Requiem de poche pour Pierre Boulez

Je l’ai sous les yeux en écrivant : la pochette carrée d’un 33-tours des années 60, sans date, un de mes premiers disques (1963 ? 64 ?) reçu de la Guilde internationale du disque à laquelle mes parents venaient de m’abonner. Pochette verte avec une espèce de plante vite crayonnée genre épigone de Picasso (pas de mention) : Stravinski, Le Sacre du printemps, 4 Etudes pour orchestre. Orchestre national de la R.T.F. Direction : PIERRE BOULEZ. En bas : GRAND PRIX NATIONAL DU DISQUE. Au verso une analyse sobre et pertinente qui commence ainsi : « Ce disque a été gravé pour célébrer le cinquantenaire du Sacre du Printemps. » 1963 donc. Et en bas à droite, quelques lignes dithyrambiques sur ce jeune chef plein d’avenir : « Né en 1925 à Montbrison, Pierre Boulez n’est pas seulement le grand chef d’orchestre de la nouvelle génération mais aussi – faut-il le redire ? – le chef de file des jeunes compositeurs d’aujourd’hui. » Inutile de dire que sur les ondes de l’équivalent alors de France-Mu que j’avais greffé à l’oreille, pas de risque d’entendre une seule note de Boulez, ni d’ailleurs de Messiaen ou Dutilleux. Ce n’est pas la musique qui plaît au Général, ni à Malraux ignare en la matière. Pardon à ma famille à qui j’ai imposé dix fois par jour pendant des mois cette musique certes sublime et sublimement dirigée, mais tout de même… A 14 ans je ne m’en lassais pas, c’était mon oxygène, j’avais besoin de cette musique dont je finissais par connaître chaque mesure, sans distinguer encore ce qui tenait à Stravinski et à Boulez. Mais j’ai bientôt compris que c’était Stravinski magnifié par Boulez, et définitivement si ce mot a un sens. Deux ou trois ans plus tard j’ai découvert la musique du compositeur en même temps que la voix du poète René Char qu’elle chantait (Le Marteau sans maître). Et cette musique n’a plus cessé de m’accompagner pendant cinquante ans. Oui, un demi-siècle. Aussi bien celle du compositeur que des autres qu’il dirigeait : Wagner, Mahler, Debussy, Schoenberg, Berg, Stravinski, Bartok, Webern, Messiaen, Berio, Maderna…Jusqu’à l’anarchiste pop-rock Frank Zappa, et aussi ses propres élèves comme Dalbavie pourtant si loin dérivé du maître…

J’ai déjà raconté comment Jean-Pierre Derrien, mon condisciple et intime de Boulez qu’il visitait en son exil de Baden-Baden (ou Darmstadt, ou Donaueschingen) brandissait avant tout le monde des galettes de chefs-d’oeuvre. C’était aux alentours de 1970 et qui écoutait ça ? Presque personne. Comme tous les grands (Mozart, Beethoven, Wagner, Debussy, Bartok) souvent timorés voire un peu autistiques, Boulez a dû se battre contre vents et marées pour que d’abord on écoute la musique qu’il admirait, et enfin la sienne. Le défilé des hommages sur le Web est à cet égard proprement hallucinant : que de gens versent des larmes de dinosaure, qui dans le meilleur des cas écoutent Vivaldi, quand en vérité leur horizon musical (à l’instar de celui de l’actuelle ministre de la culture) est borné par les records d’audience de telle éphémère chanteuse de variété. Mais comment le leur reprocher quand toute la société dont ils sont les gardiens fidèles tend vers cela – la confiserie du passé, le déni du présent, le mépris des artistes qui ne sont pas bankable ? Quand urbi et orbi on qualifie de musique des pratiques sportives d’où ne sort pas une note sinon fausse, comment espérer qu’un(e) ministre de la culture écoute ne serait-ce qu’une note de Boulez ou de Ligeti, sans parler d’une femme de génie comme Saariaho, française comme son nom ne le dit pas tout de suite ?

