Claude Simon , le parti pris des mots

     Tard venu à la littérature, discret, voire secret, Claude Simon, qui ne s’est jamais senti vocation de guide, de gourou ni de porte-croix, ne bénéficie donc pas de l’auréole de ses illustres prédécesseurs sacrés par le Nobel  :  Gide, Mauriac, Camus, Sartre. Disons qu’il serait plutôt de l’espèce des Michaux ou des Leiris. Et puis ni Proust ni Faulkner n’ont eu le Nobel, et ce n’est pas du Nobel qu’il s’agit, mais d’un écrivain de première grandeur, leur égal à tous, révérence parler. Dès les années soixante, La Route des Flandres a bouleversé chez nombre d’entre nous tout ce que nous croyions savoir du monde et des mots pour le dire : c’était pourtant, nous disait-on, du « Nouveau Roman », un laboratoire où quelques écrivains byzantins se livraient à des manipulations incompréhensibles. On sait aujourd’hui que de ces expériences diverses, parfois divergentes, on n’a pas fini de mesurer la portée, ni d’arpenter les trouées qu’elles ont ouvertes dans une écriture massivement naïve, ou niaise. Ou roublarde. Reste que jusqu’à présent l’étiquette « Nouveau Roman », à demi décollée et battante, a fonctionné à l’égard de Claude Simon comme la crécelle du lépreux, écartant de lui le très large public qu’il mérite.

     Et c’est bien d’un romancier sans complaisance aucune qu’il s’agit : qui préfère qu’on parle de lui comme d’un artisan, voire d’un bricoleur ; qui s’adonne au collage et à la viticulture ; qui fuit les mondanités en alléguant sa santé fragile ; qui reste obstinément fidèle aux éditions de Minuit ; qui se refuse obstinément à nous raconter des « histoires », parce que c’est au-dessus de ses forces, que ça n’a pas de sens, que c’est même impossible. Il se tue à le répéter : « Je suis incapable d’inventer quoi que ce soit ». Ou bien : « Il n’y a pas de sujets dans ce que j’écris, pas au sens où vous l’entendez ».  Cette sorte de chose, énigmatique, décourageante. Et par-dessus le marché, ces romans sans histoires, il les baptise par exemple Histoire (1967). Quand encore il n’essaie pas de vous faire croire qu’il écrit des manuels scolaires :  Les Corps conducteurs  (1971), Leçon de choses (1975). Et  Les Géorgiques  , quel culot ! Car enfin la question du titre n’est pas subalterne : il est la partie émergée de cet iceberg qu’est le livre, il en est l’emblème, le signe de feu, et puis tout de même le garant, comme on dit d’une monnaie. Le titre monnaie la fiction, lui donne cours, la met en circulation. Jouer sur le titre, c’est tromper sur la marchandise, dire crânement qu’il n’y a rien à marchander, que des mots en un certain ordre assemblés. Allez vous étonner après cela que  La Route des Flandres ne soit pas un roman historique sur la débâcle de 1940, ni  Les Géorgiques un simple jeu d’échos entre le monde de Virgile et celui de Napoléon. On s’en doutait, bien sûr, et l’auteur savait qu’on s’en doutait. Loin de prétendre égarer son lecteur, il l’induit en une démarche qui n’a de paradoxale que l’apparence.

      Car, pour Claude Simon, le roman « conventionnel » est habité par une contradiction qu’il ne parvient pas à dépasser, ni à déguiser, ou très maladroitement : il prétend rendre compte du monde réel, ou plutôt de ce que nous sommes capables d’en percevoir, et qui est radicalement discontinu, par le moyen d’une écriture forcément liné&aire, continue – ou plutôt que nous jugeons telle par paresse, par la seule pesanteur de nos habitudes de lecture. En réalité, c’est bien là qu’il y a tromperie : une écriture narrative qui se veut « naturelle », « réaliste », ne peut être que de l’ordre de la feinte, du camouflage, dissimulant sans cesse sous son unité de façade de formidables incohérences : le héros descend l’escalier de son immeuble, puis on décrit le mouvement de la rue, puis il entre dans un café, puis il s’adonne au monologue intérieur, etc. Plus grave encore, ce romancier « conventionnel » parasite sa propre fiction de considérations psychologiques, sociologiques, philosophiques, qui n’ont en toute rigueur rien à voir avec elle, sauf à déployer de nouveaux artifices tendant à entretenir la confusion entre la pensée de l’auteur et, par exemple, les réflexions de ses personnages. Une écriture de cette facture-là  ne peut qu’être non avenue car  « ce que l’écriture nous narre, ce sont sa propre aventure et ses sortilèges. Et si cette aventure est nulle, si ces sortilèges ne jouent pas, alors, le roman, quelles que puissent être par ailleurs ses prétentions didactiques ou morales, est lui aussi, tout simplement, nul. » (Entretien avec Ludovic Janvier,  1972)

