Querelle des Bouffons : (1) La bataille du siècle

Il était une fois un musicien florentin nommé Lulli, gay comme on dit et ce n’était guère en odeur de sainteté au siècle de Pascal et de Bossuet (encore que Monsieur, frère du roi…), qui malgré cette singularité ou grâce à elle réussit à s’imposer à la cour de Louis XIV comme seul et unique compositeur d’opéras (vous lisez bien : personne d’autre n’a le droit d’en faire jouer et représenter, privilège qu’on ne retrouvera que dans la sphère stalinienne)…Et pourquoi ce passe-droit exorbitant ? Parce que cet Italien vient d’inventer l’opéra à la française, si fortement codifié qu’il va lui survivre de très loin (cet irascible est décédé prématurément d’un coup de bâton sur le pied – c’est ainsi qu’on dirigeait, la gangrène a fait le reste). Jusqu’au milieu du siècle suivant le parti lulliste domine la scène française, on ne conçoit pas d’opéras différents. Qu’est-ce à dire ?

C’est une histoire politique, comme toujours, en France plus qu’ailleurs peut-être. La musique agit sur les âmes et les corps, celle de LOUIS comme on écrit ne peut que magnifier le règne du nouvel Auguste, voué aux arts, à la prospérité, à la paix (LOUIS a passé son long règne en guerres ruineuses) : de là par exemple Les Arts florissants de Marc-Antoine Charpentier, mais il faudrait relire aussi les dédicaces de Molière et Racine, sachant que LOUIS était le parrain de leurs enfants, dont les premiers nés se prénommaient devinez comment ? A ce code totalitaire Lully comme on doit désormais écrire, et les lullistes encore plus orthodoxes que lui, adhèrent complètement. Dans l’opéra la musique est seconde, c’est le texte qui importe avant tout (puisqu’il chante la gloire du nouvel Auguste). La musique a pour tâche d’imiter le langage parlé, par la déclamation et l’imitation sonore voire onomatopéique. Ainsi le verbe « voler » est forcément illustré par des vocalises, et quand on dit « profonds abîmes » la musique est en apnée. On écoute à peine les airs, les récitatifs ont la vedette, on admire comme la musique épouse la grâce des vers de…qui au juste, aussitôt oublié, un abbé souvent. Bref, c’est le poète qu’on écoute, le musicien n’est qu’un illustrateur docile. En même temps l’opéra est un art national ! et comme on retrouvera hélas cette détermination dans les siècles à venir, jusqu’à Wagner et au-delà…

L’élément perturbateur de ce bel édifice se nomme RAMEAU Jean-Philippe, né en 1683 et trublion dès sa jeunesse, nomade partout, organiste de hasard, avant de se décider à monter à Paris où il est déjà connu comme auteur d’un Traité d’Harmonie qui fera autorité longtemps après lui. Rameau a une position absolument originale : il ne récuse pas la posture lulliste mais soutient que la musique, au delà du poème, doit faire vibrer tout le corps tout en épousant le phrasé. Un texte n’a d’intérêt que par ses potentialités sonores. Et il le montre. La musique de Rameau peut tout : faire entendre la guerre, l’arrivée des dieux, un tremblement de terre, un monstre marin…Rameau n’est devenu compositeur qu’avec Hippolyte et Aricie, le premier grand scandale d’une histoire (française) qui en comptera bien d’autres. On est en 1733, il a 50 ans, âge canonique pour l’époque, en tout cas on ne peut pas espérer quoi que ce soit à cet âge, et voilà qu’il met cul par dessus tête l’opéra français donc lulliste…Qui c’est ce guignol dijonnais, s’étrangle-t-on chez lez assis ? Trop tard, l’ouragan ramiste va tout balayer en moins de deux décennies. Les Indes galantes, Castor et Pollux, Platée, Les Boréades, chefs-d’oeuvre parmi vingt autres d’un vieillard infatigable (comme son associé, un moment, Voltaire), et qui dessinent un paysage musical unique en Europe, ignoré de Bach, de Haendel, des Italiens alors déjà au sommet de l’art lyrique..

Bref Rameau n’existe pas en Europe alors qu’il a écrit des pages uniques mais trop précoces, et ce n’est rien de le dire car des choses sont capables de ressurgir dit-on jusque dans Carmen, vous vous rendez compte…Dès son époque solistes et choeurs se récusent (comme plus tard pour Berlioz) : ce n’est pas chantable, argutie des médiocres comme on sait, maintenant que tout est chantable, même Berio et d’autres défis par lui permis…Quand on entend aujourd’hui le fameux Trio des Parques d’Hippolyte et Aricie, on est suffoqué par tant d’audaces harmoniques – et on comprend qu’il ait consenti à le retirer sur le moment, lui si intransigeant, quel déchirement pour un créateur sûr de son art. « C’est italien ! » criaient les lullistes, autrement dit c’est étranger au bon goût français…Rameau le Bourguignon à la fin de sa vie commence à être un étranger musical dans son propre pays, sous la pression des Italiens…

En vérité ce n’est pas si simple…

Alain PRAUD (à suivre)

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