjeu moléculaire qui ne nous appartient plus et sur lequel nous n’avons plus à dire.

Il y a longtemps que je m’offusque en silence – mais clamant dans le désert – de ces expressions qu’on prétend françaises, formules en vérité conservées dans le formol : « c’est un miracle si…par miracle…miraculeusement… » Plus les sciences dites exactes avancent leurs pions, plus on entend fleurir ces formules insensées, jusqu’à des vedettes éphémères du PAF le bien nommé qui se déclarent partisans de la royauté, tenants de l’Eglise de France dans toutes ses dimensions, voire adeptes des extra-terrestres. Comme le dit un célèbre journal satirique, le mur du çon chaque jour est franchi, voire pulvérisé. Car dès que l’on croit on est en état de faiblesse. Mieux vaut affirmer avec suffisance « je pense que… », même si c’est presque toujours une offense à la pensée, que « je crois » qui est une démission absolue du bon sens selon Descartes et de toutes les hypothèses rationnelles qui ont suivi. « Je crois », « c’est un miracle » : insultes éclatantes aux Lumières dont nous nous réclamons, que nous nous devons de défendre contre vents et marées, contre les musulmans jihadistes comme contre les cathos intégristes. Nous ne réfutons pas absolument l’idée de sacré, mais votre sacré nous est émétique, désolé pour vous. Ebarbez-le d’abord de ses absurdités les plus criantes (et criardes) et nous commencerons à dire entre nous de ce qu’est le dire précisément. Mais il ne faut pas être grand clerc pour affirmer que ça n’en prend pas le chemin.

Alain PRAUD

Complètement Stones (François Bon, et nous)

On se demande toujours, et je me le demande, comment un ménage peut survivre cinquante, soixante ans, aux tribulations d’une existence humaine ; alors un ménage à quatre, cinq, six…Depuis 1963 je crois, que leurs premiers accords à nous parvenir m’ont fait vaciller sur mon axe établi entre Bach et Brahms, les Stones sont toujours là, flamboyantes momies, et 75000 places peuvent s’enlever en un quart d’heure d’un claquement de doigts. J’écris ceci à une portée de flèche des anciens ateliers SNCF de Saintes (17), à une rue de l’endroit où j’ai touché pour la première fois une guitare électrique, et pas si loin finalement de Civray (86) où François Bon a eu onze ans quand j’en avais quinze. Deux ans plus tard explosait Satisfaction et plus rien ne serait comme avant.

Indépendamment de la musique savante, qui paraissait éternelle et immuable dans sa gangue d’interprétations canoniques, il y avait eu une vie avant les Stones pourtant, et même chatoyante, avec Piaf et Sablon, le trépidant Bécaud, l’ambitieux Aznavour, le bonhomme Brassens et le mystérieux Gainsbourg, et puis loin, pour ceux qui avaient eu vingt ans dans les Aurès, ces voix épileptiques venues d’ailleurs, Presley, Bill Haley, Gene Vincent. Pour nous c’étaient presque des vieux, comme Ray Charles, une sacrée vedette cependant et qu’on aimait bien, ou Armstrong, Charlie Parker, Ella. Quant au yéyé français on en affectait le goût mais surtout pour bien agacer parents et divers maîtres. Autrement c’était roupie de sansonnet tout ça. Les Beatles venaient d’aborder les côtes européennes, et que pouvaient y faire Françoise Hardy, Eddy Mitchell, Halliday même ? C’était trente ans après un nouveau débarquement, après le swing, le cool jazz, le bebop. Semblait qu’après ça, les quatre garçons dans le vent, il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle. En plus dès qu’on avait trois poils qui couvraient l’oreille on se faisait traiter de Beatles, comme si la survie des coiffeurs en eût soudain dépendu.
Bref on continuait à étouffer un peu, et 68 était encore loin.

A une rue de chez ma mère aujourd’hui j’avais donc un copain qui comme moi préparait le concours de l’Ecole normale d’instituteurs et qui comme moi y fut élu, lui à La Rochelle, moi à Angoulême. Fils de cheminot lui aussi bien sûr il s’était fait offrir je ne sais comment deux guitares électriques et des amplis de fortune mais qui dans un petit séjour ouvrier déménageaient un max. Bien entendu ce n’étaient pas les Gibson millésimées que Keith Richards allait bientôt collectionner, mais ça en jetait quand même, dans le répertoire incontournable alors des Shadows. Mes quelques années de violon me permettaient une initiation assez rapide, pourtant je n’insistai pas. Ah, s’il eût fallu balancer plein pot la tierce mineure montante puis descendante du riff initial de Satisfaction… Mais c’était trop tôt, voilà. Quel artiste j’aurais pu devenir, avec quelques paramètres supplémentaires, quelques autres rencontres de hasard…Car l’histoire des Rolling Stones telle que la narre François Bon c’est la mienne, la nôtre, celle d’une génération (François dit ça très bien dans une putain de belle formule en forme de trimètre romantique que je n’arrive pas à retrouver) (la voilà : « Parce que ce temps, qui fut le nôtre, est notre objet. »p.954). Celle d’une persévérance après les insultes, les humiliations, la misère ou quasi, les mésententes, les histoires de gamines partagées ou pas, les drogues pour voir et pour suivre et pour tenir encore et qui collent, qui peuvent tuer, qui tuent.

Finalement j’ai choisi l’enseignement et on ne peut pas dire que ce soit très people comme job, c’est même plutôt exposé et pour rien, mais bon. Mick Jagger était en bonne voie dans une bonne école pour le commerce international, cette absolue vocation qui consiste à vendre de la glace aux Inuit, du sable aux Sahraouis, en les laissant persuadés qu’ils ont fait l’affaire du siècle. Il lui en est resté un sens des affaires qui a sûrement aidé à la pérennité du groupe – là dessus comme sur tous les autres chapitres F.Bon ne nous cache rien, et c’est très salutaire. Un groupe de cette envergure devient une entreprise en quelques mois et de façon exponentielle alors qu’il n’y est nullement préparé, et beaucoup d’autres ont sombré ainsi dans le succès. C’est affaire d’agents bien ou mal choisis, d’aigrefins à tous les niveaux, d’avocats qu’on n’hésite pas à payer très cher, et c’est capital surtout aux USA on le sait bien, comment croyez-vous que DSK s’est sorti du guêpier où il s’était fourré ?

Mais d’abord c’est de la musique, des notes en un certain ordre agencées, pourquoi eux et pas les autres, et pourquoi Bach, Beethoven, des centaines d’autres avec des combinaisons de notes aussi basiques, hein, allez le thème de l’Hymne à la Joie que mon gamin aurait pu trouver, manque de bol il était déjà pris. Alors vous allez me dire surtout si vous avez un âge certain que de toutes façons à leurs concerts on n’y entendait goutte puisque le public hurlait plus fort en détruisant la salle ; et il est vrai que des aficionados (F.Bon lui-même) se procurent à prix d’or des enregistrements pirates des débuts où l’on entend au mieux quelques frappes de grosse caisse de Charlie Watts. Mais de toutes façons ce qui est accessible dans le commerce est une misère à côté de tout ce qui n’a pas été autorisé. C’est la même chose en jazz évidemment, et aussi pour les musiques réputées encore plus savantes. La musique est chose vivante, comme la peinture, et tout peintre souffre de ne pas pouvoir monnayer son acte de peindre, non le résultat ; alors ce qui compte des Stones c’est ce que personne n’entendra jamais, telle nouvelle variante de Richards, telle proposition inattendue de Jagger, telle suggestion (et il en fut toujours avare) rythmique décisive de Charlie Watts.

Ce livre que j’ai lu bien tard a bien d’autres mérites auxquels je ne peux m’attarder, non parce que le résultat déborderait (l’ouvrage de F.Bon atteint les 1100 pages), mais parce que pourquoi dire autrement ce qu’il dit si bien ? L’animal a su se rendre indispensable, et à l’élément essentiel, le coeur et l’âme du groupe, Keith Richards, sans qui les Stones n’auraient jamais existé (après ce livre c’est d’une clarté aveuglante); il les a tous rencontrés, il les cite en anglais et longuement (et l’anglais, là, c’est quelque chose), il les traduit pour qu’on se fasse une idée. Résultat, le plus laconique est Charlie Watts, batteur et éleveur de chevaux ; le plus poétique Jagger quand il daigne ; le plus vrai dans sa langue populaire, argotique, Keith Richards. On peut se demander comment après tant d’excès connus ou non, et avoir encore tenté d’escalader un cocotier à plus de 70 ans, Keith est encore parmi nous. Peu importe, le fait est. Nous autres à peine moins vieillards que lui nous lui sommes reconnaissants de trois notes de guitare qui nous ont aidés à surmonter une adolescence alors himalayenne. Toute la gloire d’après est inscrite dans ces trois notes. L’énorme machine qu’ils sont devenus et qui échappe à leur regard comme au nôtre n’a plus rien d’effarant mais surprend par sa longévité. Elle est bien le paradigme d’une époque à qui on a expliqué qu’elle était immortelle, et qui a fini par s’en persuader.

