Bolcho sinon rien (5)

     Les divorces se font insensiblement. On ne sait jamais quand ça commence ni par la faute de qui à supposer que faute il y ait. Mouchoir ou fond de culotte le tissu était usé, un beau jour on voit la déchirure. Autrefois on ravaudait. Plus maintenant.

     Déjà malgré notre ferveur juvénile à gravir les étages d’HLM le paquet d’Huma-D sous le bras chaque dimanche matin ou presque nous nous faisions des frayeurs quand de sympathiques prolos en marcel et charentaises nous tenaient d’étranges discours sur les socialos qui n’en avaient pas et les curés à qui on ferait bien de les couper et quant aux arabes, hein, on est entre nous… Et plus tard dans la paisible ville d’eaux pyrénéenne où on essayait de faire revivre une section comateuse dont l’essentiel de l’activité se réduisait à grommeler entre héros de la Résistance que les sociaux-traîtres on les connaissait depuis 36 quand ils avaient tiré dans le dos de la République espagnole  et le jour où il faudra reprendre le maquis n’ayez crainte on sait où sont enterrés les fusils  –  quand on objectait que la guerre était finie depuis trente ans et que l’ordre du jour était la prise du pouvoir par des voies légales et pacifiques main dans la main avec ces ci-devant traîtres à Teruel et aux Asturies on voyait sous les bérets des regards fixes et lourds qui te disaient qu’un gamin parachuté de Paris et qui n’avait fait aucune guerre ne pouvait pas comprendre. Là aussi le parti faisait encore 20% aux élections mais sur quels abîmes de malentendus ? Pour beaucoup la ligne c’était No pasaran et rien au-delà, tandis que justement Franco agonisait sans fin.

     Justement on avait aussitôt créé dans le minuscule lycée une cellule Pablo-Neruda que la fédé nous pressait de transformer en section d’entreprise. A ce train la Révolution n’avait jamais été aussi proche. Nous ne le savions pas et ceux qui auraient dû le savoir nous le cachaient pour proroger leurs dérisoires prébendes, émoluments de permanents ou de sous-traitants idéologiques : le parti était déjà en coma dépassé. On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, une fonction tribunicienne à tous crins sans complexes ni principes et une posture philosophique rigoureusement matérialiste ;  dire d’un côté et d’une voix de rogomme que la fin de l’Histoire et sa dissolution dans le communisme justifient tous les moyens, et de l’autre dans une tessiture à la Krasu cette maxime si effarante qu’elle confine au sublime :  le marxisme n’est pas une idéologie.  Ce grand écart n’est pas permis à tous les ligaments.

     Et préférer le déshonneur à l’anéantissement c’est créer les conditions de les obtenir tous les deux en même temps. En 1978 peu avant les législatives que la Gauche « unie » allait perdre et pour cause, un apparatchik de niveau 3  (un certain Robert Combes), devant une assemblée de cadres 2 dont j’étais, n’hésitait pas à prêcher le vote révolutionnaire  : c’est à dire qu’il nous demandait de voter et de faire voter pour le candidat de droite au second tour (Pierre Baudis, père de Dominique et figure historique de la Toulouse post-socialiste) contre Gérard Bapt, blanc-bec du PS quoique médecin. Se souvenant de cet épisode, que par indulgence je ne multiplierai que par 100 pour le pays entier, les plus lucides d’entre nous comprendront au matin du 10 mai 1981 que le vrai mot d’ordre n’était pas de voter Mitterrand mais Giscard. Et s’empresseront de n’en rien faire. Mais une organisation politique qui se laisse aller à de telles moeurs est faillie.

     On pourrait me dire : pourquoi alors n’avoir quitté le parti qu’en 1983, et encore à reculons ? A quoi je pourrais répondre comme Titus que même pour la Vérité (la loi de Rome) on ne quitte pas si facilement une vieille maîtresse Bérénice sans doute parfois revêche mais experte en câlins et en confitures. Car quitter le parti d’alors c’était renoncer en bloc à des solidarités par milliers, à de vraies amitiés par dizaines. Si l’on n’avait pas su se constituer d’autres réseaux (et lesquels ? comment ?) c’était à coup sûr la traversée du désert. Nous y avons échappé Kiss et moi parce que nous étions des « intellectuels », cette espèce de citoyens de Sodome que Marchais et la vieille garde avaient cru foudroyer d’anathèmes en 1978 à travers l’excommunication d’Althusser –  le Grand Philosophe Marxiste de l’ENS venait de commettre dans Le Monde une série d’articles virulents sous le titre ou à peu près  « Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste » ; à la suite de quoi l’ukase dégringola du niveau 5 à tous les étages :  Althusser, c’est un fou.  « Les intellectuels, derrière leur bureau… » écrivit en réponse Marchais ou Juquin  –  et ceux d’entre nous ainsi stigmatisés comme on dit aujourd’hui à tout propos, qui n’avaient eu, certains jusqu’au bac, pour tout bureau qu’un coin de table de cuisine (un oeil sur Britannicus, l’autre sur maman qui préparait la soupe, et comme c’était bien, ça) en ont été ulcérés au point de retourner l’agression : quand ils tenaient un cadre 3, fût-il (ou elle) de leurs amis intimes, ils le soumettaient à la question, dialectique et vigoureuse, jusqu’à ce qu’il (ou elle) fonde en larmes. Un résultat obtenu sans peine, tant cet ouvriérisme de la 11ème heure était indéfendable.

