Querelle des Bouffons : (2) Rousseau dans la mêlée

Le 1er août 1752, la troupe italienne des Bouffons donne à Paris La Serva Padrona, opéra bouffe et bref du génial Pergolèse, compositeur italien mort à 26 ans en 1736 et dont on connaît surtout de nos jours l’étonnant Stabat Mater. Cette Servante maîtresse en revanche est fort plaisante mais ne casse pas trois pattes à un canard comme on dit en gascon ; de plus elle a déjà été jouée à Paris, suscitant alors une indifférence polie. Et soudain c’est le scandale, deux camps se déchaînent avec la mauvaise foi de rigueur, mais aussi avec cet enthousiasme propre à cette époque et que nous ne faisons que regretter (moi en tout cas) dans notre siècle atone, insipide et politiquement correct. C’est que le siècle est en train de basculer. Lui ne s’en rend pas compte me direz-vous ; mais il y a des fanaux, des alerteurs d’avant-garde, des esprits qui comme Diderot voient demain comme personne, au point d’écrire des choses qu’ils renoncent à publier sur le moment ( il a quand même goûté au Donjon de Vincennes pour bien moins) et qui manqueront même d’être perdues définitivement, comme ce Neveu de Rameau, chef-d’oeuvre absolu et absolument énigmatique, qui ne resurgira qu’un siècle plus tard, au hasard d’un bouquiniste des quais de la Seine…J’évoque ce livre essentiel parce que je l’ai enseigné, mais aussi parce que l’ouragan de la Querelle le traverse, alors qu’elle est considérée comme close depuis des années (1754 – le manuscrit de Diderot, sans doute commencé en 1761, comporte des allusions jusqu’à 1776). C’est dire si cette histoire a occupé les esprits.

De quoi s’agit-il ? D’une question tellement essentielle qu’elle va secouer les cerveaux comme dans un shaker pendant encore vingt ans et plus, à travers la confrontation des gluckistes et des piccinistes. J’y reviendrai. Mais souvenez-vous qu’on est dans cette étrange controverse : quand on écoute un opéra, vaut-il mieux s’attacher au texte ou à la musique ? Vous avez déjà répondu j’en suis sûr, mais vous n’êtes pas de ce siècle-là. Moi non plus, à mon corps défendant. Pour nous tous mélomanes la question est réglée.

Or à cette controverse déjà rien moins qu’évidente pour le commun des mortels, est venue s’en agréger une autre : existe-t-il une langue des passions, des émotions, plus adaptée à l’art lyrique ? Faut-il chanter en français (comme on faisait couramment) ou en italien, langue apparemment plus proche du coeur ? On ne l’a pas vu venir, mais un certain Jean-Jacques Rousseau, « citoyen de Genève », a commencé à bouleverser le paysage littéraire et philosophique. Son premier livre publié (1743) s’intitule « Dissertation sur la musique moderne », où les lullistes sont déjà pris à partie.

L’année précédente il a lu devant l’Académie des Sciences un « Projet concernant de nouveaux signes pour la musique » qui a eu le don de ranimer les somnolents et les cacochymes. En 1750 il remporte le prix décerné par l’Académie de Dijon pour un Discours sur les sciences et les arts (titre simplifié) qui marque son entrée dans la cour des grands et lui vaut d’emblée l’hostilité de Voltaire, pas moins. En 1752, son opéra Le Devin du village (on se croirait dans un album d’Astérix, et franchement par moments on n’en est pas loin) remporte un tel succès devant la Cour puis à l’Opéra (1er mars 1753) que Rameau répandra le bruit qu’un pareil hurluberlu ne pouvait en être l’auteur…Pourtant Rousseau raconte ingénument dans ses Confessions qu’invité à la représentation « pour les Dames » de ce qu’on appelait « le coin de la Reine » (très favorable aux Italiens), rendu comme ivre par ce bain de féminité parfumée et poudrée, ces mouches, ces décolletés profonds, ces larmes et sanglots aux plus beaux endroits de son ouvrage, il se mit à pleurer aussi, oubliant qu’il en était l’auteur…

