Orphée enfant, 8 : Julien Gauthier (déploration)

Ce quinze août au nord du Canada sur la rive du fleuve Mackenzie un Français de 44 ans a été enlevé et tué par un grizzly. L’accident est rare, et l’info a fait le tour du monde. Ce Français n’était ni un touriste (il était d’origine canadienne) ni un randonneur, ni un aventurier (quoique). Julien Gauthier était preneur de son et compositeur, professeur au conservatoire de Gennevilliers, connu et respecté de ses pairs aussi bien en métropole qu’à la Réunion…

En 2016 Julien Gauthier a obtenu le rare privilège de demeurer en immersion totale dans l’archipel des Kerguélen qui dépend des TAAF (terres australes et antarctiques françaises) gérées depuis la Réunion et où seuls des scientifiques peuvent temporairement résider. Le seul moyen d’y aller est le Marion-Dufresne, 15 jours de mer pas commode à l’aller comme au retour. Il est resté quatre mois sur place à enregistrer les sons de la nature, vents hurlants, cris d’oiseaux, chants d’éléphants de mer, en vue d’une symphonie dite Australe, créée en 2018 par l’Orchestre symphonique de Bretagne. Cette oeuvre devait être interprétée par l’orchestre du CRR le 17 novembre dernier à la Réunion sous la direction de Laurent Goossaert, concert différé pour cause d’agitation sociale et renvoyé en novembre 2019. Ce sera un concert en hommage.

Les musiciens du CRR parlent du compositeur avec émotion, et il faut voir Laurent Goossaert parler d’eux et de leur contact immédiat avec cette musique si exigeante, qui reprend et réorganise tous les grands codes de la musique symphonique moderne, de Stravinsky (le plus évident) à Dutilleux, avec aussi les sons de cette nature extrême. C’est une trame richement colorée, plus tropicale qu’antarctique, de la famille si l’on veut des Connesson, des Dalbavie. Un vrai métier, séduisant sans complaisance. De la belle ouvrage.

Après un mois en isolation à Ouessant ce diable d’homme avait donné une pièce intitulée Ar Gwalarn et donnée en mai 2019 par l’OSB. Un homme heureux en somme, mais toujours en recherche d’ailleurs comme tout artiste véritable. Alors avec une amie photographe scientifique connue aux Kerguélen il avait formé un nouveau et très ambitieux projet, la descente en canoé sur 1500 km de l’immense fleuve Mackenzie, avec prise de sons et de notes. C’est là que son destin l’a croisé.

Les grands prédateurs de ces régions quasi inhabitées ne croisent jamais d’humains, ne savent ce que c’est, même. Un être à sang chaud est une proie. Le jeune Bela Bartok parcourant la Transylvanie avec son magnétophone primitif aurait pu finir ainsi, il n’en fut rien. Julien Gauthier était la pointe audacieuse d’une musique qui ne va faire que s’épanouir, n’en doutons pas. La paix de la grande forêt soit à jamais sur lui.