     Nous nous sommes tant aimés , dit un film bien connu. C’est vrai, et la plupart d’entre nous jeunes bolchos d’alors nous nous aimons encore et plus que jamais. Nous nous voyons souvent, communiquons beaucoup, et même pour ceux qui ne se sont plus parlé depuis des années une onde permanente d’estime et de « vieille tendresse » (P.Bergounioux) nous unit. J’aime à penser que si Kiss et moi avons préservé une relation aussi rare sans doute c’est que nous avons su nous quitter sans nous blesser mais aussi que nous avons partagé le pain et le vin de la belle histoire où notre jeunesse a flambé un temps sans réserve.  Loin de nous prévaloir de cette expérience sur les générations actuelles désenchantées nos enfants nos élèves, au contraire maintenant s’il se pouvait nous échangerions volontiers nos destins, rien que pour qu’ils goûtent un moment à ce vin-là. Nous avons presque honte d’avoir été si heureux.  Ezra et Lydia certainement ne sont plus, ni Adamand. C’est un lieu commun un peu sot et bien vain que de dire : si c’était à refaire… Alors tant qu’à être sot et vain, si c’était à refaire je le referais, quitte à me repentir sous le sac et la cendre d’immenses injustices (à l’égard de Raymond Aron par exemple ; ou de Chalamov, mais il n’existait même pas pour nous), parce que le gain excède infiniment la perte. Alors je dédie cette brève infirme lacunaire anamnèse à Lydia et Ezra Harari, à Adamand Mandicas, à d’autres encore et nombreux (je n’ai pas assez de bras pour tant d’ombres). Ils ont contribué à façonner, avec l’histoire et contre elle, ce peu d’argile que nous sommes.

Alain PRAUD

3 commentaires sur “Bolcho sinon rien (5)

  1. Un premier codicille à cette série (il y en aura d’autres) :
    Chaque 1er mai, les membres du parti avaient deux devoirs. Défiler, certes ; mais d’abord, et quasiment dès l’aube pour occuper les meilleurs emplacements, vendre le muguet. En 1974, Kiss, admissible, préparait l’oral de l’agrégation. Secrétaire de la cellule et droit comme Saint-Just, il ne m’était pas venu à l’idée de la dispenser de cette tâche militante. Les camarades sont donc arrivés chez nous en délégation pour dire qu’ils l’en dispensaient, eux ; disant qu’ils comprenaient bien sûr notre position, que je n’avais pas voulu encourir le reproche de favoritisme conjugal ; mais qu’il était plus important pour le parti de compter dans ses rangs une nouvelle agrégée qu’une vendeuse de muguet de plus ou de moins. Ils s’étaient donc réunis de façon informelle et avaient décidé.
    Cela dit autour d’un verre et avec des phrases bien moins rigides que les miennes. C’est Kiss qui m’a rappelé cet épisode que j’avais « oublié », comme le coup de main donné par mon frère Michel (alors militaire de carrière !) à la vente de l’HD. Le parti c’était cela aussi : une famille.

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  2. Le ministère de l’Éducation ne reste pas insensible aux séquelles du divorce sur les enfants. À la maternelle, un enfant âgé entre 3 et 5 ans est très affecté lorsqu’un divorce survient. À l’école, il apprend que la famille se compose de papa et de maman et, à la maison, il découvre le contraire. Souvent à cet âge, l’enfant est confié à la maman.

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  3. Ca se lit comme un roman, c’est vrai, teinté d’humour (« Ce grand écart n’est pas permis à tous les ligaments », j’adore…) et de douce nostalgie (« Adamand Mandicas, à d’autres encore et nombreux (je n’ai pas assez de bras pour tant d’ombres). Ils ont contribué à façonner, avec l’histoire et contre elle, ce peu d’argile que nous sommes. » : il n’en faut pas plus pour me faire monter les larmes aux yeux…)
    Bonne rentrée !
    Lod

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