Or ne nous leurrons pas sur l’ingénuité supposée de Rousseau : on est en pleine Querelle, et cette même année 1753 il publie sa Lettre sur la musique française, brûlot qui enflamme les esprits, où il montre par a+b que seul l’italien est la langue originelle du chant, seule à même de traduire cette primauté de la mélodie que les anciens Romains avaient déjà sentie avec force (selon Strabon, « dire et chanter était autrefois la même chose »). C’est dans cette Lettre que Rousseau se qualifie pour la première fois de philosophe, et pas seulement au sens de l’époque, ne nous y trompons pas. Le Second Discours (« sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ») le jette dans la cour des très grands, d’où il ne sortira plus. Nous sommes en 1754, il a 42 ans et vient de se hisser au niveau de Hobbes et de Spinoza. La question pour lui de l’Origine, de l’Homme naturel, d’un hypothétique Etat de nature où l’homme aurait parlé (ou plutôt chanté) une hypothétique Langue originelle ; tout cela est lié et commence à s’articuler en une sorte de système (mais pas vraiment : ni lui ni Nietzsche ne laissent d’autre système que déjà déconstruit et contradictoire, en kit pour ainsi dire). Certes Jean-Jacques n’imagine même pas qu’il pourrait s’exprimer par aphorismes (et Nietzsche, pourtant fan de tout ce qui est français, langue et musique, détestera Rousseau pour des raisons proprement philosophiques…et politiques); son moyen à lui est plutôt la dissertation ou le discours comme on l’entend alors, pas moins de 150 pages.

Je viens de relire, près de cinquante ans après, la riche et rigoureuse étude de Jacques Derrida sur Rousseau (De la Grammatologie, Minuit, 1967), plus précisément sur un ouvrage alors mythique, l’ Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie, et de l’Imitation musicale (posthume, 1781) – près de 150 pages justement, et lumineuses. On ne sait précisément quand Rousseau a écrit ça, avant ou après le Second discours, peut-être sur les trente dernières années de sa vie, par retouches successives. Signe que c’était important pour lui. Que dit-il ? Que toutes les langues articulées puisent dans le chant, inarticulé, antérieur à toute langue (l’homme a d’abord chanté, et longtemps, avant de parler). Que, donc, la mélodie est antérieure au discours. L’inverse de ce que postulent les lullistes ou ce qu’il en reste (et aussi, assez injustement, le contrepied de Rameau). Rousseau, un des grands maîtres de l’écrit, s’en méfie comme de la peste dès qu’il s’agit de pédagogie : mettant en avant l’oralité il est là non seulement révolutionnaire en son temps, mais aussi pour nous, voir comment le bac persiste dans son être médiéval. Que dit-il encore ? Qu’en Europe les langues nordiques (dont le français) sont propres aux concepts et à la chaîne argumentative, au discours en somme ; cependant que les langues méridionales, langues accentuées et mélodiques, sont les plus proches du « cri animal de la passion », parole que Diderot prête au neveu de Rameau – sur cela Rousseau est à peu près d’accord.

(Et à propos de passion, on a un peu vite oublié que Rousseau, à la même époque, publie des ouvrages philosophiques aussi essentiels pour l’avenir que Le Contrat social (avril 1762) et Emile ou De l’Education (mai 1762), aussitôt condamné par le Parlement de Paris, lequel décrète Rousseau de prise de corps, ce qui l’oblige à chercher refuge en Suisse…ce même Rousseau qui vient de publier (janvier 1761) un roman épistolaire, Julie ou la Nouvelle Héloïse, qui va être le best-seller de la seconde moitié du siècle, détrôné seulement à partir de 1802 par le René de Chateaubriand…Et de quoi y est-il question ? D’amours impossibles, de passions délicieuses, de vertu, de sentiments sublimes…Kant, admirateur de Rousseau, est déjà là – du moins le bout de son oreille.

 » La mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture ; c’est elle qui marque les traits et les figures dont les accords et les sons ne sont que les couleurs. Mais, dira-t-on, la mélodie n’est qu’une succession de sons. Sans doute ; mais le dessin n’est aussi qu’un arrangement de couleurs. Un orateur se sert d’encre pour tracer ses écrits : est-ce à dire que l’encre soit une liqueur fort éloquente ? » J’ai cité un peu longuement pour seulement montrer à quel polémiste on a affaire.
Retenons pour l’instant que l’harmonie (Rameau) est purement conventionnelle, quand la mélodie, elle, est tellement naturelle. Tout est certes plus complexe que cela, mais je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. Au bout du compte, comme chacun sait, Rousseau a gagné. Mort en 1778 (comme Voltaire) il n’a pas vu sa victoire, celle de la mélodie sur l’harmonie, de la passion sur le calcul, et en définitive de la nature (supposée) sur la culture (fantasmée).