Alain PRAUD

François BON : Rolling Stones, une biographie. Fayard, 2002, Livre de Poche 2004.

Et l’énorme machine a encore frappé ( Hambourg, 09/09/17) : un son inénarrable, monstrueux à force d’étude sur la pureté (une sorte de naïveté après bientôt 60 ans de concerts, voyez), la batterie perpétuelle de Charlie Watts, la dégaine perpétuelle de Jagger épuré affuté incroyable, gesticulant comme sa propre momie, la créativité intacte de Keith Richards le plus déjanté en fait, la guitare de Ron Wood bien atteint par la vie mais au top quand il le faut. Rien à dire, ça dégage, et encore seulement sur internet (le vrai son c’est autre chose comme on sait). Et comme il faut désormais une kyrielle d’écrans de toutes tailles et couleurs, parce qu’à la différence des années 60 qu’on soit loin ou près c’est pareil désormais. Ce qui théologiquement a un sens que je vous laisse approfondir. Un jour forcément ça va s’arrêter mais c’est toujours là fidèle au poste. Paraît (on dit tellement) que s’ils s’arrêtent, financièrement ils sont morts. On dit tant de choses, c’est ce qui fonde en raison ou presque les figures mythologiques.

Darling this thing is bigger than both of us. (Keith Richards à Mick Jagger)

Mon Italie, épisode 8 (Io la Musica son…)

Elle n’a pas tort Hannah Arendt quand elle affirme que « l’oeuvre d’art est la patrie non mortelle d’êtres mortels »…Qu’est-ce qu’elle dit là ? Deux choses très simples : nous sommes mortels, merci, on savait ; une deuxième chose un peu plus complexe, l’art nous échappe et nous survit, mais rien de bien bouleversant, on s’en doutait ; et puis ceci : cet art qui ne meurt pas (elle ne dit pas « immortel » qui serait autre chose) est notre vraie demeure (« patrie » n’est pas anodin : c’est vraiment le territoire paternel, celui que nos pères nous ont laissé en héritage, en allemand c’est Heimat, un mot très fort qui n’a pas de vrai équivalent en français), là où nous demeurons à volonté dans ce que nous appelons la Beauté – là où comme dit Hölderlin « l’homme habite ce monde en poète (dichterisch) »…Alors oui c’est notre patrie, ça : tel poème de Du Fu rentrant enfin au village dans un pays déchiré par la guerre, tel fragment de Sapphô chantant la beauté des femmes, tel poème d’Apollinaire exigeant que l’on dise « avion » désormais au lieu d' »aéroplane »… Nous sommes là, ici et maintenant, et Mozart aussi, et Bacon, Boulez, John Adams, Soulages…Grands et petits nous nous mouvons sur le déroulé de l’art qu’on dira moderne, puisque de toutes les époques ce qui survit c’est l’art moderne.

Dans le premier opéra reconnu du monde occidental, l’Orfeo de Monteverdi, la Musique elle-même s’exprime et prend langue. C’est ainsi, l’opéra est né en Italie, à Mantoue précisément (1607)- pour être tout à fait juste il faudrait mentionner l’ Euridice de Peri et Caccini, de sept ans antérieure, et à Florence. Mais c’est Monteverdi qui fait être le héros chanteur, dans la lignée de Virgile et d’Homère ; cette fois ce n’est plus le poète qui chante seul, mais il fait chanter, et vraiment, hommes et dieux, nymphes et allégories. En 1968 je n’écoutais pas de chants révolutionnaires mais ça, en boucle, le coffret Erato dirigé par Michel Corboz, avec Eric Tappy dans le rôle-titre. Aujourd’hui on ne chante plus ainsi, et d’ailleurs on ne joue plus personne (Vivaldi, Bach, Beethoven, Schumann, Bruckner…) comme on faisait alors ; et l’actuelle version de référence est celle de Rinaldo Alessandrini et du Concerto Italiano. N’importe, j’ai toujours Corboz dans l’oreille :

Io la Musica son, ch’ai dolci accenti
So far tranquillo ogni turbato core,
Ed or di nobil ira ed or d’amore
Poss’ infiammar le più gelate menti

(C’est moi qui suis la Musique, qui par mes doux accents / Sais apaiser tous les coeurs tourmentés, / Et d’un noble courroux aussi bien que d’amour / J’enflamme les esprits les plus glacés)

Cela, c’était « quand j’étais en partie un autre homme qu’aujourd’hui », comme écrit Stendhal (De l’amour), citant dans le texte mais de mémoire un vers de Pétrarque (sonnet I : quand’ era in parte altr’uom da quel ch’i’ sono). Encore Stendhal n’avait-il que 38 ans environ, or que devrais-je dire ? C’est bien loin mais l’émotion ne s’est pas affadie, et il m’arrive encore de fredonner Vi ricorda o bosch’ ombrosi… comme à vingt ans. Tout le monde aujourd’hui connaît l’aphorisme de Nietzsche (« Sans musique la vie serait une erreur »), mais si rabâché et galvaudé que ce soit je le ressens comme profondément vrai. Pas plus que la peinture la musique n’est sortie toute armée de la botte italienne, et pourtant c’est bien d’Italie qu’a jailli comme une source fertilisante toute la grande et belle musique que nous écoutons et pratiquons. Ce n’est pas Mozart qui me contredira, ni Berlioz, ni même Beethoven pestant contre le succès de Rossini, ni Wagner, ni… Nous sommes littéralement adossés à cette musique. Rien qu’au XVIIe siècle, Luigi Rossi qui fait chanter les femmes comme personne, à 2,3,4 voix ; Carissimi, maître de l’oratorio qui influence Charpentier, Haendel, et même le grand Bach des Passions ; Bononcini et surtout Veracini qui font du violon un instrument virtuose (en même temps que Biber en Allemagne), ouvrant une voie royale aux Tartini (sa fameuse sonate « Trille du diable »), Locatelli et ses diaboliques Caprices, plus tard Paganini qui leur doit tout ; Antonio Caldara (1670-1736) qu’on découvre depuis une petite vingtaine d’années, que le contre-ténor Jaroussky chante à merveille, auteur de 80 opéras, de 20 messes, de 38 oratorios dont la merveilleuse Maddalena ai piedi di Christo…On dit qu’il influencera jusqu’à Haydn et Beethoven. Louis XIV, on l’oublie, était un italianophile forcené, d’abord sa grand-mère Marie, épouse d’Henri IV, était une Medici (Médicis), sa mère Anne d’Autriche s’était entichée du cardinal Mazarin, Génois-Romain né dans les Abruzzes, Italien enfin et l’un des plus talentueux premiers ministres que la France ait eus, certes un peu corrompu comme tout le monde alors, mais que le jeune Louis vénérait, et qui sur son lit de mort lui donna encore de précieuses leçons de politique ; et puis le premier grand amour contrarié de Louis avait pour nom Marie Mancini, ce génial flagorneur de Racine s’en souviendra pour Bérénice, sa seule tragédie non sanglante mais tellement noblement désespérée (Louis pleurait aux pièces de Racine, spécialement dit-on à celle-là)…

Et tout le monde sait que si Louis abandonna rapidement pour le Louvre le projet du cavalier Bernin (encore un Italien, sans conteste le plus grand sculpteur et architecte du siècle) (son projet de façade concave menaçait d’être aussi scandaleux que bien plus tard la pyramide translucide de Pei – ce qui montre au passage que Louis avait moins de pouvoir que Mitterand), il n’en invita pas moins un Florentin, Lulli, pour inventer l’opéra alla francese qui fera débat pendant tout le siècle suivant ; en plein siècle des Lumières, et composante à part entière de ces Lumières-là, la Querelle des Bouffons va opposer Rameau, Gluck et Piccini, et Rousseau à tout le monde, sur cette question essentielle : l’italien est-il oui ou non la langue du chant ? Vous souriez je le vois, mais à la veille de la Révolution ce fut un débat de toute première importance, parce qu’anthropologique et civilisationnel. Vous ne vous êtes jamais demandé quelle langue est la plus proche de la Nature et de ses émotions primordiales ? eh bien sachez que nos ancêtres du XVIIIe siècle considéraient cette question comme absolument fondamentale. Rousseau, philosophe aujourd’hui considéré comme incontournable, faisait de cette question quasiment un préalable à toutes les autres. Pourquoi ? mais parce qu’il s’agit du chant, cette parole amplifiée que dès cette époque on considère comme antérieure à toute autre, à la poésie même, la grande oubliée de ce siècle-là. Dans le silence des passions, dit Rousseau, reste la musique, mais laquelle ? Eh bien c’est tout simple : celle dont la langue chante le plus naturellement.