      Si donc Claude Simon prétend ne rien faire d’autre en écrivant que « bricoler », c’est qu’il s’abandonne – en toute lucidité – à cette aventure que les mots proposent, en s’efforçant de l’endiguer, de la canaliser en phrases, de l’organiser en livres. Une entreprise sans fin, littéralement désespérée, dont témoignent ces mots empruntés à Rilke, en exergue à  Histoire  :  « Cela nous submerge. Nous l’organisons, cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux. »  Jean Ricardou, le premier à analyser les mécanismes complexes qui sont à l’oeuvre dans l’écriture de Claude Simon, intitulait son étude sur  La Route des Flandres  « Un ordre dans la débâcle »  (étant entendu qu’il s’agit de la débâcle des mots et non de celle de 1940) ; et plus tard pour  La Bataille de Pharsale il proposera l’anagramme  « La bataille de la phrase » – nullement démenti, on s’en doute, par l’auteur.  Car cette entreprise de restitution, de reconstitution, de reconstruction d’un discours sans cesse rongé, sapé, toujours déjà en miettes, il la poursuit sans répit depuis 1957, depuis  Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque. Et bien sûr l’objectif demeure, doit demeurer hors de portée. Fasciné par la peinture, qu’il a lui-même longtemps pratiquée (il fut élève de Raoul Dufy), Claude Simon se penche dans  Orion aveugle (Skira), puis dans Les corps conducteurs, sur un tableau de Poussin qu’on peut dire emblématique de sa démarche  :  le géant Orion s’avance à grands pas vers le soleil levant, qui doit lui permettre de recouvrer la vue ; ce qui revient à dire (et donc à lire) que puisque le soleil ne cesse de se lever, Orion est « immobile à grands pas ». Tel est bien l’Orion peint, que Poussin traite en bas-relief sans se soucier des règles de la perspective, ou plutôt en inventant d’autres perspectives ; et tel est bien l’Orion peint tel que Simon l’écrit : non pas la description d’un tableau (toute description est impossible), mais une constellation de mots à prendre à la lettre, dans leurs relations avec ceux des autres constellations ou motifs du récit (l’Amérique, un congrès d’écrivains,etc). La rhétorique et le sens, chez Poussin comme chez Simon, n’entretiennent pas une relation instrumentale – c’est-à-dire d’exclusion – mais une relation d’équivalence : la matière, pellicule de peinture ou signes imprimés, et sa mise en oeuvre sont tout le sens.

      Ce qu’un lyrisme tumultueux – et superbe – voilait encore dans  La Route des Flandres s’est progressivement radicalisé, mis à nu à partir d’  Histoire : dans  La Bataille de Pharsale, il ne « se passe » rigoureusement rien, ni ensuite, du moins jusqu’aux  Géorgiques.  Dans cette poignée de livres essentiels, qui ne ressemblent à rien d’autre, les mots se donnent pour ce qu’ils sont : impropres, en dépit de toutes les ruses d’écriture,  à produire du sens (de l’essence), ils s’activent à échanger des sens dans une sorte de vertigineux mouvement brownien dont il faut, inlassablement, retracer la carte. Ils sont carrefours, corps conducteurs, embrayeurs.
     Entendons-nous bien : ce qui fait le génie de Claude Simon, c’est que cette « attaque » de la langue, d’une rigueur impérieuse, loin de donner lieu à  une coquille vide (il y a des épigones de Simon), produit des livres émouvants, troublants, j’oserai dire « solaires » jusque dans leur nécessaire inachèvement. Carrefours eux-mêmes, comme l’est le monde méditerranéen, ils sont traversés de cent autres  « textes », de Virgile à Valéry, de Pindare à Miro, d’Uccello à Rauschenberg, en passant par toutes sortes de manuels, de lexiques, d’encyclopédies.  Ils sont encyclopédiques.