Alain PRAUD

KW Kwatyor + LABELLE

Je suis toujours très attentif à la création contemporaine, on le sait. J’étais donc présent à la nouvelle prestation de l’orchestre du CRR de la Réunion sous la direction de Laurent Goossaert. Parlons d’abord du KW KWatyor que je défends depuis longtemps comme l’une des plus brillantes formations de l’île, et quasi la seule de son module. Le mouvement Different trains de Steve Reich qui ouvrait la soirée était impressionnant d’énergie comme on pouvait s’y attendre, et cette pièce par son pathos justement timbré faisait attendre une grande oeuvre, dans laquelle du reste le KW joue un rôle essentiel.
C’est là que je n’ai pas été complètement convaincu. D’abord le concept de « Concert-Univers » m’a paru assez pauvre (le KWatyor + quelques vents solistes (flûte, clarinette), et beaucoup de percussions, c’est la mode surtout dans le sud, mais par moments on n’entendait que ça, et il y a deux générations à qui ça casse les oreilles : la mienne (celle de Beethoven en gros), et celle de mes enfants qui ont manqué s’endormir. Car en matière de vacarme ils ont de tout autres références, dont on se doute que je ne les partage pas davantage. Ce néanmoins mes filles de 17 et 15 ans ont déclaré la prestation, l’une « fort intéressante », l’autre suspendant son jugement.
Moi aussi je suspens mon jugement. Car s’il s’agissait de mettre en musique le prodigieux chaos cosmique au milieu duquel le hasard nous a placés, Haydn (la Création) ou Stravinsky (Le Sacre du Printemps) savaient fort bien le faire, sans parler de plus contemporains comme Xenakis. Ici il m’a semblé que la masse percussive masquait quelque peu l’énergie interne plutôt molle du compositeur. Pourquoi ne pas montrer davantage l’étrange instrument indien vaguement sîtâr qui n’apporte rien d’essentiel ? Surtout pourquoi ne pas utiliser davantage l’électronique, restée au niveau des concerts des années 70 entendus aux festivals de Royan, de Saintes, de Donaueschingen ? Je m’attendais à des choses que j’ai entendues en 1978, désolé. Il y a mille choses à faire avec l’électronique et désormais l’informatique, des voix venues de partout qui prennent le public dans une nasse de prodiges, je ne vais pas citer tous et toutes les compositeurs et -trices qui s’y essayent, c’est tout le monde. Là j’ai entendu une heure plutôt agréable de world-music très inspirée du minimalisme américain. Mais ce n’est pas ce que j’étais venu glaner comme beauté moderne.
Bravo comme toujours au KW et à son nouveau cello que j’ai bien observé et qu’il me tarde de rencontrer car je crois que c’est un phénomène comme le précédent. Et à la direction à la fois énergique et d’une précision suisse de Laurent Goossaert. Grand souvenir de Puccini, maestro !

Alain PRAUD

Orphée enfant 7 : Oriental Road

On sait, ce n’est plus un secret pour personne, à quel point je suis fan du KW Kwatyor de la Réunion. Eh bien après le concert de ce soir je persiste et je signe. Ce fut une folie, un moment de folie musicale indescriptible, que cependant je vais tenter d’évoquer.
Et tout de suite je vais parler de Nietzsche, car mon philosophe préféré celui qui m’a fait naître à un semblant de pensée était là présent tout entier, avec son premier grand livre admiré de Brahms et de Wagner, La Naissance de la Tragédie :  » Ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient. » Quand on lit cela à 15 ans et qu’on est en recherche de ce que Nietzsche appellera « un port dans la morale » (pour dire qu’il est introuvable), on est comme foudroyé. Ce soir en écoutant (non, en recevant par tous les pores de la peau) la musique impérieuse, improbable, impossible, salvatrice, apotropaïque, du Kwatyor augmenté du percussionniste Vincent Philéas, un peu de mon corps était là, assis. Le reste, l’essentiel, était ailleurs dans des nuées des souks des steppes des carousels des noubas des concours de bozkashi, les funérailles de Mumtaz la Perle du Palais pour qui fut érigé le Taj Mahal plus beau monument qui soit au monde et dont le seul souvenir me noue la gorge, et au fond dans tellement de choses entre nous humains et que nous sommes prêts à multiplier comme aux Noces de Cana les pains et les poissons, finalement le vin. Vous n’y croyez pas ? Moi non plus, et faudrait-il cela pour aimer Bach, Mozart, Rossini, Puccini ? Je n’y crois pas et ce soir sous mes yeux et dans mes oreilles un moment de beauté a valu l’univers entier, comment est-ce possible même si Keats a écrit ce vers intraduisible autrement que de façon ridicule,