Nous voilà donc revenus au type qui se rasait à sa fenêtre en chantant. Qui ne chante pas en se rasant n’est pas Italien. Et l’Italie a réussi à faire croire à l’Europe, et par là au monde, qu’il est impossible de chanter si l’on n’est pas Italien, Caruso, Pavarotti, Alagna (certes Français mais bon), Tebaldi, Callas (Grecque, même remarque). Il n’est bon bec que de Paris, il n’est bon chant que d’Italie, et ça ne se discute même pas. Dans les arènes de Vérone le public chante avec les choeurs d’Aïda ou de la Traviata ; et bien peu savent que cette triste histoire est une pièce à succès d’Alexandre Dumas le fils, un Français donc, ce peuple dont la langue chante si mal. Ce n’est pourtant pas tout à fait un hasard si l’un des derniers grands opéras français du XXe siècle est le Saint François d’Assise (1983) d’Olivier Messiaen, et le point culminant de cette oeuvre le célèbre Sermon aux Oiseaux… Et celui peut-être des films de mon cher Pier Paolo Pasolini que je préfère n’est-il pas Uccellacci e uccellini (Des oiseaux grands et petits), film destructuré parce que jamais structuré, quasi improvisation sur la parole, la nature, la politique, et bien sûr François d’Assise…

Et que chantait, au fait, la Musique chez Monteverdi ?

Or mentre i canti alterno or lieti, or mesti,
Non si mova augellin fra queste piante,
Nè s’oda in queste rive onda sonante,
Ed ogni auretta in suo cammin s’arresti.

(Cependant que j’alterne chants joyeux et tristes / Nul oiselet ne bouge en ces ramures / Ni ne s’entend onde sonore sur ces rives / Et le moindre souffle en chemin s’interrompt.)

Et l’oiseau d’Italie chante mieux que les autres…

(à suivre)

Alain PRAUD

Mon Italie, épisode 4 (mangiare !)

Le latin classique dit : Edere, qui n’a rigoureusement rien donné en français, et pour cause : ce verbe, les Gaulois ne l’ont jamais entendu. L’argot des légions romaines préférait « manducare », à fond les mandibules, bouffer, baffrer. Il y a trente ans, l’élite marocaine qui se piquait d’un français raffiné disait « la bouftance », vestige de la langue (très) vulgaire des colons. Dans le même ordre d’idées, un verbe aussi simple que « parler » vient du latin populaire « parabolare », s’exprimer en paraboles (comme les chrétiens), autrement dit tourner autour du pot pour ne rien dire d’intelligible, ou en gascon (de montagne) « bauasser », souvent comme un « beuet » – buveur invétéré, prononcer béwétt. Et cependant nous savons tous que manger est une discipline, et bien manger un art. Mais l’archéo-marxiste que je suis resté malgré moi (se) pose toujours et partout une question gênante : qui la fait, la bouftance ?

Dans nos très jeunes années, avec ma première, nous nous étions assotés (comme on dit dans Molière) d’un couple d’étudiants japonais dont j’ai parlé ailleurs ; eux-mêmes nous présentaient des compatriotes de qualité de passage à Paris. J’ai évoqué le gommeux Nakamura, second rôle chez Oshima ; il y eut aussi un fort sympathique photographe dont j’ai oublié le nom, qui venait de faire fortune avec un calendrier de chats, que j’ai égaré. Le bougre, quadragénaire, était accompagné, ou plutôt suivi, d’une jeunette effacée à se fondre dans les murs, à qui il causait en maître. Pour nous remercier de l’invitation à déjeuner (et sans doute nous faire remarquer la barbarie de nos usages de table), l’artiste proclama que si nous le réinvitions il ferait lui-même la cuisine, sur le ton d’on allait voir ce qu’on allait voir. Et ce fut en effet succulent, sauf qu’il ne fit rien que donner des ordres à sa jeune soumise. Bien sûr nous nous confondîmes en congratulations à l’adresse de celle-ci, mais face contre terre elle les refusa, et l’artiste prit tout pour lui, avec beaucoup de simplicité. Plus tard (1982 ?) j’étais au coin de l’âtre flamboyant pour une mémorable nuit de la st Sylvestre chez des amis chers, dans un tout petit village pyrénéen (Caubous, vallée d’Oueilh, pays de Luchon, Haute-Garonne). Des invités italiens, plus précisément romains, s’étaient chargés du plat de résistance, de vraies lasagnes maison, comme là-bas. L’homme, un architecte au verbe haut, cultivé, passionnant, s’agita beaucoup, commentant avec force détails…ce que sa femme était en train de réaliser. Certes il découpa un peu la pâte. Et ce fut un délice dont je me lèche encore les doigts.

Cessons de persifler. A Rome, quand vous entrez en touristes dans une petite trattoria familiale (à éviter absolument, tout ce qui est à moins de 500m d’un monument incontournable) c’est le patron qui vous accueille à bras ouverts, vous offre l’amaretto, se souciera toute la soirée de votre confort, de la qualité du service et des plats…Les femmes sont aux fourneaux et jamais vous ne

les verrez, sauf exception (il y a quantité d’exceptions à mes assertions). A vrai dire on ne sait sur quel pied danser, car si c’est l’homme qui fait tout, comme dans la grande cuisine où les femmes sont quasiment des intruses, on crie au machisme comme chats qu’on écorche. Comme toujours la mesure est à rechercher quelque part entre ces postures extrêmes. Pour ma part je préfère savoir que des femmes sont à l’essentiel, ça me rassure, et honni soit qui mal y pense. Où en étais-je ? Pas loin de l’essentiel : c’est qu’en Italie on mange tout aussi bien qu’en France, et avec plus de simplicité – il y a bien sûr dans le Gers, les Landes, le Cantal, partout en France, de ces petits établissements où vous demanderez à lécher le plat si vous l’osez (moi, j’ose) ; il me souvient d’une bastide gersoise un 1er janvier à midi, qui offrait à vil prix les restes du réveillon, la patronne servait elle-même foie gras, soupe de poule, poule farcie (porca madonna !), tombereau plutôt que plateau de fromages, plateau roulant de pâtisseries à se damner – je ne parle pas des vins, à volonté… Eh bien ce séjour des dieux s’étend jusqu’en Italie – et bien plus loin, naturellement : connaissez-vous la cuisine iranienne ? Bon, sur l’autoroute suspendue entre Ravenne et Assise il pleuvait si fort (comme il peut pleuvoir à la Réunion) que de glissade en aquaplaning je préférai prendre la première sortie. Je ne sais où, quelque part en Ombrie sans doute. Nous avions faim, il devait être 15 ou 16 heures, voici une auberge, vaste, hélas fermée. Je tente le coup tout de même (en Italie, rien n’est vraiment fermé) et le patron nous accueille, en tenue blanche, et seul. Pas un mot de français contre trois mots et demi d’italien et on se comprend : il vient d’allumer le four à bois pour la multitude de pizzas d’un mariage ce soir, si vous voulez patienter un peu vous aurez la première, pas cher bien sûr…Amis qui me lisez, sachez que toutes les pizzas que j’ai pu manger depuis lors ne furent qu’un pâle et lointain reflet de cet instant de félicité.