Ce qui est assuré en revanche, car l’Histoire est passée et a rendu son verdict, c’est que face au grand Gluck les partisans de l’oublié Piccini ont gagné, que le premier en a convenu (lettre de 1773 où il prend le parti de Rousseau), et que le second n’avait pas besoin d’en convenir puisque Paisiello, Cimarosa, Rossini et cent autres le feront pour lui. La suprématie du chant italien n’était pas écrite d’avance, mais la chute du chant à la française a été précipitée par un Genevois qui avec la France, ses vanités, son absolutisme, son intolérance, avait quelques comptes à régler. Il n’en est pas entièrement responsable certes, mais l’opéra français est mort pour cinquante ans (Adam, Halévy, Meyerbeer…les citer c’est déjà dire) avant Berlioz, Bizet, Gounod, Massenet.
On est déjà bien loin de l’Encyclopédie, où à la demande de D’Alembert Rousseau alors inconnu s’était chargé des articles traitant de musique. J’ai souvent dit qu’à Paris Rousseau n’avait qu’une petite rue du Ier arrondissement, sous prétexte qu’il y a habité, tandis que Voltaire dispose d’un boulevard où il n’habita point, d’un monument, et d’un lycée. Ce renversement des valeurs dit assez, dès l’origine, la confusion où est la France d’aujourd’hui.

Alain PRAUD

Querelle des Bouffons : (1) La bataille du siècle

Il était une fois un musicien florentin nommé Lulli, gay comme on dit et ce n’était guère en odeur de sainteté au siècle de Pascal et de Bossuet (encore que Monsieur, frère du roi…), qui malgré cette singularité ou grâce à elle réussit à s’imposer à la cour de Louis XIV comme seul et unique compositeur d’opéras (vous lisez bien : personne d’autre n’a le droit d’en faire jouer et représenter, privilège qu’on ne retrouvera que dans la sphère stalinienne)…Et pourquoi ce passe-droit exorbitant ? Parce que cet Italien vient d’inventer l’opéra à la française, si fortement codifié qu’il va lui survivre de très loin (cet irascible est décédé prématurément d’un coup de bâton sur le pied – c’est ainsi qu’on dirigeait, la gangrène a fait le reste). Jusqu’au milieu du siècle suivant le parti lulliste domine la scène française, on ne conçoit pas d’opéras différents. Qu’est-ce à dire ?

C’est une histoire politique, comme toujours, en France plus qu’ailleurs peut-être. La musique agit sur les âmes et les corps, celle de LOUIS comme on écrit ne peut que magnifier le règne du nouvel Auguste, voué aux arts, à la prospérité, à la paix (LOUIS a passé son long règne en guerres ruineuses) : de là par exemple Les Arts florissants de Marc-Antoine Charpentier, mais il faudrait relire aussi les dédicaces de Molière et Racine, sachant que LOUIS était le parrain de leurs enfants, dont les premiers nés se prénommaient devinez comment ? A ce code totalitaire Lully comme on doit désormais écrire, et les lullistes encore plus orthodoxes que lui, adhèrent complètement. Dans l’opéra la musique est seconde, c’est le texte qui importe avant tout (puisqu’il chante la gloire du nouvel Auguste). La musique a pour tâche d’imiter le langage parlé, par la déclamation et l’imitation sonore voire onomatopéique. Ainsi le verbe « voler » est forcément illustré par des vocalises, et quand on dit « profonds abîmes » la musique est en apnée. On écoute à peine les airs, les récitatifs ont la vedette, on admire comme la musique épouse la grâce des vers de…qui au juste, aussitôt oublié, un abbé souvent. Bref, c’est le poète qu’on écoute, le musicien n’est qu’un illustrateur docile. En même temps l’opéra est un art national ! et comme on retrouvera hélas cette détermination dans les siècles à venir, jusqu’à Wagner et au-delà…