Je relis en ce moment, après trente ans, les Mémoires de Berlioz, objet d’un article à venir, ou deux. Et je suis frappé de la parenté de ces deux génies. Un esprit libre, ou qui aspirait à l’être, ne pouvait les côtoyer sans les aimer ; car ils étaient sans concessions, sans ambitions mesquines ou intéressées, et à la limite comme le voulait Confucius, malgré les apparences, sans moi. Leur moi, c’était la musique et rien d’autre. Tout pour la musique. Et ce fut le cas pour des personnalités aussi fortes que Rameau, Beethoven, Berlioz, Debussy, Stravinski. Boulez était intraitable on le sait, rigide et intolérant, hautain, vent debout. On oublie seulement ceci : la plupart du temps il avait raison. Raison d’abord contre Malraux, toujours entre haschich et champagne (Boulez dixit – il oublie la coke), et qui se tamponne de la musique, nommant à sa tête le nul Landowski mais dans les papiers de de Gaulle qui comme Louis XIV prétendait tout régenter. Avant de critiquer la violence verbale de Boulez il faut avoir évalué la violence, institutionnelle, obtuse, de la France gaullienne. Boulez n’a que le choix de l’exil, il ne rentrera qu’à la demande de Pompidou, le seul dirigeant que nous ayons eu attentif à l’art de son époque (grâce à son épouse ? eh bien tant mieux). Sans Pompidou et Boulez, pas de MNAM (le centre Beaubourg/Pompidou), surtout pas l’IRCAM, berceau de la musique d’aujourd’hui et de demain. Instrument majeur : l’ordinateur. Rares sont alors les prophètes de l’informatique, mais Boulez est de ceux-là, avec le soutien de Pompidou il crée des structures nouvelles, décisives, toujours opérationnelles, plus que jamais créatives. Naturellement on crée de la bonne musique ailleurs qu’à l’IRCAM. Mais dès qu’il s’agit de se projeter résolument dans l’avenir (comment faire ? surtout pas grâce au Conservatoire ou à la Villa Médicis), quelque chose de Boulez est là.

Car que restera-t-il de Boulez quoi qu’il arrive ? Avant de parler des enregistrements je voudrais souligner la pédagogie. Tous ceux qui en ont bénéficié, futurs compositeurs forcément rares, futurs chefs d’orchestre à peine moins rares, ont souligné la bienveillance, l’écoute, l’acceptation du doute aussi. Pas de chef sans le doute, pas de metteur en scène, pas d’écrivain, pas de compositeur. Maintenant ça paraît tellement vrai, eh bien pas alors quand j’avais treize ans. Quand Bernard Gavoty interviewait Darius Milhaud et d’autres bien plus oubliables, il leur donnait du Maître avec componction, et aucun ne se récriait, au contraire. Boulez disait : ne m’imitez pas, surtout pas. Il n’y a d’ailleurs pas d’épigones de Boulez, c’était simplement impensable. Pas plus qu’il n’y en eut de Berlioz. Il faut voir ses classes de maître de direction d’orchestre, un régal. Le metteur en scène Stanislas Nordey qui a travaillé avec lui (comme Chéreau, que Boulez admirait infiniment, chérissait même comme un fils), dit dans le quotidien Libération : « Il avait quelque chose de Deleuze dans la manière de rendre mouvements et théories absolument simples, limpides. » On ne saurait mieux dire, et vous savez ce que je pense de Deleuze, parrain posthume de ce blog : il nous manque tous les jours. Et le « jeune » compositeur Pascal Dusapin, peut-être le meilleur d’entre les vivants : « Boulez représente une part de la conscience de la culture moderne, et plus encore aujourd’hui il faut se battre contre l’obscurité, la bêtise, le retour du refoulé. » Et les hommages d’Olga Neuwirth, de Bruno Mantovani…