(N’importe où dans le monde, c’est en français qu’il faut manger. Et c’est facile, suffit de renconter des gens, de leur sourire, de tenter la conversation : alors on mange (1978) la paella valenciana d’anthologie, le couscous sucré marocain (Fez, 1981) à se convertir, l’araignée de mer pêchée du matin et cuisinée à l’eau de mer l’après-midi, on est au soir du lundi de Pâques à Crozon, les bêtes sont énormes et les instruments rares, on va au garage de l’hôte chercher pinces et tenailles, le nez dans la chose une heure durant, à peine le temps de lamper quelques verres de Muscadet, parce qu’il faut bien boire aussi (1982)… J’ai la faiblesse de regarder ces moments comme des épiphanies, et que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre. Jésus lui-même a multiplié pains et poissons, et fait jaillir le vin lors des noces de Cana…) (Vous êtes catholique ! m’assénait la religieuse malgache en 2008 après une demi-heure de Mozart dont elle me croyait responsable. Elle ne (se) doutait pas à quel point. Mozart ? non : catholique).

Revenons sur terre. En dépit de la langue, l’animal baffre, l’homme (la femme) mange. Et comme j’ai aimé manger en Italie, surtout dans ces trattorie où on vient dîner en famille, la mémé, les tout-petits, certes on ne pourra pas s’y livrer tranquillement à des commentaires philosophiques, n’importe, je les fais maintenant, là on n’a ni le temps ni l’envie, c’est si bon, la serviette autour du cou (comme à L’Isle de Noé, Gers, pour les demoiselles de canard, une heure de paradis pour ceux qui savent), le potage est exquis, le vin juste rustique à souhait, et quant aux pâtes…En 1993, deuxième voyage scolaire, nous étions basés dans les monts Albins, fort près de Rome mais pays quasi identique à la vallée de Luchon d’où nous venions. D’abord les élèves s’étaient un peu inquiétés : c’est vrai qu’en Italie on ne mange que des nouilles ? Mais quand ils ont eu goûté à la pasta, pourtant moyenne, de l’hôtel, ils en ont fait la stupéfaction, un serveur polyglotte sans doute parce qu’ Erythréen me disant : C’est la première fois que je vois des gens manger des pâtes avec du pain, normalement les Romains sont les seuls à faire ça…Bien sûr qu’on mange partout dans le monde. Mais quand (1995), fuyant le quartier du Panthéon où nos élèves se repaissaient (Crunch, Flunch, Quick, je ne sais), j’ai voulu conduire mes collègues accompagnants, et que j’ai donné la direction (allons vers le Tibre) en vérité je ne savais trop où nous allions, certes entre l’Ara Pacis d’Auguste et plus bas le long du Tibre l’ancien ghetto de Rome, vers Palazzo Farnese et Campo dei Fiori où fut brûlé Giordano Bruno en 1600, sa statue en témoigne… Je vais sombrer dans le ridicule quand j’avise une sorte de café fermé, chaises empilées en terrasse, c’est la dernière chance, voyons, je frappe, aussitôt un cuistot en toque ouvre et m’interpelle en français sur ma mine : Vous voulez manger ? Entrez, menu unique ! Et là un vrai repas romain, pasta certes mais aussi viande et poisson, veau et fruits de mer, potage de pâtes épicées, Valpolicella pour arroser ça, comme le jeune prêtre en soutane qui près de nous déjeunait avec sa maman.

Il me souvient encore d’Orvieto, ville volcanique non loin de Rome, de son étonnante cathédrale mais surtout de son vin blanc célébré depuis les Etrusques, avec un plat de poisson, l’été en terrasse, un tel vin pensais-je aide à comprendre toute la poésie latine, Horace en buvait plus que de raison, ce devrait être obligatoire… Le seul péché que je connaisse est d’éviter la beauté en connaissance de cause.

(à suivre)

Alain PRAUD

Moulinsart, cher pays de nos enfances

J’ai déjà dû évoquer – mais il y a longtemps, et j’en parle peu – le village de Meilhan-sur-Garonne, séjour de mes grands-parents maternels, où désormais ils reposent tous les deux ensemble. J’ai vécu là-bas, entre 5-6 et 18-19 ans des moments d’une douceur ineffable, et me semble-t-il ineffaçable. Ce lieu me parle moins maintenant, d’abord parce que tous les gens que j’y ai connus, et que je saluerais encore volontiers, sont au cimetière – désormais plus peuplé que le village. C’est ainsi : nous vivons environnés de morts, et pour les moins fous d’entre nous, nourris de leur expérience de vivants. C’est pourquoi sans doute certains n’ont pas de projet plus précieux que de revenir, fortune ou carrière faite, finir leurs jours dans le village de leurs enfances : celui du cadastre, celui de leurs souvenirs, ou de leurs rêves. A Moulinsart.

J’ai lu récemment que le monsieur qui gère d’une main de fer mais avisée le fabuleux héritage d’Hergé, la multinationale Moulinsart Ltd ou Inc. comme Hergé l’aurait nommée sans doute, n’exclut plus tout à fait, contre les dernières volontés du maître, de ressusciter Tintin et tout l’univers qui va avec. On peut le comprendre d’un point de vue économique : Moulinsart et son parc ont besoin de travaux, et le pactole consécutif à de nouveaux albums serait le bienvenu. Car depuis qu’Archibald Haddock a acquis le château des frères Loiseau, grâce à l’argent de Tournesol dont le sous-marin de poche s’est fort bien vendu (bien qu’il n’ait servi à rien dans l’invention du trésor, qui était…à Moulinsart)(mais c’est son look de requin qui plaît, sans doute), cette gentilhommière à peine réduite de Cheverny a connu bien des vicissitudes. En grande partie à cause des expériences de cet apprenti sorcier de Tournesol, à la recherche d’un carburant miracle (dégâts majeurs : son labo n’était pas encore au fond du parc), puis de l’arme absolue (dommages bien moindres mais spectaculaires : vitrages, verrerie, miroirs, lustres…et le camion du laitier). Après tout c’est lui le coproprio, mais quand même. On remarquera que sa dernière invention connue, la pilule anti-alcoolique efficace sur les Picaros (mais dont on doute qu’elle ait un effet positif sur Haddock), au moins est d’une parfaite innocuité quant au patrimoine architectural. Il était temps.

Car ce château, comme tous les lieux de mémoire, a ses mystères, qu’Hergé sème négligemment d’album en album comme les cailloux du Petit Poucet, et qu’il faudra bien un jour éclaircir. Je dirais même plus, dit quelqu’un dont c’est paraît-il le métier. Des immenses sous-sols du début, où Tintin est d’abord séquestré, où il découvrira in fine le trésor de Rackham le Rouge, il n’est plus jamais question ensuite. Le modeste chevalier de Hadocque, corsaire de Louis XIV, s’est vu offrir pour ses bons et loyaux services une maison plus XIXe qu’autre chose (belge, en somme), avec des bois dont il n’a que faire – on découvre tardivement une « pâture » où peuvent camper les Bohémiens, ce qui suppose d’autres prés, des champs cultivés, des métayers ? La chambre de la Castafiore, donc la plus prestigieuse, est de style…Louis XIII, que son fils ne prisait guère (Bianca a tranché : c’est de l’Henri XV, n’est-ce pas ? alors qu’il y a au mur un portrait de Richelieu ou de Mazarin…) – bon, admettons que c’était le goût des frères Loiseau. Quant aux combles, qu’on suppose immenses, ils sont bien négligés, au point que par un oeil-de-boeuf brisé une chouette (je dirais un moyen duc, à la voir) est venue y nicher, au grand dam de Bianca (vraiment Hergé fait tout pour qu’elle finisse dans le lit du capitaine…à mesure qu’il échafaude cette impossibilité : un Hergé du futur devra dénouer ce noeud, après celui, encore plus gordien, de la relation Tintin-Haddock…)

