Bolcho sinon rien (2)

     Georges Marchais était un fauve ou un de ces mâtins gaillards charpentés qui autrefois gardaient les cours de fermes ou comme les grands lévriers ou dogues déambulant à leur aise autour des tablées féodales et happant au vol quelque os creux ou gésier de volaille. Cet os il le rongeait bruyamment les yeux partout sans remercier personne et viens-y un peu si t’as pas les foies. On disait : une bête de télévision. Une des premières et peut-être la seule à ce jour. On ne se bousculait pas pour venir l’affronter devant la France entière, le pouvoir envoyait des seconds couteaux mais coriaces comme le madré Chinaud ou le glacial Peyrefitte ( C’est incroyab’ Peyr’fitt’ !!)  qui rentraient brèche-dent et cousus de bigarrures. On pouvait en dire autant ou presque des journalistes, qui eux se seraient battus pour y aller , telle était l’audience : le sourcil charbonneux, la lippe gourmande, le regard incroyablement mobile ( Elle est où la caméra ?), le fauve menait le débat, rugissait qu’on l’empêchait de parler, menaçait à tout instant de quitter la place, déjà debout mais vite rassis le sourire carnassier avec le roulement d’épaules de qui est chez soi.  Taisez-vous Elkabbach !  bien qu’apocryphe de l’aveu même de l’intéressé, résume assez bien l’ambiance de ces soirées pour lesquelles on se tassait dans les chaumières comme au catch. Les chiffres avaient beau être biaisés, ou carrément truqués s’agissant de l’URSS, et la rhétorique usée jusqu’à la corde, on ne pouvait rien face à ce culot d’acier : même un Chirac qui n’en était certes pas dépourvu serrait les dents et laissait passer le plus fort de l’orage. Répliquer avec finesse était pédaler dans le vide, et repartir sur le même ton, un suicide. Mieux valait hausser les épaules devant tant de mauvaise foi – oui mais alors :  J’prends tout l’monde à témoin du mépris avec lequel vous traitez les travailleurs, m’sieur Chinaud ! (par exemple) Et la cause était entendue. Fallait pas venir. Il n’y avait que des coups à prendre.
     Avec ça l’homme portait mal le costume-cravate mais c’était plutôt un atout de fils du peuple. On ne savait trop quel fils ni de quel peuple, et quand des teigneux évoquaient les lacunes de sa biographie pendant la guerre il était capable de pleurer pour de vrai devant les caméras. La seule fois où je lui ai serré la main (en 1980, lors d’une étape du Tour de France qu’il avait suivi presque de bout en bout) il ne m’a pas vu. Il cherchait la caméra.
     Et pourtant nous nous pressions à « ses » meetings (tout meeting où il apparaissait devenait son meeting), tâchant d’être au premier rang quand les places n’y étaient pas réservées aux cadres de niveau 3 – les cadres 4 et 5 étaient à la tribune, en tapisserie. On se persuadait qu’il écrivait lui-même ses discours, et tels les petits marquis de Molière on applaudissait
                   

                                       A tous les beaux endroits qui méritent des Ah !

Le bougre était capable, au moment de la guerre de Kippour (1973), de faire applaudir le Pc israélien, si groupusculaire que personne jusque là n’en avait entendu parler… Certains de ces meetings (les « unitaires », avec Mitterand et le pharmacien Fabre) étaient si populaires qu’on s’y pressait à 50 ou 100 000 sans avoir besoin de gonfler les chiffres, et qu’on s’y évanouissait ; on y accoucha même une fois dans l’enthousiasme général. Un autre temps, dira-t-on ? Oui.