S’agissant du chef d’orchestre, Boulez nous manque déjà et depuis plusieurs années que la maladie l’avait contraint à la retraite. Je rappelle que son enregistrement du Sacre m’a jeté dans la musique de notre temps, dont je ne suis plus sorti. J’ai vu le ciel ouvert. Toute musique qu’il touchait resplendissait comme jamais d’intelligence, de clarté, de puissance émotive. Wagner même devenait transparent, c’est dire, et son Ring avec Chéreau, qui fit tant scandale en 1976, que Wolfgang Wagner vomissait, est là pour toujours. Lors de la dernière (1980), quatre-vingt-cinq minutes d’ovations debout ! On ne peut plus jouer Wagner comme avant. Je conserve le coffret de son Parsifal de Bayreuth (1970, déjà) avec celui des Gurrelieder de Schoenberg. Il faudrait un article entier pour dire ce que Stravinski lui doit, de Petrouchka à Noces – il considérait que dans sa période néoclassique ensuite le géant russe s’était fourvoyé, et le lui disait sans détours. Mais il possédait un fac-simile de la partition originale de L’Oiseau de feu qu’il relisait avec ravissement. Un autre article pour ses lectures de Debussy, de La mer à Jeux en passant par le Pelléas et Mélisande de Covent Garden, autre fleuron de ma discothèque. De Ravel aussi (Daphnis et Chloé, Ma mère l’oye). Et un long article pour dire à quel point il a servi la musique de Bartok, certainement le compositeur qu’il admirait entre tous, et à l’exemple de qui il a mis (on le sait peu) tant de musiques populaires dans sa propre musique : irremplaçables versions, pas toujours gravées hélas, du Mandarin merveilleux, du Château de Barbe-Bleue, du Concerto pour orchestre, des concertos pour piano, de la Musique pour cordes, percussion et célesta… A l’image, son masque imperturbable, la sobriété de sa gestuelle unique, contrastaient puissamment avec la délicatesse à peine palpable ou les déchaînements inouïs qu’il obtenait de l’orchestre ; les meilleurs d’entre eux se bousculaient pour être dirigés par lui, de Chicago à Berlin, de Vienne à Cleveland. Et quand on sait, lui-même le disait, quel cavalier il faut être pour dompter de pareilles montures… Justement tous vantaient sa rigueur, son autorité, sa compréhension, sa pédagogie bienveillante et souriante, sa ponctualité (il a été longtemps fâché avec les orchestres français…et surtout leurs syndicats), l’absence totale chez lui de ces caprices de maestro qui gâtent les plus grandes stars, de Toscanini à Karajan. Encore une fois seule la musique comptait. Avec lui on ne pouvait pas dire « je ne comprends pas » telle musique, car toute musique bien écrite devenait compréhensible, et même limpide, à une oreille un peu éduquée : c’était vrai d’Alban Berg le volcanique (Wozzeck, Lulu) comme de l’austère Webern, sans oublier les contemporains, de son maître Messiaen à ses propres élèves comme Dalbavie, en passant par son ami Bruno Maderna trop tôt disparu, pour qui il a même composé un Tombeau (Rituel in memoriam Bruno Maderna, une de ses oeuvres les plus jouées). Quel dommage qu’il n’ait pas voulu servir un géant comme Chostakovitch…

Boulez

Bon, et le compositeur ? Je renonce par avance à toute analyse un peu fine, qui rebuterait mes lecteurs tout en excédant mes compétences ; car je ne suis ni compositeur hélas, ni musicologue autre qu’amateur. Je me contenterai d’exposer mes choix subjectifs, assortis de quelques conseils dont on fera ce qu’on voudra. Et d’abord peut-être celui-ci : on évitera de se jeter dans la musique de Boulez avant d’avoir accoutumé son oreille aux énergies qu’il a convoquées et dont je viens de parler. Au moins un peu de Berg, de Bartok (les Quatuors aussi), de Luciano Berio, de Stockhausen pour le piano (Klavierstück XI). Et bien sûr matin et soir une bonne dose de Messiaen (« Les recherches de Messiaen posent certaines bases qu’il est indispensable de considérer comme acquises » écrivait PB sans plus de nuances. On s’aidera au besoin de l’article Messiaen de l’Universalis, qui explique plutôt bien ses recherches sur le rythme). Sachant que Boulez, le premier Boulez surtout, pour parler comme les alpinistes, c’est plus cher. Aux plus impatients qui négligeraient ce conseil, en voici un autre : tentez le choix du Boulez de la maturité, directement. Je ne veux pas vous mentir, c’est cher aussi, mais il s’agit d’incontestables « poteaux d’angles » (Michaux), et pas seulement selon moi. Je vous fais un lot :
Eclats/Multiples
Incises pour piano / Sur Incises pour orchestre
Notations pour orchestre
Troisième sonate pour piano, avec un volet aléatoire ; ensuite la Deuxième sonate (écoutes couplées avec une cure de Stockhausen + les Etudes de Ligeti)
…explosante-fixe…(1973, et ses avatars)
Anthèmes 1 pour violon seul / Anthèmes 2 pour violon et électronique en temps réel (voir aussi mon article sur le violoniste Diego Tosi : 22/12/2014)
Dialogue de l’ombre double pour clarinette et clarinette-miroir (oeuvre que je trouve « magique »)
Répons (chef-d’oeuvre : *****)
Cummings ist der Dichter pour ensemble vocal, sur un poème de E.E.Cummings (choristes, bouclez vos ceintures)…