A thing of beauty is a joy for ever

Oui je pensais sans cesse à ce vers incroyable, baigné dans cette musique aussi incroyable, et comme dans un interminable orgasme, dirai-je un orgasme sans corps ? non cependant, seuls les amants de la musique comprennent, et il n’y avait ce soir que des amants de la musique. Je l’ai déjà raconté ailleurs mais un blog de bientôt 2000 pages c’est comme une vie de prof ou de perroquet, alors je recommence. En 1969 j’étais en première année à Saint-Cloud et le dimanche le restau fermé on descendait à Boulogne manger chez Ahmed à Billancourt près des usines Renault. Ahmed avait un autre avantage, un Scopitone sur lequel on pouvait passer les tubes du Moyen-Orient, dont un libanais chanté par une fausse blonde et qui disait Allo Allo Allo Beyrouth ? Je vous laisse faire l’accent, on raffolait de cet Orient lointain, si lointain même pour Ahmed et son couscous (vraiment) royal qui ne savait quand il reverrait sa Kabylie le pauvre, pas islamiste pour un sou et faisant crédit aux indigents.

Oui ce soir je repensais à tout cela si cet orgasme musical permet encore de penser, cependant que ces fous du Kwatyor déchaînés par Philéas ses cymbales sa derbouka incendiaient l’air autour de nous avant une « Marche (vraiment) turque » à propos de laquelle je dois gourmander Nils porte-parole de cette soirée : non, cher Nils Mozart ne s’est pas retourné dans sa tombe ni une ni deux fois mais s’il l’avait pu il aurait sauté de sa boite pour hurler de rire parmi nous parce que sa musique supposait tellement celle que vous avez réalisée qu’on ne peut plus l’entendre autrement désormais. Idem pour la Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme de Charpentier. Le public déjà enthousiaste, c’était à la fois l’ennemi et l’exotisme si proche, les mains courtisanes devaient claquer, les escarpins marquer la mesure car tout le monde savait danser à l’exemple de LOUIS. Philéas et le Kwatyor avaient choisi d’être pieds nus et les pieds marquaient la cadence, à tour de rôle les musiciens jouaient debout ou devenaient percussionnistes, jouaient aussi « col legno » avec le bois de leurs archets, par moments on pensait aux Quatuors de Bartok, à la musique de Kurtag, à quelque expérimentation d’avant-garde même s’il n’y a plus aujourd’hui d’avant-gardes, rien que des Orphée enfant partout dans ce monde auquel nous persistons à croire envers et contre tout. Choukran, merci, oui mille fois merci à vous Eva Kahina Marc-André Nils Vincent. Grâces vous soient rendues. Comme on disait du temps de LOUIS c’était du dernier beau.

Alain PRAUD

Orphée enfant, 6 : Puissance du quatuor / Frédéric Aurier

Ce n’est pas rien de jouer dans un quatuor à cordes : on est quatre à se regarder et s’écouter les uns les autres, à s’envoyer des signes imperceptibles pour que tout fonctionne. Pas de chef comme dans un orchestre, à la rigueur le 1er violon lance le mouvement, pas forcément lui. C’est une société d’amateurs profondément démocrates et même égalitaires, et devenus professionnels (quand ? après le premier disque ? la première invitation à France-Musiques ?) rien ne change. Sinon rien ne fonctionnerait.

Ce n’est pas rien d’écrire un quatuor. Au début c’était un ensemble un peu expérimental, dont les expérimentateurs les plus connus furent Haydn et Johann Christian Bach (le Bach de Londres), bientôt suivis de Mozart, de Beethoven, d’autres par centaines. Il faut écouter les quatuors de Beethoven, du premier au dernier (par exemple dans la version du quatuor Alban Berg, 1999) pour mesurer la trajectoire du génie, de l’orbite de Haydn à des années-lumière. Dans ses tout derniers quatuors (op. 130 à 132, avec la fameuse Grande Fugue op.133, chef-d’oeuvre absolu) Beethoven donne tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a, tout ce qu’il attend du futur – il faudra attendre Bartok pour aller plus loin en audace et rigueur. Et pas même plus loin, mais ailleurs, autrement. Beaucoup de compositeurs ont longtemps différé l’écriture d’un quatuor, et certains (Debussy, Ravel, Messiaen dans d’autres circonstances et avec d’autres instruments) se sont arrêtés à l’enfant unique.