L’élément perturbateur de ce bel édifice se nomme RAMEAU Jean-Philippe, né en 1683 et trublion dès sa jeunesse, nomade partout, organiste de hasard, avant de se décider à monter à Paris où il est déjà connu comme auteur d’un Traité d’Harmonie qui fera autorité longtemps après lui. Rameau a une position absolument originale : il ne récuse pas la posture lulliste mais soutient que la musique, au delà du poème, doit faire vibrer tout le corps tout en épousant le phrasé. Un texte n’a d’intérêt que par ses potentialités sonores. Et il le montre. La musique de Rameau peut tout : faire entendre la guerre, l’arrivée des dieux, un tremblement de terre, un monstre marin…Rameau n’est devenu compositeur qu’avec Hippolyte et Aricie, le premier grand scandale d’une histoire (française) qui en comptera bien d’autres. On est en 1733, il a 50 ans, âge canonique pour l’époque, en tout cas on ne peut pas espérer quoi que ce soit à cet âge, et voilà qu’il met cul par dessus tête l’opéra français donc lulliste…Qui c’est ce guignol dijonnais, s’étrangle-t-on chez lez assis ? Trop tard, l’ouragan ramiste va tout balayer en moins de deux décennies. Les Indes galantes, Castor et Pollux, Platée, Les Boréades, chefs-d’oeuvre parmi vingt autres d’un vieillard infatigable (comme son associé, un moment, Voltaire), et qui dessinent un paysage musical unique en Europe, ignoré de Bach, de Haendel, des Italiens alors déjà au sommet de l’art lyrique..

Bref Rameau n’existe pas en Europe alors qu’il a écrit des pages uniques mais trop précoces, et ce n’est rien de le dire car des choses sont capables de ressurgir dit-on jusque dans Carmen, vous vous rendez compte…Dès son époque solistes et choeurs se récusent (comme plus tard pour Berlioz) : ce n’est pas chantable, argutie des médiocres comme on sait, maintenant que tout est chantable, même Berio et d’autres défis par lui permis…Quand on entend aujourd’hui le fameux Trio des Parques d’Hippolyte et Aricie, on est suffoqué par tant d’audaces harmoniques – et on comprend qu’il ait consenti à le retirer sur le moment, lui si intransigeant, quel déchirement pour un créateur sûr de son art. « C’est italien ! » criaient les lullistes, autrement dit c’est étranger au bon goût français…Rameau le Bourguignon à la fin de sa vie commence à être un étranger musical dans son propre pays, sous la pression des Italiens…

En vérité ce n’est pas si simple…

Alain PRAUD (à suivre)

Le siècle de Haydn

On a dit et écrit tellement de choses sur le Siècle des Lumières (Aufklärung, Age of Enlightenment) qu’on s’imagine couramment qu’il s’étend de 1700 à 1800, au pire de 1715 (mort de Louis XIV) à 1789. En vérité ce « Siècle » n’en est pas un, pas du tout : au mieux de la mort de Montesquieu (1755) à 1789, date symbolique (en fait l’été 1788, les châteaux brûlés, parfois avec les châtelains). D’ailleurs on le centre souvent sur l’aventure de l’Encyclopédie, 1750-1772, époque aussi des grands textes de Diderot, puis de Rousseau, éventuellement de Voltaire, ce polémiste talentueux, philosophe lui au sens d’Onfray par exemple avec les approximations que ça suppose ; et assurément écrivain de génie.

S’il y a une musique des Lumières avant la fin de ce fameux siècle, c’est subtilement, par la bande, celle de Haydn surtout, bien que Mozart en éclipsât comme toujours une partie de la lumière, mais cette fois il était hors jeu, mort depuis 1791. Qu’on se représente bien ce millésime car c’est là que tout va basculer. Un an plus tard c’est Valmy, pour la première et seule fois Emmanuel Kant se présente en retard devant ses étudiants de Königsberg, Prusse orientale, pour cause de chagrin ? non, d’enthousiasme. Le « siècle du bonheur » comme je l’entends s’étend entre Rousseau et Stendhal, Chardin et David, Rameau et Beethoven qui voulut être élève de Mozart mais il avait 16 ans, sa mère était mourante, et Mozart pas très chaud, alors ce fut Haydn et Albrechtsberger. Imaginer que, si, alors…donne le vertige, certes ; mais il est aussi permis de se représenter l’immense notoriété de Haydn en 1791 où il part triompher à Londres : le Messiaen de son époque en quelque façon.