Mais l’aporie est d’abord d’origine ancillaire (pardon : la question insoluble est celle de la domesticité…les mots savants économisent un peu d’encre) : où diable sont planqués les domestiques, ou employés de ce qu’on voudra, hommes et femmes de chambre, palefreniers (quand Haddock se pique de se promener à cheval), mécaniciens (dans Coke en stock Haddock conduit encore un luxueux cabriolet ; plus jamais ensuite), et jardiniers surtout – Nestor contre toute vraisemblance a l’air de tout faire, même le parc ; heureusement que Tournesol fait diversion avec ses roses…enfin, avec sa rose dédiée à Bianca, qu’elle fourre aussitôt sous le nez de son capitaine chéri (Cornack, Karpock, Bartock…l’incertitude sur le nom dit assez la certitude du désir pour un organe qui a bourlingué). J’ai récemment étudié ce chef-d’oeuvre absolu, Les bijoux de la Castafiore, comme une histoire de Roms, mais c’est aussi et peut-être surtout du Marivaux, du Beaumarchais, une opérette de Franz Lehar, de J.Strauss fils, un marivaudage délicieux dont Tintin significativement est exclu, alors même que c’est lui qui trouve la clé de l’énigme. Mais de la clef de l’énigme tout le monde se tamponne, car il ne s’agit pas de bijoux (pas de ceux d’une dame en tout cas) : seulement d’un monsieur au seuil de la vieillesse et qui doit faire des choix sexuels par rapport à ça. Or il est clair que ces choix sont une fois de plus éludés. Haddock a eu « une pauvre vieille mère » (Le crabe aux pinces d’or) et il n’a plus été question de femmes dans sa vie, sauf justement Bianca qui le poursuit jusque dans sa retraite de Moulinsart, en pure perte. Tout de même il ira la délivrer de la dictature de Tapioca, mais…

Moulinsart, on y vient de nulle part. C’est deux ou trois arrêts de train après Bruxelles, puis environ 3 km de marche pour Tintin (facile), et soudain Tintin casqué vient y garer sa mobylette, parce qu’en fait c’est là qu’il habite, d’ailleurs il porte des sortes de jeans au lieu de son éternel pantalon de golf. Il a épousé Moulinsart. Pourquoi ? Comment ? Apparemment ça ne nous regarde pas. C’est une affaire entre Haddock et lui. Quel révolutionnaire des moeurs, cet Hergé ! On s’étonne que les diverses manifs dites pour tous ne l’aient pas conspué, car son petit théâtre est presque à l’égal de celui de Racine (pas conspué non plus): passions exacerbées, troubles, ambiguës, non dites, où le politique (le pire) flirte dangereusement avec le sexe, d’autant plus absolu qu’il est inavoué (de l’infra-Racine, donc : car chez lui tout finit par s’avouer…mais alors tout le monde en crève). Hergé a trouvé le code secret qui sauve presque tout le monde (Rastapopoulos se réfugie chez les extraterrestres, alors que ce pauvre Wolff meurt pour de bon, seul dans l’espace…Enfant ça m’avait choqué. Et encore) – pourtant il voulait tuer Tintin dans son album inachevé, l’emporter dans sa tombe, mais quel orgueil démesuré au fond…Tintin depuis longtemps ne lui appartenait plus, il avait vendu sa délégation aux lecteurs, et il l’ignorait ?

Chacun de nous a son Moulinsart, le génie d’Hergé lui a donné forme, et nullement définitive, comme toutes ces vieilles pierres qui survivent en tables d’hôtes. Moulinsart n’existe pas, et pourtant je vous fiche mon billet que si on le construisait quelque part entre France et Wallonie il serait instantanément complet pour des décennies. Même si la chambre Louis XIII, franchement…Ou alors avec le moyen duc. Mais pas toute la nuit quand même.

Alain PRAUD

On peut lire aussi : Ciel, mes bijoux ! (une histoire de Roms) (21/11/2013)

Apollinaire, c’est maintenant

Le centenaire de la naissance de Guillaume Apollinaire (1980) ne m’a pas laissé un grand souvenir en termes de commémoration. Il est vrai que nous étions dans la déliquescence fiévreuse de la fin des années Giscard, avec pour Premier ministre Raymond Barre, qui certes se piquait de poésie à ses heures, mais plutôt de celle de son compatriote réunionnais Léon Dierx, qui eut son heure de notoriété vers les années Rimbaud, pas de chance. Et le ministre de la culture en 1980, qui était-ce ? Un certain Lecat, surtout chargé de la Communication, autrement dit du contrôle de l’ORTF… Soyons justes, il y eut tout de même sur la 2ème chaîne un téléfim signé Marcel Camus (l’auteur d’ Orfeu negro) et intitulé Les Amours du mal-Aimé, on dirait aujourd’hui un biopic, scénario et dialogues de Georges-Emmanuel Clancier tout de même, avec J-F. Balmer dans le rôle de Guillaume. Hélas sa diffusion m’a échappé.

Mais celui qui dès 1913 et la parution d’ Alcools écrivait au critique Henri Martineau : » Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie », avait tué, bien avant Aragon qui affectait de le traiter d’un peu haut, la notion de « poésie de circonstance ». Le même Aragon dira plus tard , par provocation bien sûr, qu’est poète celui qui va à la ligne plus souvent que les autres, mais oublions cette blague de potache : la poésie dit plus loin et plus profond. C’est ainsi que les derniers opus de Garcia Lorca (dont Poeta in Nueva York) annoncent la terrible guerre civile, laboratoire de la Seconde guerre mondiale. Que serait devenu Apollinaire s’il avait survécu à la grippe espagnole ? Dès 1917, André Breton avait eu cet élan de lucidité (il ne l’aura pas toujours) : « Il est des êtres qu’on aime assez pour ne pas vouloir se figurer leur histoire future ». C’était sage en effet, parce que d’autres l’ont fait à sa place, figeant le poète des Calligrammes le 9 novembre 1918 à 17 heures. Comme dans la Rome du XVIIe siècle il eût fallu courir partout avec un flambeau éteint en criant : « Orphée est mort ! » ainsi qu’ on le fit dit-on pour le compositeur Stradella. Cette fois c’était le cas de le dire, car cet apatride qui avait appris à lire en italien avait choisi d’écrire en français, bien avant d’être admis à la dignité de mourir pour la France – puisque son certificat de naturalisation ne va lui parvenir qu’après sa blessure et sa trépanation.

Alors quand je vais au Père-Lachaise m’entretenir un peu avec la simple stèle de Guillaume, après les immeubles prétentieux de Delacroix, de Rossini, etc., c’est avec une réelle émotion ; car sans cet apatride, le plus grand poète français du XXe siècle, une seule chose est assurée : que nous écririons tout autrement que nous n’écrivons. Quoi et comme, aucune importance désormais. Cet homme débonnaire, gouailleur, ouvert à tout ce qui était nouveau (on ferait le tri plus tard), a détourné le cours du temps. En même temps que lui, figure tutélaire, on découvrait Rimbaud et on s’extasiait ; mais c’est Apollinaire, ignorant Rimbaud, qui avec « Zone » nous lance sur le tremplin hasardeux du XXème siècle. Je sais bien qu’on dispute encore de la paternité de cette écriture nouvelle : Guillaume avait-il lu la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France de son futur ami, compagnon de blessure et rival un peu teigneux Blaise Cendrars, avant ou pendant l’écriture de « Zone » ? Même Laurence Campa, spécialiste entre les experts, avoue qu’elle n’en sait trop rien. Deux grands esprits se sont rencontrés ; je persiste à penser que l’un – celui qui mourut jeune – était plus grand que l’autre.

Je dis souvent – car je rapapiège, comme on dit en gascon – que les écrivains dont j’aurais recherché l’amitié se comptent sur les doigts des deux mains. Montaigne (en buvant le vin de ses vignes, pas très loin de Saint-Emilion), Stendhal, Flaubert par moments, Lorca, Pasolini…mais surtout Guillaume, Wilhelm de Kostrowitzky, Kostro pour les copains. Sauf par le talent naturellement nous différons si peu, exception faite de ce travers qu’il avait et moi non, la susceptibilité exacerbée, la jalousie maladive, causes de ses malheurs intimes, surtout avec Marie Laurencin qu’il adorait pourtant. Et si j’avais vécu au XVIIIème, mon siècle préféré pour toutes sortes de raisons – philosophiques et musicales surtout, et cet élan ! – alors Diderot sans hésitation, Mozart comme un fan un groupie, un impresario bénévole… Et sans doute une nuit mal famée avec Restif de la Bretonne, une soirée libertine avec Diderot, plus osée encore avec le Vénitien Casanova qui parlait français comme personne… Mais baste ! Apollinaire lui le premier, lui toujours. Alors peut-être que fauché comme lui par un virus qui tuait en 1918 rien qu’à Paris 200 personnes par jour (!), je n’aurais plus rien à dire, d’autres prenant le relais… Quoi qu’il en soit les années qui viennent seront, j’y veillerai, les années Apollinaire. Pour le bicentenaire de Stendhal je serai octogénaire (pardon : nonagénaire !), pas sûr du tout que la Camarde aux yeux vides me le permette. On essaiera. Il en vaut la peine lui aussi.