Samedi soir 12 décembre, dans l’auditorium du conservatoire de Saint-Benoit de la Réunion, devant plusieurs dizaines d’enfants et d’adolescents du CRR, en stage depuis une semaine, se produisaient deux quatuors : le KW Kwatyor de la Réunion et le quatuor Béla, formé en 2006, un jeune quatuor qui monte comme on dit. Le Béla commençait avec ce monument historique qu’est le quatuor de Debussy, donné avec autorité, finesse, sans oublier un certain post-romantisme étourdissant, capiteux, que j’ai toujours entendu dans cette oeuvre, et bien sûr une grande homogénéité. Suivait le KWatyor avec le quatuor n°5 de Phil Glass, remarquable d’énergie et de précision – tempi impeccables sans quoi cette musique est impossible, pizzicatti ensemble au 1/10e de seconde, rondeur dionysiaque de la construction, immense optimisme. On peut contester cette esthétique, moi j’aime Glass depuis quarante ans (Einstein on the beach, dont on entend des échos dans ce quatuor) et ne vois pas de raisons de l’aimer moins que Boulez ou Ligeti, surtout dans une interprétation aussi engagée. La troisième oeuvre au programme, Prélude et Scherzo de Chostakovitch pour octuor à cordes, une pièce de jeunesse rarement jouée, éclatait d’audace et de violence prospective. On imagine ce que serait devenu ce compositeur brillantissime sans le stalinisme qui l’a bridé, j’en ai parlé il y a peu : s’il y a quelque part un martyr de l’Histoire c’est lui, quelle audace, quelle énergie impossible en son temps sauf chez Stravinsky et Prokofiev, sachant à peine ce qui se tramait du côté de l’Ecole de Vienne, tout ce que la révolution bolchévik avait déclaré tabou car « formaliste », équivalent approximatif de ce que le Nazisme appelait « art dégénéré » (Entartetekunst / Entartetemusik) puisque représenté par des artistes et compositeurs juifs…

Justement le quatuor Béla a enregistré un disque fort applaudi (y compris récemment sur France-Musiques) des musiques que le pouvoir nazi qualifiait de « dégénérées » (outre Mendelssohn naturellement) : Schulhoff, Krasa, Haas, tous trois détenus à Terezin, camp pour la frime et la Croix-Rouge, tous trois gazés à Auschwitz-Birkenau. Au-delà, les Béla s’intéressent à tout le répertoire déjà immense du XXe siècle, et plus loin à celui, peut-être déjà encore plus riche, du XXIème. Car je le répète sans me lasser : il y a aujourd’hui comme autrefois des Monteverdi, des Haydn, des Beethoven sans doute, des Brahms et des Debussy sûrement (je n’ai pas mentionné Mozart parce que, comme pour Rimbaud, j’attends son successeur). Je ne peux parler de tous et toutes, mais Saajariaho, Canat de Chizy, Dusapin, Greif, Dalbavie, Neuwirth, des centaines d’autres rien qu’en France, sont les alevins du banc impavide de demain. Je ne partage pas ce pessimisme qui veut que la belle et grande musique (savante) soit derrière nous. Non, elle est devant. Et les Impressions d’Afrique de Frédéric Aurier en témoignent avec éloquence.