     On sentait bien parfois que quelque chose clochait, que tant de pugnacité gratuite pouvait masquer de grands vides conceptuels, que cette fausse Union de la Gauche où l’on n’était ni dedans ni dehors, les couteaux cachés dans le dos et prêts à sauter en marche à tout moment (« l’union est un combat »), que cette ligne funambulesque nous menait droit dans le mur. Mais on rengainait vite ces intuitions délétères : le combat principal, celui qu’on menait chaque jour, était contre une bourgeoisie rétrograde encore à moitié collabo dans sa tête et sûre de son droit absolu sur tout ce qui vivait, travaillait, survivait, grondait. Des gens qui eux portaient le trois-pièces avec autant d’aisance qu’un pyjama puisqu’ils étaient nés avec. « Ce sont des gens comme nous, vous savez », me disait une fois un industriel en parlant des Soviétiques comme nous disions, des Russes comme il disait, ravi de faire l’anticonformiste devant un jeune blanc-bec dont il ignorait la vraie couleur. Et un beau soir de Paris, dînant chez un ami dentiste mais débonnaire, un convive qui possédait laboratoire d’analyses et Triumph décapotable, comprenant à quelque allusion que le jeune couple qu’il trouvait si sympathique était en réalité un dangereux cheval de Troie, s’écria « des cocos ici !!! » tout en empoignant couteau et fourchette dans un réflexe défensif  qui fit esclaffer toute la tablée. Le playboy ensuite tenta vainement de reprendre le dessus : le mal était fait, les Rouges dans la place, le labo bientôt nationalisé, la Triumph confisquée. « Les cocos à Moscou ! » cria-t-il encore en prenant congé, tâchant de jouer le second degré avec un sourire mi-figue mi-raisin qui fleurait sa ligne Maginot. Et de démarrer dans un feulement aigu de pneus martyrisés. Une soirée de chien finalement.
     L’époque était au culte de la personnalité. Jacques Duclos était notre papi à tous, l’homme qui pesait 23% du corps électoral (bon, des votants), avec sa faconde rocailleuse d’apprenti boulanger pyrénéen, son aplomb impavide quant à la justesse de la ligne, carré dans un corps rond comme on dira d’un autre, et si court qu’il tenait meeting juché sur un escabeau, un militant veillant au grain ; capable de chanter Le temps des cerises sans fausse note comme de dire Rimbaud, « Les mains de Jeanne-Marie » s’il vous plaît ; et d’emporter dans la tombe beaucoup de secrets. Marchais était le lider maximo qui allait nous conduire au socialisme en passant sur le corps…des socialos. Roland Leroy et sa crinière blanche, familier d’Aragon, était le « responsable aux intellectuels » qui lui mangeaient dans la main ; homme d’acier dans un gant de satin. Il faut dire que de Gaulle était encore dans tous les esprits, référence revendiquée ou inavouée, qu’importe. Et les vétérans du Parti disaient « On a beaucoup calomnié Staline »…Jusqu’au Capital, personnifié, qu’on redoutait/révérait comme un phénomène naturel ( Das ist, Cela est, eût proféré Hegel selon cette lecture) : une vieille parente, qui vivait recluse comme une sorcière de bande dessinée dans la forêt lotoise avec ses chiens et ses araignées, commentant une récente bourrasque qui venait de ravager le littoral landais, et pointant à m’en faire loucher son doigt crochu : « Cette tempête…c’est le Capital ! » D’autres croyaient que les satellites détraquaient le temps, ou bien les essais nucléaires. Elle non. Seul le Capital gouvernait l’univers.

    Un soir d’avril 1974 où notre jeune bande de bolchos jouait vaguement au tarot dans une ferme perdue du Bas-Armagnac, avec en fond sonore la Messe en si mineur de Bach retransmise par France Musique, (pour être bolcho on n’en est pas moins mélomane) ladite sublime musique s’interrompit au milieu du Credo, et la responsable des programmes, d’une voix altérée, annonça que le président de la République, Georges Pompidou, venait de mourir. Ces mots mêmes. Une émotion empreinte de gravité nous saisit tous ensemble, non à cause de cette mort qui ne nous touchait pas ; mais par une divine surprise de l’Histoire notre heure venait de sonner.

(à suivre)

    

Alain PRAUD

Un commentaire sur “Bolcho sinon rien (2)

  1. Un dimanche chez les cocos

    On était arrivé la veille. Pas à Austerlitz. A la gare de l’Est, parce que ma vie s’était posée, par hasard, face au Bad Wurtemberg, au bord du Rhin qui souffle, au moins jusqu’à Bâle, le vent glacé de la mer du Nord.

    Un immeuble récent ; un chauffage qui se foutait bien du Grenelle provoqué, trente six ans plus tard, par ce jean – foutre de Nicolas Hulot, faux scientifique, conseiller d’un Président de la République fantoche.

    Mais, ne nous égarons pas…

    C’était janvier et il faisait donc rudement bon chez mon frangin, à Billancourt. Il y avait des tapisseries à fleurs et de la moquette velours partout. Le confort. Le Graves était grave. Tout allait bien. Un cassoulet de rêve, mijoté par Marie-Christine : on se serait cru au bord du Lot, en les murs de la Bastide fondée par feu Alphonse de Poitiers.

    Or ça, monseigneur, nous dormîmes à poings fermés jusqu’aux aurores, c’est-à-dire dix heures bien sonnées.