Alain PRAUD

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Laurence CAMPA : Guillaume Apollinaire, Biographies/Gallimard, 2013, 820 p., 30 euros.
Guillaume Apollinaire : Correspondance avec les artistes, 1903-1918, édition établie, présentée et annotée par Laurence Campa et Peter Read, Gallimard 2009, 944 p., 35 euros.

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Ciel, mes bijoux ! (une histoire de Roms)

J’ai appris le monde en lisant Tintin, entre l’âge de cinq ans et…maintenant, puisque chaque relecture m’apprend quelque chose, souvent avec l’aide de mes enfants à qui j’ai transmis ma passion, et qui parfois connaissent mieux que moi chaque case d’un album. Ainsi en va-t-il des Bijoux de la Castafiore, un pur chef-d’oeuvre, aussi irréprochable que Tintin au Tibet dont je parlerai plus tard. Tout a déjà été dit ? voire.

Les bijoux est un huis-clos ou quasiment, puisqu’on ne quitte jamais le château de Moulinsart et son parc ceint de hauts murs (sauf une brèche à paparazzi), à l’exception des quatre premières pages qui ont pour cadre la campagne alentour. Comme dans Racine – Bajazet surtout, où c’est effrayant – tout s’agence de telle sorte que personne ne puisse quitter les lieux : la marche brisée (c’est tout dire), gag récurrent de la page 5 à la page 62 et ultime, est là pour bien surligner la chose. Elle cause la chute de Tournesol, puis de Nestor, puis de Haddock et là c’est décisif : le maître des lieux, entorse avec déchirures ligamentaires, est assigné à résidence. Donc Tintin aussi, puisqu’il s’agit…d’un couple, ou de ce qu’on voudra. Ce qui est sûr c’est qu’ils sont inséparables comme Montaigne et La Boétie, ou Laurel et Hardy, ou…Bref ils restent ensemble, et ensemble subissent l’intrusion de l’élément perturbateur, récurrent lui(elle) aussi depuis Le sceptre d’Ottokar, j’ai nommé Casta diva, Bianca Castafiore en personne, qui s’invite sans façons entre les Indes et les Amériques. Qu’a donc fait ce charmant manoir belge pour subir pareille tempête ? Eh bien c’est toute la question.

Car la vraie perturbation – et en cela le titre nous égare – n’est pas la Castafiore, mais bien la caravane de nomades que nous découvrons dès la première page. A partir de là ce n’est plus du Racine, mais du Feydeau et du Chaplin et bien d’autres choses encore, car bon gré mal gré tout le monde ou presque va devoir se définir (dire quel est son mode d’être) en relation avec ces nomades que Haddock a invités sur ses terres, spontanément, au mépris du qu’en-dira-t-on (Haddock est un héros catho-kantien, la main sur le coeur et le coeur sur la main, avec par surcroît l’ivresse nietzschéenne). Là est le noeud de toute l’action : une histoire de Roms. Et comme toujours chez Hergé la médiation est le fait d’un enfant : Tchang, Zorrino (sans doute le plus émouvant), Tchang encore, ici Miarka la petite Bohémienne, libre et vénéneuse comme Carmen. Une Carmen de six ans, et qui mord pour de vrai (le corps du capitaine est curieusement éprouvé, puisque après son entorse il est encore mordu par un perroquet, avant d’être piqué par une guêpe en humant une rose – ces deux derniers accidents directement imputables à la Castafiore).

Mais qui sont ces gens au juste (Auguste, diraient les Dupondt) ? Tintin, comme plus tard les Dupondt, les appelle indifféremment Romanichels ou Bohémiens, Nestor horrifié uniquement Bohémiens, quand le commandant de gendarmerie (belge) dit seulement « nomades ». Eux-mêmes se baptisent Tziganes, ce qui est aussi le choix de Tournesol (et, notons-le, d’Apollinaire, bien avant). Dans la version en anglais tout le monde dit « gipsies », sauf eux-mêmes toujours (« Romany ») et curieusement Haddock (« a Romany camp »). Cette nomination plurielle, indécise, dit assez à elle seule le nomadisme, l’absence de racines. On est d’où on naît, dit mon ami Pierre Bergounioux. Pas eux, qui naissent en voyage et ne sont de nulle part. Si personne ne les nomme Gitans et Manouches, c’est que nous sommes en Belgique, bien loin du Midi méditerranéen où ces termes valent stigmatisation – en Espagne surtout, où la Reconquista les a sédentarisés de force dans de véritables ghettos andalous (Granada, Sevilla, Cordoba, etc). On n’attendait pas Hergé sur ce terrain, or il y joue sa partie, et mieux que bien.

Car seuls Haddock et Tintin surtout sortent blancs comme neige de cette histoire (Milou, en anglais Snowy, n’a pas d’opinion sur la question). Alors que nul « vol » n’a eu lieu, ni n’aura jamais lieu (rien n’aura eu lieu que le lieu, aurait pu dire Mallarmé), tout accuse d’avance les Romanichels : Nestor, larbin de toute éternité, en sait quelque chose, mais aussi la gendarmerie, et in fine « la Secrète », les Dupondt, le fond du ridicule (ils sont en train de (re)perdre l’Emeraude dont ils ont revendiqué la garde). Tintin, et (à son exemple ?) Haddock, ne doute jamais : il sait où sont le bien et le mal, et n’en démord pas, perinde ac cadaver. Alors (oui, c’est une conséquence) la nature/le monde lui donne raison. Les Romanichels sont innocents dès l’origine, bons sauvages occupés à des travaux de vannerie (l’oncle Matéo, p.25), d’ailleurs occupants de roulottes hippomobiles (1963) dont j’ai moi aussi, enfant, maintes fois entendu parler, mais que pour ma part je n’ai jamais vues. A l’instar de Rousseau, Hergé postule une sorte d’état de nature, ou du moins d’innocence, qui met tout autre en difficulté, au moins en porte à faux.

Le reste, l’architecture arachnéenne du récit, c’est le talent et rien d’autre. A tout instant, dès qu’on allait s’ennuyer, un gag, un sketch, une impro comme faisait Molière, a sauvé la situation et permis d’avancer encore. Puisque le vrai sujet est le sort des Roms, le plus urgent est de faire oublier ce pensum aux lecteurs – qui sont, rappelons-le, des centaines de millions, des milliards peut-être. Heureusement Hergé n’avait pas encore pris la mesure du « politiquement correct » à l’américaine, il était son propre maître en la matière…quel privilège ! Alors ces bijoux, de quoi ça parle en vérité ? De rien, de vous, de moi, de la vie ensemble, de la célébrité chose absolument contingente selon Epicure, et même néfaste. Mais la Castafiore traverse cette histoire sans jamais y prendre part, comme dans sa vie de casta diva. Un jour on la réveillera, aussitôt elle en mourra comme dans les contes de fées, comme dans la vraie vie aussi, il y a des gens nous le savons bien qu’il ne faut surtout pas réveiller (« C’est à votre perroquet que vous parlez ? ») – Hergé a tout compris sur ce point. Elle part chanter non Rossini mais sa propre inanité.

Quant à la marche du grand escalier elle ne sera jamais reconstituée parce que la fin est proche, le château comme tout le monde va se dégrader et mourir. Et le jeu de mots métalinguistique on ne l’avait pas vu venir, de vrai on n’avait rien vu : La gazza ladra, la Pie voleuse de Rossini qui disculpe définitivement les Roms (déjà dans L’Ile noire elle avait dérobé la clef de la caserne des pompiers), il a fallu la culture musicale de Tintin, pourtant toute relative (nulle part ailleurs elle ne se manifeste – mais je veux bien être démenti)… En vérité la Castafiore ne chante pas mal, cela se saurait, les médias en premier – elle n’est que son chant, comme la pie, comme la chouette qui l’effraie (ah, ces gens qui n’ont jamais dormi à la campagne…) Et elle a beau prendre des avions, elle demeure prisonnière de son répertoire. Seule la nature chante en liberté. Et quelques Romanichels.