Ce samedi 12 décembre c’était la cerise sur le gâteau, un bis si l’on veut, mais bien davantage. Avec la complicité du KW Kwatyor, le mouvement 4 des Impressions d’Afrique est un moment devenu octuor, avec bruitages, frottements, signaux complexes, une espèce d’orchestre symphonique. Comment, un quatuor n’est pas un orchestre symphonique ? Non. Pas davantage qu’un enfant n’est un adulte en réduction. Ceux qui ont inventé le quatuor (au siècle des Lumières, ce n’est pas pour rien) avaient une autre idée en tête. Chez quelqu’un qui a un peu lu, les Impressions d’Afrique de Raymond Roussel (1877-1933), précurseur ou au moins prédécesseur de certains courants du surréalisme, plus loin cooptable par l’Oulipo de Queneau et Roubaud, et une grande révélation de nos années 68, n’avaient jusque là je crois (démentez-moi) inspiré aucune oeuvre majeure : c’est le cas désormais, et de cette « Afrique », de ses « impressions », on parlera longtemps, le livre réactivé par la musique de Frédéric Aurier – même s’il ne s’agit, il y insiste, que d’allusion, connivence, frôlement, rien de plus. On en convient volontiers.

Mais tout de même, au moins pour le mouvement 4 que j’ai entendu (vous pouvez aussi l’entendre sur YouTube, et les trois autres pour l’instant), l’Afrique est bien là, ne serait-ce que par le petit conte inquiétant et loufoque proféré par le récitant (ici le compositeur lui-même, d’un effacement excessif tant il dit bien) – puis ce sont rythmiques obsessionnelles mais jamais pesantes, auto-effacées devant des murmures de la forêt que Wagner n’aurait pas (j’espère) désavoués, frottements végétaux, animaux sans doute, musicaux toujours. Une belle et vraie musique, qui vient du corps et du coeur, qui s’adresse au coeur et au corps de l’auditeur. Le KW Kwatyor s’était prêté avec grâce à une mise en scène d’octuor qui faisait de cette oeuvre une création unique, irremplaçable. Le quatuor Béla est décidément un acteur des plus actifs de la musique d’aujourd’hui, commanditaire aussi de musiques nouvelles (les quatuors de Bernard de Vienne, remarquables), sans dévier de son erre étonnamment active, avec en son sein un compositeur de cette étoffe… Nul besoin de dire que CROIRE AU MONDE va les suivre avec une extrême attention !

Alain PRAUD

Orphée enfant, 3 : Diego Tosi

Diego Tosi n’est pas compositeur (pas encore, à ma connaissance), mais violoniste, et je le dis tout net un des meilleurs de sa génération (il est né en 1981). Il ne m’a pas attendu pour cet hommage largement partagé. Si je parle de lui dans cette rubrique consacrée aux compositeurs d’aujourd’hui, c’est parce qu’il est un de leurs interprètes de prédilection, et que dans ce domaine sa réussite me paraît incontestable. Et que seraient les compositeurs sans des interprètes hors du commun puisque capables de faire vivre des musiques dont, étudiants, ils ignoraient tout ?

On peut entendre Diego Tosi dans la Sonate pour violon seul de Bartok (1944), et déjà son talent éclate : impossible de jouer comme le dédicataire Yehudi Menuhin, ou croit-on comme plus tard Ivry Gitlis ? Eh bien oui, il y manque certes un peu d’incertitude assumée, d’emportement tzigane. Péché de jeunesse car le coeur y est. On se demande d’où vient l’instrument, rien de prestigieux ne l’indique sinon qu’il sonne merveilleusement dans tous les registres. Renseignements pris il s’agirait d’un Vuillaume…Mais un bon violon moderne fait l’affaire dans ce répertoire, et surtout dans celui que je vais aborder. On peut entendre Diego Tosi dans la première version (1991) d’Anthèmes de Pierre Boulez, une pièce pour violon seul d’environ 9 mn, et on conseillera chaudement cette écoute aux mélomanes rétifs au Boulez des années 50-70. Car vraiment c’est du beau, du grand violon, surtout interprété avec cette chaleur et cette conviction. Contrairement à ce qu’on entend trop souvent ailleurs, où l’instrument est martyrisé comme le chat d’un célèbre roman de Mishima, Boulez suit et prolonge ses grands prédécesseurs, Bartok bien sûr mais aussi Bach qui n’est jamais oublié (réminiscences des Fugues des trois Sonates, plutôt que de la célèbre 2ème Partita). Toutes les ressources violonistiques sont sollicitées, mais toujours dans le sens du chant, même quand il s’agit de glissandi d’harmoniques assourdies, ou de séquences de pizzicati au demeurant très jazzy…Pas de virtuosité gratuite, nulle volonté d’en découdre avec Paganini et Ysaïe : simplement un bel hommage à l’instrument, certes extrêmement construit comme toujours (en cela Boulez ne cesse de prolonger Messiaen), mais on peut se laisser aller, comme dans les pièces pour clarinette.