Comment parler de Haydn sans parler de Mozart ? Impossible. Ils ont 24 ans de différence, écart idéal pour justifier deux générations également prodigieuses (ce qui se passe ailleurs en Europe, en Italie surtout, est certes bouillonnant jusqu’à l’hystérie, mais enfin sans comparaison. C’est comme ces milliards d’étoiles que notre vue infirme nous fait croire sur le même plan, le fameux firmament ). Ces gens respirent le même air. Ni Haydn ni Mozart ne sont capables d’imaginer consciemment un monde sans rois – et cependant ils le préparent, mettent en place son architecture. Tous deux catholiques, ils deviennent en même temps francs-maçons, la même année 1785, au juste moment où le génie de Mozart nous fascine (mais pas hélas les mélomanes de l’époque, qui préfèrent déjà Cimarosa avant de tomber dans les bras de Rossini – les moins superficiels d’entre eux vont alors comprendre qu’ils ont changé de monde). Avoir raison trop tôt c’est avoir tort, et cela n’est jamais venu aux oreilles de Haydn : ses ultimes quatuors et symphonies annoncent le XIXe siècle d’une main souveraine, mais en le refusant. On ne fera plus d’oratorios comme Les Saisons, plus de messes comme la Nelsonmesse, la Harmoniemesse…Mozart a beau être catholique, les messes ne sont pas sa priorité (l’un et l’autre en ont composé une quinzaine quand même, ça payait bien). Pas chez Haydn, pour qui la musique sacrée est le summum de la musique, de quelque obédience qu’on la considère. On dit, parce qu’il l’a dit lui-même, qu’en composant La Créationil priait chaque matin son Seigneur de lui donner la force de continuer. Il avait 66 ans tout de même, âge assez considérable alors (Rousseau, qui ne buvait que de l’eau et du lait et bien sûr ne fumait rien du tout, botaniste et le premier de tous les écolos, est mort à cet âge en rentrant de promenade). Il mourrait lui à l’âge alors canonique de 77 ans mais il l’ignorait, naturellement. La seule chose que nous sachions c’est que nous sommes mortels ; quand exactement, c’est la seule chose que nous ignorons absolument. Et sans doute que ça vaut mieux. Les choses sont bien faites comme le pensait Haydn (et Mozart, et tous les autres). A cette époque le baron d’Holbach, matérialiste notoire, peut rassembler quinze athées dans un dîner auquel est convié aussi le philosophe David Hume, entre excité et interloqué. Mais en ce domaine il a un siècle d’avance, comme Grimm, Helvétius, Diderot peut-être qui les dépasse d’une tête. Diderot restait prudent et savait pourquoi. Nous n’avons pas d’exemple à cette époque de musiciens matérialistes, simplement parce qu’ils mangeaient à la table des princes (enfin, souvent à l’office), quand ce n’était pas des princes-archevêques comme l’arrogant Colloredo.

Entre Bach (mort en 1750), Haendel (1759) et la génération suivante il y a un grand vide dont la nature a horreur. Bien sûr il y a les fils de Bach, Carl Philipp Emmanuel son préféré, Johann Christian à qui il tirait les oreilles pour cause de succès excessif (on est luthérien ou on ne l’est pas), futur mentor et ami de Mozart dévasté par sa mort prématurée. Et puis il y a les frères Haydn (ne jamais oublier Michael le cadet aussi doué que son aîné, mais à l’hygiène de vie toute différente – il « buvait jusqu’à l’hébétude » selon Léopold Mozart). Mozart les adore tous deux, au point de composer pour Michael des duos pour violons qu’il le laisse signer de sa main pour le sauver d’un contrat que le pauvre ne pouvait honorer dans les temps (Mozart poussant le scrupule de faussaire jusqu’à imiter ici et là la manière hongroise de son ami, quelque temps en poste dans l’actuelle Roumanie). Mozart bien sûr n’a jamais ignoré la notoriété de Haydn, et comme tout grand artiste n’a cessé de lui rendre hommage pour s’efforcer plus avant. Mais on est saisi (et c’est sans doute le génie de cette époque sublime) par le constant respect du challenger qui sait où est sa place malgré tout, et par l’admiration sans réserve du maître, dont on connaît les mots adressés au papa Léopold (« Je vous le dis devant Dieu, en honnête homme, votre fils est le plus grand compositeur que je connaisse »). Mozart le lui rendra bien, dans une histoire d’amitié entre compositeurs dont à vrai dire on a bien peu d’exemples (entre poètes c’est bien pis encore). Quand Haydn écrit ces mots à Léopold il vient juste de rencontrer son fils, on est en 1785 et l’année suivante paraissent les Six quatuors dédiés à Haydn, où il tient compte des avancées de son aîné quant à la forme sonate. Entre autres. Bientôt après il y aura à Vienne une séance de quatuor entre potes à laquelle on aurait aimé assister d’un trou de souris : ces mêmes quatuors déchiffrés par Dittersdorf 1er violon, Haydn 2d violon, Mozart à l’alto, Vanhal au violoncelle…Si nous n’entendons plus guère ni Vanhal ni Dittersdorf c’est que le temps a fait son oeuvre ; mais pour Mozart et Haydn c’étaient juste des compositeurs de grand talent, et d’abord des amis. Comme aussi Christian Cannabich, animateur de la prestigieuse Ecole de Mannheim, qu’ils admiraient tous deux sans réserve, et chez qui Haydn fera étape lors de son premier voyage en Angleterre.