Alain PRAUD

Pierre Bergounioux : le style, et après

Le dernier opus de Pierre Bergounioux se présente comme une dissertation, ou comme les deux fameux Discours de Rousseau. Il en a la brièveté (relative) et surtout l’ambition. De quoi s’agit-il ? De fonder en raison une thèse paradoxale, c’est à dire qui va à contre-courant d’une opinion reçue par tous ou presque : que les sciences et les arts conduisent au bonheur collectif (Rousseau, premier discours), que ce qu’il est convenu d’appeler « le style » n’est qu’un agréable supplément de la littérature, une marque individuelle contenue dans le procès d’écrire et lui seul (Bergounioux).

A rebours donc de cette doxa (« le style, c’est l’homme »), Pierre Bergounioux affirme – et, on peut le dire, démontre – que le style, comme la littérature elle-même, est le produit d’évolutions ou de révolutions irréversibles des modes de production et de leurs conditions matérielles, concrètes. Et cela, depuis l’apparition (et la parution, épiphanique de là où nous sommes) de l’écriture. Car de livre en livre (et plus que dans les récits de la collection blanche-Gallimard, dans ces brefs opuscules parus surtout chez Verdier ou Fata Morgana, comme La casse, La ligne, Le matin des origines, Le grand sylvain), tout est affaire non seulement d’histoire mais d’archéologie, quand ce n’est pas de géologie. On est d’où on naît (formule martelée, un peu trop peut-être), on devient ce que les conditions de production et d’échange nous permettent de devenir ; ou bien on s’arrache à cette détermination, mais cette révolte même, ou ce stigmate du génie, sont encore frappés du sceau de l’histoire, ne se conçoivent pas en dehors d’elle. Homère, Stendhal ou Faulkner, c’est la même loi d’airain. Le moi est haïssable, l’individuel est un des visages de la tyrannie (Hegel), l’artiste en marge et au-dessus de la mêlée est illusion et imposture (Marx, Bourdieu). On croit savoir tout cela, mais non, et ce dernier opus de Pierre Bergounioux rappelle, jusqu’en sa page ultime, le Second Discours (sur l’inégalité) de Rousseau.

On peut trouver tout cela un brin dogmatique, et sourire des lendemains qui chantent, que prudemment Pierre Bergounioux renvoie aux calendes grecques (le style, alors, sera l’affaire de tous, comme la poésie selon Lautréamont). Mais pour le réfuter, il faut d’abord réfuter beaucoup de monde, penseurs et savants. Et la trame raisonnante, qu’on le sache, est fort serrée. Comme si le livre, chaque livre (depuis Catherine, 1984), était le produit, ou pour le dire plus scientifiquement la dernière strate d’un continent de pensées empilées. La trace est la bête, dit un vieux texte sanscrit. Suivre un tel auteur à la trace est absolument nécessaire, tant cette trace est aussi la nôtre, à tous tant que nous sommes. Car Pierre Bergounioux est peut-être le seul écrivain contemporain à donner ce sentiment d’écriture collective, comme si nous pensions en lui, comme si nous nous pensions avec et par lui (même si nous ne sommes pas d’accord avec lui sur tout…C’est ça qui est fort)…

En somme une écriture au-devant de soi, résolument programmatique, utopique même, s’il est vrai que l’utopie est ce souffle ajouté qui permet au réel de rester vivant, ou en tout cas praticable, en attendant.

Alain PRAUD

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Pierre BERGOUNIOUX, Le style comme expérience, Editions de l’Olivier, septembre 2013

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Des romans, pour quoi faire ?

Je déteste qu’on me raconte des histoires.

Dans mon enfance, autant qu’il m’en souvienne, les contes de fées me laissaient de marbre, pour la plupart.
Je n’avais pas non plus d’objet genre doudou. Pas de peluches. Seulement un mouchoir blanc, que je laissai tomber dans la rivière. Je n’en voulus pas d’autre.

Comme je ne parlais toujours pas, on consulta. Mais de toutes mes oreilles, et je les avais grandes, j’écoutais les gens, la radio. Un jour je me décidai à proférer une phrase complète. Et je n’ai plus cessé. Je faisais rire dans les lieux publics. A l’école pour ce motif je fus maintes fois puni, c’est à dire giflé. Rien n’y fit.

Puis je me tus et me mis à lire pour de bon : des romans, par dizaines. Puis centaines sans doute. L’été de mes treize ans, ou quatorze, un roman policier par jour. Il n’y a que deux romans policiers : celui où l’assassin est connu dès le début, celui où il faut attendre la fin. Crime et châtiment ou Mort sur le Nil. Je préfère de loin le premier. Le suspense ne m’intéresse pas. Seul m’importe le suspens. Je m’amuse toujours de qui se bouche les oreilles pour ne pas s’entendre conter la fin d’un roman ou d’un film : l’important n’est pas de savoir si le héros meurt à la fin, mais pourquoi on le fait mourir – et surtout, par quel cheminement de mots.
Une histoire qu’on raconte, ce sont des mots en un certain ordre assemblés après avoir été choisis. Mais ce ne sont que des mots. On rougit de rappeler ces choses. On sait, dès l’affaire engagée, que Julien Sorel meurt à la fin, et Emma Bovary, et la Bérénice d’Aurélien. Il ne peut en être autrement, la piste des mots va là. Mais Raskolnikov ne meurt pas, ni Des Grieux, ni Bardamu. Ce n’est pas forcément plus drôle. La mort de Frédéric Moreau est le non-roman impossible que Flaubert lui-même n’a pas tenté d’écrire.

Très tôt, mystérieusement, je n’ai plus voulu être au monde. Je ne mangeais que de force et ne dormais que sous gardénal. Les images et les mots m’ont ramené à la vie. Les images, non le réel. Les mots, pas les histoires. Le sort du Chaperon rouge me troublait bien moins que le « petit pot de beurre » et surtout « Tire la bobinette, la chevillette cherra », formule autrement plus fascinante qu’un loup contrefaisant la grand-mère.

C’est le comment qui compte. Comment dire – comment taire. « Mais comment était-ce ? comment était-ce ? » se demande en boucle le narrateur de La route des Flandres. Ce que c’était, il le sait – c’est le comment qui est perdu. Avant de perdre la mémoire des choses nous perdons, sans cesse, et irrémédiablement, leur comment. Je puis bien raconter mon enfance, les faits en sont connus, les repères normés, les documents archivés ; mais je dois réinventer le comment des choses ; alors je raconte comment, je raconte comme on ment.

Croyez-vous à la résurrection de Lazare ? lance à Raskolnikov (Pierre Blanchar) le tortueux commissaire Porphyre (Harry Baur). Et devant l’étonnement de l’autre il ajoute, plus fort : Y croyez-vous littéralement ? Tout est là. A sa mère qui se risquait à lui demander le sens d’ Une saison en enfer, Rimbaud aurait répondu, « d’un air tout modeste » (selon sa soeur Isabelle, cinquante ans après) : « J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. »

Ce que je partage avec Rimbaud (comme d’autres, et avec d’autres) : la littéralité des choses m’importe au premier chef.

Tout le monde aime Les Misérables, au besoin sans l’avoir lu. Privilège du génie. Mais ce que tout le monde aime, Jean Valjean, Cosette, Fantine, Marius, Gavroche même, je ne dis pas que le père Hugo s’en désintéressait – je tiens que c’était pour lui parodie et ornementation. Parodie, sans ironie, sans cruauté, des feuilletons populaires (vous voyez bien que moi aussi je peux) ; ornementation comme chez les grands Baroques – Caldara, Couperin, Biber, Bach – où elle est aussi importante que les plumes de l’oiseau (écouterait-on le chant d’un oiseau sans plumes ?). Sans le plumage chatoyant de l’histoire de Valjean et de Cosette, conte pathétique, ambigu et cruel, nul ou presque ne lirait ce monument. Or justement le monument est ailleurs, dans l’immense récit de Waterloo, l’épopée des barricades (personne n’a fait mieux – comme personne n’a surpassé la séquence chaotique et grandiose du film de Raymond Bernard), et jusqu’à l’histoire des égouts de Paris. Comme Manzoni, Melville, Tolstoï, Joyce, Lowry, peu d’autres, Hugo a voulu que le monde devienne un livre ; un livre-monde. Une encyclopédie provisoire des choses humaines. Une cathédrale humaniste.