On regrette même que ce soit si bref…Mais alors on peut entendre Anthèmes II (1997), cette fois pour violon et électroacoustique en temps réel, technique déjà expérimentée de façon envoûtante dans le dispositif complexe de Dialogues de l’ombre double (1982-85) (où de plus la clarinette était réverbérée par les cordes d’un piano caché). Pas d’enregistrement Tosi pour cette oeuvre d’une vingtaine de minutes, mais une version à l’interprète non précisé – sans doute Hae-Sun Kang, dédicataire et créatrice de l’oeuvre en 1997 (YouTube, 21mn – l’enregistrement DGG semble épuisé, il faut le faire venir des USA). Comme presque toujours chez Boulez, chaque pièce est l’arborescence d’une pièce antérieure, aucune n’est achevée, toutes sont en devenir. Anthèmes II, d’une virtuosité et d’une complexité sans commune mesure avec son aînée, est aussi d’une fascinante imprévisibilité : une sorte de hasard mallarméen en forme d’algorithme conduit l’interprète à choisir entre les pistes que lui propose en permanence sa propre voix préenregistrée (à quelques minutes, ou secondes) et aléatoirement modifiée/déformée. Inutile de dire qu’il faut là des violonistes d’un type inédit, encore que Menuhin était capable d’improviser avec Ravi Shankar ; Diego Tosi est de ceux-là, c’est évident. Bon vent, jeune homme !

(A écouter aussi, par Diego Tosi : -« d’une seule voix »- de Bruno Mantovani, pour violon et violoncelle, avec Thimoté Tosi. Une tresse échevelée, un peu inégale. Mais les Capuçon ne sont plus seuls)
http://www.diegotosi.com

Alain PRAUD

Excellentes fêtes de fin d’année à tous mes lecteurs du vaste monde, à leurs familles, à leurs amis humains, si nombreux que forcément j’en suis…

Orphée enfant, 2 : Clara Iannotta

Comme on disait en chinois classique, Clara Iannotta est un poussin de phénix : née en 1983, encore étudiante il y a deux ans à peine, déjà elle attire partout l’attention, et les commandes prestigieuses. Pour faire vite, disons qu’elle s’est formée entre autres avec des pointures comme Tristan Murail qu’on ne présente plus, ou récemment avec Frédéric Durieux (So schnell, zu früh, émouvant tombeau du chorégraphe Dominique Bagouet). Qu’importe, écoutons ce qu’elle chante.

Il y a quelques semaines, flânant sur le site de l’Ensemble Intercontemporain, j’écoute quelques minutes de cette jeunette de moi inconnue, et j’en retire un mélange de séduction, d’attendrissement, et aussi d’un certain agacement, que je manifeste en quelques mots sur les réseaux sociaux comme on dit. Mais cette étrange musiquette a déjà ensemencé mon oreille : les jours passant je me rends compte que je n’ai rien entendu de pareil, qu’il faut y revenir. Et j’y reviens. Bon, c’est pas tout à fait le flash ; mais c’est quelque chose qu’on ne peut ignorer. J’ai l’impression d’être Izambart l’ex-prof de Rimbaud ouvrant la lettre qui contient « Le Coeur volé » avec son codicille ricanant : « ça ne veut pas rien dire. » Facile d’être enthousiaste devant Eötvös ou Dalbavie, déjà blanchis sous le harnois et qui n’ont plus rien à prouver. Mais devant ça ?

