Inactuelles , 2

         La jeunesse selon Du Fu  ( « cheval – fourrure – à l’aise – fougueux » ) et son apparente insouciance. Le temps (moyen estimé) qui nous est départi apparaît alors comme cette « profondeur stratégique » dont rêvent les Etats, et qu’ils cherchent à se procurer, au besoin par la guerre. Peu à peu cette profondeur se réduit – en somme la perspective devient plate.
     Et les regards peu à peu se diluent, s’éteignent. Ce qu’ils ont perdu, c’est l’éclat des horizons lointains.

     S’il est vrai, comme le dit Onfray, que « toute pensée digne de ce nom est proposition de  compassion »,  on se souviendra que tout poème est proposition de monde. Et l’on mariera ces deux propositions en soutenant que le vers même, voire un fragment de vers, est proposition de monde, sinon « compassionnel »  (horribile dictu), au moins fraternel (ou sororal ou amical – consolation) .  Ainsi « L’inflexion des voix chères qui se sont tues » (Verlaine) et « il est caché parmi l’herbe, Verlaine » (Mallarmé),  ou le simple « Ami, nous venons trop tard » de Hölderlin. Il est vrai que, selon le même,  « C’est en poète que l’homme habite le monde ».  Rien de plus consolant  n’a jamais été écrit.

     Van Gogh à son frère Théo  : « Et nous, qui faisons de notre mieux pour vivre, pourquoi ne vivons-nous pas plus intensément ? »

      Vivre plus intensément, c’est augmenter son humanité.  Humanité non seulement envers les humains mais tous les êtres vivants (Deleuze et le devenir-animal). Et puis pourquoi s’en tenir aux vivants ? On peut éprouver du respect pour un rocher, de la compassion pour un glacier qu’on voit reculer année après année  –  et « tu chériras la mer » n’est pas un vain mot.

     Et d’abord les arbres. Enfant j’étreignais leurs écorces rugueuses, je me collais les doigts avec l’ambre sécrété par les cerisiers, j’escaladais de hautes frondaisons avec le sentiment intense, grisant du danger mortel. Bien plus tard dans les forêts pyrénéennes, véritables « dialogues » avec les arbres. Conversation silencieuse.  Respect pour leur force, leur longévité – qui ne m’a jamais interdit de les abattre, de les débiter, de m’en réchauffer : mais toujours avec ce même étrange respect – étrange, comme peut l’être aux yeux d’un observateur étranger cette mentalité d’indigènes (cueilleurs, chasseurs, bûcherons) que je partage facilement comme si elle trouvait en moi la fraternité de très profondes racines.

     Dans les Carnets de Pierre Bergounioux (Verdier) ce retour de pêche aux sources de la Corrèze en juillet, nuit tombée. « Je suis  un intrus ». « Des choses s’apprêtent dont je n’ai pas à connaître ». J’ai plusieurs fois éprouvé cela, seul en forêt ou sur les hauteurs, là où selon Nietzsche on ne pense qu’en marche, par exemple entre le lac Célinda (turquoise) et le lac du Port-Vieux (bleu-nuit), sous les noires arêtes du Fouilhouse. Ce sentiment d’effroi exalté, ce vertige panthéiste qui nous fait régresser – mais est-ce le mot ? – jusqu’à des époques reculées, oubliées, à nos péres du néolithique qui ne partaient pas à la chasse sans amulettes et grigris. C’est un affect à proprement parler panique qui nous étreint alors. Pour un peu on s’adresserait aux rocs, aux rares arbres (pins à crochets) de ces altitudes. On le fait, même. Redescendant vers le déversoir du lac Charles, violemment rappelé à l’ordre par les marmottes – et tâchant vainement de siffler comme elles, en réponse.
       Hegel : « Nous nous trouvons face à la nature comme devant une énigme et un problème ».

Alain PRAUD

2 commentaires sur “Inactuelles , 2

  1. « Et puis pourquoi s’en tenir aux vivants ? On peut éprouver du respect pour un rocher, de la compassion pour un glacier qu’on voit reculer année après année – et “tu chériras la mer” n’est pas un vain mot. »

    Il est même souvent plus facile de respecter un rocher qu’un être humain… Mais c’est la vilaine misanthrope qui sommeille en moi qui vient de reprendre momentanément les commandes de mon esprit… Je n’aurais pas dû regarder les infos ce soir.

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  2. Les infos de ce soir étaient-elles donc plus désespérantes qu’à l’accoutumée ?… Bon, je parle aux arbres comme l’arrière-grand-père pyrénéen de mon fils Alaric parlait à la montagne, aux nuages…et une fois à l’ours (comme Du Fu, rentrant de nuit (ivre) dut parler au présumé tigre) : Que fais-tu ici, monsieur ? (« Moussu », en gascon, est le nom révérencieux de l’ours. Comme on s’adresse aussi au curé).
    Et mon vieil ami (depuis 1968 !) Pierre Bergounioux, écrivain raffiné et complexe, m’a raconté comme, rentrant un soir de ces lieux sauvages où il taquine la truite, il poursuivit en voiture un sanglier (singularis porcus) avec l’intention proprement néolithique (il en riait de toutes ses dents) de le jeter fièrement sur la table de cuisine…Au lieu de quoi il faillit ramener à la maison une cabine téléphonique.
    N’excipe pas de ce pessimisme pour revenir aux couleurs froides ! (private joke)

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