Dans les années 60 a soufflé un vent qui a cru mettre toutes choses par terre. Il ne s’agissait que de jeter à bas tout ce que nous avions cru valide : la représentation sous quelque forme, toute survivance du clavier bien tempéré, la danse autrement que nu, toute écriture permettant la moindre image mentale. J’avais 18 ans, j’autorise quiconque à dire que c’est le plus bel âge de la vie et j’adhérais à tout cela ou presque. Ce qu’on appelait le Nouveau Roman fut une révélation, d’ailleurs assez tardive, Claude Simon d’abord puis quelques autres, Ollier surtout. Plus tard encore Maurice Roche et l’incipit de Compact : « Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue ». Il en fallait peu, dira-t-on, pour nous émouvoir. Sans doute. Mais nous sortions de près de deux siècles de romans à la Balzac, qu’en plus la critique marxiste nous présentait comme un horizon indépassable. Alors tout effacement de la diégèse, du personnage, de la psychologie, de la sociologie, de l’idéologie, de l’eschatologie, etc. dans le roman pour commencer (et au cinéma), c’était de l’oxygène pur. Mais on se livra à tant d’excès dans cette nouvelle scholastique que l’envie de s’entendre raconter des histoires comme avant revint en force. Alors nous en sommes revenus assez massivement à la pâtée pour chats des années 30 ; ce qui ne rajeunit personne, on en conviendra.

Un poncif universitaire disait pourtant qu’on était passé de l’écriture d’une aventure à l’aventure d’une écriture. Et pour moi La bataille de Pharsale de Claude Simon, La vie mode d’emploi de Georges Perec étaient les parangons de cette nouvelle esthétique. Mais au coeur des années 80 il fallut déchanter et revenir à des sentiments plus consensuels. Car avec la poésie on peut rigoler et gaspiller, pas avec le roman : les sommes en jeu sont colossales, sur un seul de nos insensés « Prix littéraires » une maison d’édition peut péricliter ou renaître de ses cendres. Tout se joue, même, entre deux ou trois maisons, bientôt sans doute un seul groupe qui distribuera les rôles pour faire illusion.

Alors je ne lis plus que les romans de mes amis, et des amis de mes amis, qui ne briguent aucun prix et n’ont pas peur de l’aventure : Pierre Bergounioux, Jean-Paul Goux, François Bon, Pierre Michon, Jean Echenoz, Annie Ernaux…Ajoutons par faveur spéciale des étrangers comme Jim Harrison ou Haruki Murakami.

Mais déjà on fait des découvertes en examinant l’incipit de Madame Bovary. Ecoutez voir :
Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, (6+7=13) suivi d’un nouveau habillé en bourgeois (5+6=11) et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre (6+7=13). Ceux qui dormaient se réveillèrent, (4+4) et chacun se leva, comme surpris dans son travail. (6+8)
Ces quatre lignes, nous le savons, Flaubert les a remâchées dans tous les sens avant de les fixer ainsi. Or que voit-on ? Le premier segment est pair (6), puis c’est l’entrée de ce groupe improbable, le proviseur, le nouveau, le garçon de classe : tout devient impair (13/11/13). De nouveau les installés, ce nous à jamais énigmatique, où tout est carré, 4,6,8, 4+4, 6+8. Qu’est-ce à dire ?
Peu importe ce que Flaubert a clairement voulu – le principal c’est ce qu’il dit. Littéralement. Les élèves, les assis (qui dorment), l’étude et le prof qui la surveille (en somnolant, lui aussi), c’est la quadrature du conformisme, des clercs de notaire (Léon), des pharmaciens (Homais), des bourgeois (« J’appelle bourgeois tout ce qui est bête »). Le nouveau, l’intrus, le bouffon et son cortège carnavalesque, c’est Charles Bovary (Charbovari ! = charivari), celui qui quoi qu’il fasse est du côté de l’impair, quand il n’est pas l’Impair personnifié (l’anti-mari qu’il est sans cesse, le toubib a minima, la désastreuse opération du pied-bot). Flaubert « gueulait » ses phrases pour les éprouver. Et moi, c’est ce que j’entends. Rimbaud : J’ai voulu dire ce que ça dit.

Celui qui a osé commencer : Longtemps, je me suis couché de bonne heure a voulu, avec ce décasyllabe « moderne »(à 2 césures) signifier au monde qu’il entreprenait une geste aussi ambitieuse que la Chanson de Roland.

« Tout ce qui commence en ce monde est le commencement d’un monde » (Ricoeur). Qui ose commencer un monde est un grand aventurier et un grand ascète. Je n’ai jamais osé, parce que je ne suis ni l’un ni l’autre. Ou un peu l’un mais pas assez l’autre. Comme presque tout le monde. Poète, c’est finalement plus facile. Enfin, en ce sens-là.

Alain PRAUD

La Maison d’ Alain Leygonie

Nous autres, la plupart, avons un toit, une habitation provisoire sur cette terre. Certains, beaucoup plus rares, ont une Maison, un toit depuis des générations, voire des siècles. Il est facile de vider les lieux à qui est comme l’oiseau sur la branche ; mais à celui qui depuis toujours a ses fondations, ses arbres, son puits, qui s’adosse à l’église, y a son banc, et même sa cloche… A celui-là le départ, le délaissement, le dessaisissement (des murs, des meubles, des fruits, des arômes, de l’air) est un arrachement.

Ceci n’est pas un roman. Le dernier livre d’Alain Leygonie, le plus franchement autobiographique à ce jour de son auteur, est le récit d’un arrachement, et plus que cela : d’un deuil, de l’adieu aux ombres, aux morts qui reposent là, tout près. Un livre quasiment religieux donc, mais où rien ne pèse parce que rien n’appuie. La vie est une maladie mortelle, on le sait bien, raison de plus pour ne pas abuser en communiquant au lecteur bénévole ses angoisses, et pourquoi pas son ressentiment, tant qu’on y est. Cette propension de tous les temps, mais spécialement du nôtre, est étrangère au classicisme d’Alain Leygonie. Et qu’est-ce que le classicisme ? De la tenue, de la retenue. Un refus de céder au sombre volcanisme de l’être, comme à son jaillissement dionysiaque. C’est comme les buis : bien taillés ils restituent généreusement leur parfum d’ombre, de cloître, de Moyen-Age même. Autrement ça envahit tout l’espace.

Voilà bien quarante ans que Leygonie taille ses buis, ceux de l’écriture. D’abord la nouvelle, où il excelle, école de maîtrise s’il en est. La trentaine de brefs chapitres de ce livre se lit comme autant de nouvelles ciselées, légères (« Les fleurs du jardin ») ou philosophiques (« Les ancêtres »), truculentes (« Tonton René ») ou déchirantes (« Le petit frère », qu’on ne peut lire que les larmes aux yeux). Car être classique, ce n’est pas être corseté dans la froideur et le détachement ; c’est tenir les affects sous contrôle, comme une meute de chiens courants. On les soigne, on les flatte, on les règle de la voix, du sifflet ; quand il le faut on les lâche. Ce livre a l’ordonnance des grandes parties de chasse à l’ancienne, avec livrées et sonneries, fragrances de sous-bois, vacarmes d’oiseaux, frais ruisseaux, jeux d’ombre et de lumière. Mais la proie (la bête) est introuvable, donne le change, se dérobe comme les nuages ; car la proie n’est rien d’autre que la mémoire, matière infidèle s’il en est, fugitive, oublieuse, changeante, un perpétuel chatoiement de mirages.

Alain Leygonie, maître conteur, ne (se) raconte pas par plaisir ou loisir, mais de plus en plus par une sorte de nécessité impérieuse : celle, quand il en est temps encore, de dire ce qui fut, dans un dialogue serré avec les ancêtres, les parents, les enfants, et tous ceux encore à naître. Témoigner, passer le relais, faire le lien. Ce qu’attestait il y a longtemps déjà la brève incursion dans un village béninois, sur l’autre rive du fleuve Mono (« Les ancêtres ») :

La vie éternelle dont parlent les religions, c’est ça : quelque chose comme un passage de témoin, la vie à cloche-pied d’être en être, de génération en génération.

L’entreprise autobiographique, réduite au prétentieux dessein de se raconter, est parfaitement vaine. Elle n’a de chance de nous atteindre, de nous toucher (mais alors au coeur) que si elle vise à l’universel. Ce n’est pas tant de lui que nous parle l’auteur de ce livre salubre et fort, que de nous, ses frères humains. On voudrait n’avoir à lire que des choses de cette étoffe.

Alain PRAUD

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Alain LEYGONIE : La Maison, éditions Privat.
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