Je n’ai pas commencé par le plus facile il est vrai, mais en tant que violoniste j’étais attiré : Limun pour violon et alto, avec en plus la partition qui défile…D’abord l’irritation parce que je ne reconnais plus rien de mon instrument, glissandi râpeux, accords à coups de charrue, souffles, râles et borborygmes – et puis peu à peu on se rend compte que la trame se détend, s’éclaircit, il n’y a plus que des oiseaux agacés aussi mais de plus en plus bienveillants, un lavis d’encre qui pâlit, une étrange parenté avec la poésie qu’on aime, avec celle même qu’on écrit, qui finit en tutoyant le silence dans le suraigu…J’ai entendu ça chez Romitelli, mais ici le propos est plus radical, plus rigoureux, de quelqu’un qui sait absolument où elle va, qui n’en déviera plus. Une voix toute neuve.

Et ce sentiment est conforté par l’écoute d’une oeuvre toute récente puisque créée en octobre 2014 au Festival d’Automne. Il s’agit d’une partition pour 17 instruments intitulée Intent on Resurrection et inspirée par des poèmes de Dorothy Molloy (1942-2004). Cette tapisserie sonore de 14′ plane délicatement au-dessus d’une nuit universelle qui à tout instant menace de l’engloutir – c’est un long Nocturne qu’il vaut mieux écouter dans le noir total, au moins dans la pénombre : froissements, friselis, craquements de feuilles ou brindilles d’un sous-bois enchanté (et vaguement inquiétant comme tous les sous-bois), frôlements furtifs, ombres de crécelles, souvenirs de grelots, bruissements d’insectes, trissements d’hirondelles disputant aux chauves-souris l’espace de cette nuit peuplée (« La nuit remue » disait Michaux)…De temps à autre, mais pas n’importe où, un accord de cuivres, comme l’éclat d’un feu entre des pierres, vient percer les glissandi des cordes, ou telle note plus brève encore brille comme une gemme et s’efface. Bientôt les repères habituels sont perdus (qu’est-ce qu’un accord ? une note ?), cette suggestion hypnotique pourrait se prolonger sans objection, c’est trop tôt que le silence (la mort ?) reprend ses droits absolus sur ce monde auquel nous nous efforçons de croire.

Dans le même concert au Festival d’Automne, excusez du peu il y avait Kurtag et le défunt Luigi Nono…Iannotta flirte avec les grands, les totémiques, et ce n’est pas pour rien. Demain (demain matin dès l’aube) elle sera au premier rang et j’espère ne le saura pas, car il faut beaucoup d’humilité aussi pour accéder au banquet des meilleurs. Quoi qu’il en soit elle est déjà demandée : d’abord pour un travail commun avec la violoniste japonaise Yuki Numata (une surécriture si je comprends bien de la partita n°1 pour violon seul de Bach, comme on parle en haute couture de surbroderies, ou bien …?) – et surtout, quelle classe, une commande du choeur Accentus de Laurence Equilbey, pour mai 2016…Je n’aime guère l’argument d’autorité, mais tout de même, Accentus…Il paraît que c’est à six voix. On sera tout ouïe et sans complaisance. Mais on a hâte d’entendre ce que Iannotta fait de la voix humaine.

Ce qu’elle a fait de la mienne, c’est de la résoudre au silence. Je pense à la poésie d’Anne-Marie Albiach, aux photographies d’Alix-Cléo Roubaud, Quelque chose noir, et au recueil éponyme de Jacques Roubaud, un des textes les plus aboutis du siècle passé (1985). C’était il y a longtemps me direz-vous. Clara babillait à peine.