    Waldeck Rochet ayant passé la main, Georges Marchais était le nouveau Secrétaire Général du PCF. Nous allâmes donc tout naturellement au marché (pardon…) de Billancourt.
    C’était un dimanche frais mais ensoleillé. Tous les espoirs étaient permis : le peuple faisait peuple, les bistrotiers s’agitaient dans les volutes de fumées bleues et les fragrances d’anis. Les maraîchers parlaient forts et la clientèle pérorait ou achetait. Les chiens pissaient dans les coins. Douce France.

    Un café faisait l’angle d’une place dont j’ai oublié le nom. Des piles d’Huma dimanche attachées avec de la cordelette, trônaient sur deux ou trois tables rapprochées pour la circonstance, en terrasse. Au regard bienveillant du patron qui astiquait son zinc souillé par les maladroits, nous avions vite compris qu’aucun fâcheux n’allait perturber notre mission, quasi sacerdotale : la vente de l’Huma.

    Nous voilà partis en binômes, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. J’étais flanqué d’un vieux de la vieille. En fait, il ne devait pas avoir plus de quarante ans, mais vu de mes vingt ans, c’était forcément un homme d’expérience. D’ailleurs il bouffa du cureton en passant devant l’église et cracha devant une Mercedes ostensiblement garée sur un trottoir.

    On était donc entre camarades ; Marcellin à l’Intérieur et Messmer aux manettes (ancien membre des « camelots du roi » et ex légionnaire pour le « fun »). Le bon peuple était bien gardé, l’information aussi, les membres du PCF tous bien classés dans les fichiers des RG. Douce France (bis).

    Aux abords de midi nous avions dû vendre un certain nombre d’ exemplaires, obligés que nous fûmes de revenir sur nos pas vers le bistrot, dont le nom m’échappe toujours, pour refaire le plein de magazines et licher un petit Ricard vite fait : la poussière de la route ou quelque chose comme ça …

    Roland LEROY dirigeait le journal. C’était un pote d’ARAGON, m’expliquait mon collègue de tournée.
    Moi d’ARAGON je ne connaissais que quelques poèmes des « yeux d’Elsa » chantés par Jean FERRAT. J’avais lu « les beaux quartiers », mais bof, ça sonnait faux, c’était de la confection pour bourgeois ; de la bonne conscience pas chère.

    Je préférais Jules Vallès, ça c’était de l’authentique. Mais ici on n’en parlait pas, il avait dû tomber à gauche de la gauche, dans un trou noir. Noir comme l’anarchisme.
    Je m’y perdais un peu, mais j’avais décidé de participer à la vente de l’Huma – dimanche.

    On aborda une rombière, qui loucha par-dessus ses lunettes, tourna sa ventripotence dans l’autre sens et marmonna une phrase dans laquelle « coco » émergeait. On apostropha un jeune barbu à lunettes et duffle-coat, serré dans son pantalon comme dans un préservatif à patte d’elph. Souriant, il ouvrit son porte-monnaie, glissa le mag sous son bras gauche et lança un « bon courage les gars ». Un marchand de fruits et légumes nous laissa distraire sa clientèle. Des flics, dont l’intelligence se cachait entre la visière du képi et le haut des sourcils, nous lorgnaient avec application.

    Ce fut l’heure de l’apéro. Dans le cliquetis des flippers et les rires gras qui fusaient, il faisait bon être assis au milieu de types qui pensaient la même chose, ou presque. Le patron avait, un temps, quitté son bar et, le verre à la main, debout près de notre table, abondait dans le sens général de la conversation. On était bien. C’était des camarades.

    Mon frangin nous emmena ensuite près du Panthéon, manger quelque chose dans une brasserie. S’y trouvaient, hasard ou rendez-vous, un couple de jeunes étudiants japonais qui s’appliquaient à parler plutôt bien en français. Elle, troublante au possible, et lui très convivial je crois. Saké chez eux, quelque part dans Paris.

    Direction « porte de Clignancourt », métro crad, comme toujours ; la gare de l’Est avec au bout de ses quais, les bars à pression, balayés par le vent (cherchez pas ; aujourd’hui, y en a plus qu’un : boire nuit gravement à la santé …).

    Qui lit l’Huma aujourd’hui ? Faudrait demander à Claude CABANES en espérant que, sur ce sujet, elle ne soit pas tombée sur le chien … (clin d’œil lourdingue mais néanmoins amical aux aficionados du rugby).

    C’était en janvier 1974. On était jeunes et beaux et on croyait à quelque chose.
    Douce France (ter).

    Michel le 19 juillet 2010

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