Boulez disait souvent que ces musiques exigeantes (pas seulement les siennes) nécessitaient de nombreuses écoutes pour être apprivoisées et incorporées, que la première écoute ne pouvait être que de « défrichage », que chacune des suivantes offrait l’opportunité de nouvelles découvertes. Car ces musiques obéissent à un principe de non-fixité, qu’il appelle aussi « amorphisme » : aucune n’est jamais « achevée », une structure doit inéluctablement évoluer vers une autre, cette évolution est programmée dans sa conception même, sans qu’on puisse savoir (et surtout pas l’auteur) où cela va aboutir (sans aboutir, naturellement, puisque ces pièces sont des procès/processus, des « agencements » comme dirait Deleuze). Avec les développements de l’électronique, de l’informatique, de l’intelligence artificielle, le compositeur tend inéluctablement à n’être plus que le « premier moteur » (Dieu selon Descartes) à qui ensuite sa création/créature pourrait bien échapper complètement, et tant mieux…Exemples de ce dessaisissement : Dialogue de l’ombre double, et plus encore Anthèmes 2 où l’oeuvre/processus échappe littéralement à l’interprète lui-même, pour sa plus grande jubilation. Il devient ainsi possible d’imaginer – à l’IRCAM on y travaille – des musiques à ce point « amorphes » que l’oreille ne puisse y trouver nulle part un môle, un ancrage même provisoire (à l’instar de la peinture de Bacon, qui ne laisse à l’oeil aucun repos): une musique « à l’exception de tout », comme disait Mallarmé de la littérature idéale ; où l’on puisse enfin accepter de se perdre avec joie pour se retrouver…là où « rien n’aura eu lieu que le lieu » (Mallarmé encore). Comme je l’ai longtemps enseigné pour la poésie contemporaine, il faut se laisser porter sur les ailes de ces langages inouïs, se laisser emporter là où nous nous retrouverons sans corps, presque sans esprit, dans la pure Sensation. Toute résistance est contre-productive en ce qu’elle bloque tout le processus qu’est cette musique, elle la rend elle-même fermée à double-tour, marmoréenne, caduque.

Il n’est pas question de dire que la musique de Boulez, aujourd’hui réputée difficile (mais pas plus que celle de Beethoven en son temps), sera mieux perçue et « comprise » dans cinquante ans. Peu importe et importera, puisque elle (avec d’autres) aura engendré de nouveaux systèmes de sensations, d’autres idées de la musique, qui ne se substitueront pas davantage aux multiples musiques d’aujourd’hui que Debussy et Stravinski n’ont effacé la valse, le fox-trot et la java. Le jazz, le rock, le hip-hop, les vastes mers de la variété sirupeuse, qui souvent ne nécessitent presque aucune éducation de l’oreille, prospèreront comme devant. Mais il y aura toujours, plus nombreux qu’on ne pense souvent, de ces happy few avides d’inconnu parce que le connu confortable et les habitus qu’il engendre ne sauraient les satisfaire. Pour ceux-là les ciels du Paradis de Dante, s’engendrant les uns les autres, seront toujours ouverts. Pierre Boulez :

« Il faut avoir vis-à-vis de l’oeuvre que l’on écoute, que l’on interprète ou que l’on compose, un respect profond comme devant l’existence même. Comme si c’était une question de vie ou de mort. »

Et René Char (Le Soleil des Eaux):

Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.

Alain PRAUD

(photo : Leonard Bernstein, Pierre Boulez)

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