      Et ils sont poétiques, car ce bon usage  des mots, s’il révolutionne la fiction – au sens où tel cocktail trop riche « révolutionne » l’intestin –  , c’est le pain quotidien des poètes authentiques, de ceux qui justement ne se paient pas de mots. Mais telle est chez nous la connotation désastreuse attachée au mot « poète », qu’il est amusant de rapprocher deux déclarations, datées 1970-1971 :  « On m’a classé rapidement, on m’a fourré dans la compagnie des poètes, alors que je n’ai cessé de déclarer que je ne voulais pas être considéré comme un poète (…) plutôt un antipoète, plutôt  quelqu’un qui se voue à un travail de l’ordre scientifique. » (Francis Ponge,  Entretiens avec Philippe Sollers, Gallimard), et ceci  : « On me dit : vous faites des « romans poétiques »… Non. J’ai horreur de romans tels que le Grand Meaulnes, etc. Mais si l’on se réfère au mot de Mallarmé : « Chaque fois qu’il y a effort de style il y a versification », alors je suis poète, si l’on veut. Mais dans ce sens-là. » (Claude Simon sur France-Culture, août  1971)
     On a vu combien l’effort de style, chez Simon, était justement d’ordre scientifique : contentons-nous donc de constater qu’il est en plein accord, avec Ponge et avec Mallarmé, sur ce que la poésie n’est pas. Ainsi la matière d’un livre comme  Leçon de choses peut être qualifiée de délibérément « antipoétique » : la mise en scène, successive-simultanée, de deux ouvriers maçons graillonnant parmi les gravats d’un chantier de démolition ;  d’un poste de tir en 1940, où l’on s’engueule à tout-va tandis qu’un blessé perd ses tripes sur une paillasse ;  et d’un rendez-vous galant au début du siècle (ou au précédent : on croit reconnaître Emma Bovary et Rodolphe) qui tourne à la saillie nocturne au milieu des vaches  –  rien là qui puisse faire rêver Margot. Il s’agit pourtant d’une composition en sept mouvements, où circulent des allusions à Vivaldi et Schumann  (le Printemps), à Proust et au septuor de Vinteuil (l’héroïne est appelée, entre autres, Gilberte et Odette), voire aux « scintillations sitôt  le septuor » de Mallarmé :  « La lumière du crépuscule n’éclaire plus que confusément la pièce où sur le carrelage maintenant obscur les fragments de plâtre épars semblent vaguement phosphorescents. »(p.182)  Il s’agit surtout là encore  d’une constellation de mots dans laquelle chacun d’eux est en connexion avec d’autres, parfois très éloignés, jusqu’à former une trame si serrée, si obsédante que toute glose (un roman de l’enlisement, du pourrissement, de la désillusion, de la chute…) en devient simplement redondante.

      Six ans plus tard,  Les Géorgiques  (1981) semble marquer un nouveau tournant, à moins qu’il ne s’agisse d’un bilan, comme  Histoire  en 1967 : un bilan de l’état du temps et de la santé de l’histoire.  Un maelström de signes y convulse le monde,  des guerres napoléoniennes à la seconde guerre mondiale, emportant hommes, bêtes et choses dans un tumulte d’armes et de fanfares, comme dans ces scènes de bataille d’Uccello ou d’Altdorfer auxquelles Claude Simon nous renvoie avec insistance depuis plus de vingt ans. Orion y a pris les traits de l’obstiné général L.S.M. qui de tous les champs de bataille de l’Europe écrit chez lui qu’on prenne soin de ses arbres et de ses vignes, comme si l’agitation désespérément mortifère des hommes ne pouvait que s’inscrire, en un collage sans perspectives, sur l’insolente permanence des floraisons, des vendanges, des naissances. Immobile à grands pas, comme la main qui écrit, ou la main qui tient l’arc, se confond, tantôt éclairée, tantôt assombrie, avec le destin commun.

Article paru dans l’hebdomadaire Révolution , 295 ,  25-31 octobre  1985 .

Alain PRAUD

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