Alain PRAUD

( On peut entendre la musique de Clara Iannotta sur son propre site, intégralement ou en extraits, ou sur celui de l’Ensemble Intercontemporain, acquis à sa cause. Vivement les enregistrements sérieux et commerciaux, que rien ne remplace). (Sur le web un conseil : montez le son à fond…)

On peut aussi, si l’on veut, relire sur CROIRE AU MONDE :

– Inactuelles 17 (juin 2011) : « Apologie du silence »
– et bien sûr la rubrique « Musique » (2009-2014)…

PS1 (octobre 2018) : Sur « Accents », le webmag de l’EIC (10/05/18) un entretien avec Clara Iannotta à propos de Klangs pour violoncelle et 15 musiciens (2012)

Orphée enfant, 1 : Fausto Romitelli

(Observateur, sur le web notamment, de la musique d’aujourd’hui, j’ai pensé utile d’ouvrir une nouvelle rubrique à celle-ci exclusivement consacrée, au jour le jour, un peu en désordre comme il se doit pour cette création jaillissante. Il s’agira de brèves chroniques d’humeur et de parti pris uniquement orientées par ce que mon oreille tolère ou non, même si je tiens compte des maîtres, des partitions, du travail accompli, dans la mesure de mes compétences, elles aussi limitées. Je veux parler bien sûr de ce qu’on appelle « musique savante », toutes les autres n’ayant aucun besoin de mon humeur pour rencontrer le succès ou l’échec. Comme tout critique, je revendique hautement le droit de proférer l’injuste et même l’arbitraire. Que cela soit bien entendu.)

Cette rubrique sera inaugurée par un compositeur trop tôt disparu, comme en son temps Bruno Maderna. Fausto ROMITELLI (1963-2004) appartient à la génération suivante, il aurait pu avoir Maderna pour maître, ce fut Donatoni. Cependant la liberté prise par rapport au sérialisme apparaît aussitôt, par exemple dans une musique comme Professor Bad Trip (1998-2000), clairement métisse au sens du compositeur, c’est à dire contaminée par des musiques populaires mais pas n’importe lesquelles : ici le rock psychédélique dans la lignée assumée de Jimi Hendrix. J’ai déjà dit mon admiration pour ce dernier, un héros pour nous autres djeuns des fameuses Sixties, son engagement contre la guerre du Vietnam, son massacre à haut risque du Stars Spangled Banner, dévoration à belles dents de ses guitares quand ce n’était pas destruction, incendie d’icelles en concert…Alors quand Romitelli reprend et amplifie (violoncelle électrifié par exemple) une rhétorique de glissandi brutaux, de pédale wah-wah, de sons « sales » à force de saturation, on applaudirait des deux mains si tout cela ne sentait pas un peu le procédé. Surtout que ça paraît plaqué sur une trame orchestrale pas très éloignée du Boulez des années 60.

J’aime bien mieux en revanche, et immédiatement, la grande tapisserie orchestrale de Flowing down too slow (2001). Sans pause ni respiration une trame longuement se déroule comme un récit, ou comme ces rouleaux de peinture chinoise dont on ne voit pas la fin, où le paysage semble toujours le même alors que sans cesse il change, avec d’infinies nuances de gris, un raffinement dans les dilutions, les points et les traits du pinceau, barques, feuillages, à l’infini. Sur une basse obstinée mais toujours changeante de bois et cordes graves se déploie un lacis de glissandi ascendants et descendants, souvent les deux ensemble, de violons principalement (il faudrait voir la partition), avec des cloches lointaines, des souffles de cymbales percés d’éclats de piano ou de glockenspiel comme autant de petits diamants sur ce lavis d’aube universelle. Puis le vide s’insinue, cela revit, se réorganise magnifiquement dans des échos de tons mineurs, avant de se diluer pour de bon dans un pppp suraigu. On se souvient alors d’un vers de Yang Wan Li, Un oiseau blanc disparaît dans le vide…Et le silence même murmure encore…

Alain PRAUD