On n’imagine plus aujourd’hui où on se croit tous nés de la dernière pluie à quel point on voyageait au XVIIIème siècle, et comme c’était important de le faire puisqu’il n’y avait ni web ni réseaux sociaux. Maintenant on peut communiquer avec la Papouasie (je parle des poètes) tout en restant derrière son ordinateur. Alors il fallait se bouger pour se vendre, et les imprésarios (par exemple Salomon) étaient de la même farine que de nos jours. Quand on lit la correspondance de Mozart, et plus tard les Mémoires de Berlioz, on est saisi de l’importance de ces personnages, qui souvent n’entendent goutte à la musique de leurs clients. Alors on voyageait dans un espace assez Schengen finalement, une Europe à cent frontières mais où une lettre de recommandation suffisait, voir sur ce point l’Histoire de ma vie de Casanova, fort utile à qui veut vraiment comprendre cette époque. Mozart sans doute est mort en partie d’avoir trop voyagé, d’abord trimballé comme un singe savant, et encore des années plus tard tandis que sa mère se meurt. En 1791 il n’a plus que quelques mois à vivre, Salomon lui fait miroiter vers Londres le même contrat mirifique qu’à Haydn. Wolfgang hésite et décline, tout en tentant de dissuader Haydn de partir lors d’un repas mémorable. Rien n’y fera car Haydn avait besoin de cette célébrité et du confort matériel subséquent. Ils ne se reverront jamais, Haydn à Londres pleurera amèrement, comme son jeune ami avait pleuré quelque temps auparavant la mort de Bach, Johann Christian à qui il devait tant. Haydn écrira : « Je fus hors de moi à cause de sa mort. Je ne pouvais croire que la Providence eût si tôt repris la vie d’un homme aussi indispensable. »

1732-1809 : Haydn a la faveur exceptionnelle de qui est en mesure de combler l’espace entre le baroque finissant et le (pré)romantisme. Sauf qu’il ne le sait pas. Il a la conviction que sa mission consiste après Bach à atténuer la suprématie du contrepoint, à diminuer les pouvoirs de la fugue, à remplacer le rondeau à la française par le thème varié plus tard cher à Mozart (et surtout Beethoven). Il a des intuitions fulgurantes, de plus en plus en vieillissant semble-t-il, vers Beethoven, Weber, Schubert. S’il n’invente ni le quatuor ni la symphonie, il porte ces deux formes majeures (on parle de 50 000 symphonies entre 1750 et 1800 !) à un point d’incandescence dont Beethoven et Schubert sauront profiter. Et si La Création est d’abord un chef-d’oeuvre du classicisme, Les Saisons peu d’années après sont déjà une oeuvre du XIXe siècle.

C’est en se rendant à la première parisienne de La Création (24 décembre 1800) que Bonaparte Premier Consul échappe de peu à l’attentat royaliste de la rue Saint-Nicaise (il en profite pour décapiter non seulement les Royalistes mais sur sa gauche le parti jacobin). En mai 1809, celui qui est devenu Napoléon Ier bombarde et occupe Vienne tandis que Haydn agonise. Celui-ci meurt le 31 mai et Napoléon fait disposer une garde d’honneur à sa porte. Lors des obsèques, le 15 juin, auxquelles la légende veut qu’il ait assisté en personne (il s’y serait plutôt fait représenter par quelques officiers), étaient présents le prince Eugène, Vivant Denon, et un certain Henri Beyle, le futur Stendhal, alors commissaire des guerres de l’Empire. Et quelle musique joue-t-on aux obsèques de Haydn ? Le Requiem de Mozart…

Alain PRAUD

(pour Daniel Bargier, sa lecture inspirée de La Création)