Chanson de Roland : Durandal incassable

Dernier survivant et perclus de blessures toutes mortelles, Roland vient de tuer à coups d’olifant un Sarrazin, sans doute le dernier aussi, qui par fourberie tentait de lui dérober son épée. Or l’épée du chevalier (normand, XIe siècle) est presque plus précieuse que lui, nous allons voir pourquoi. Il ne peut donc mourir qu’elle ne meure elle aussi. Mais comment, puisqu’elle est invincible ? L’acharnement à la briser, admirable venant d’un mourant (Par les oreilles fors s’e ist la cervel…), a d’ailleurs laissé des traces dans les paysages d’Europe : de la fameuse Brèche de Roland dans le massif du Vignemale, jusqu’à Benidorm (Alicante) et même en Sicile… (Laisse 173, vers 2338-2354 – je me suis efforcé de maintenir l’assonance en [i], mais trop souvent au détriment du décasyllabe épique. On ne peut tout restituer sans trahir…)

Rollant ferit en une perre bise.
Plus en abat que jo ne vos sai dire.
L’espee cruist, ne fruisset ne ne brise.
Cuntre ciel amunt est resortie.
Quant veit li quens que ne la freindrat mie,
Mult dulcement la pleinst a sei meisme :
E ! Durendal, cum es bele e seintisme !
En l’oriet punt asez i ad reliques,
La dent seint Perre e del sanc seint Basilie
E des chevels mun seignur seint Denise.
Del vestement i ad seinte Marie.
Il nen est dreiz que paiens te baillissent.
De chrestiens devez estre servie.
Ne vos ait hume ki facet cuardie !
Mult larges teres de vus avrai cunquises
Que Carles tent ki la barbe ad flurie
E li empereres en est ber e riches.

Roland frappe sur une pierre bise :
Il en arrache plus d’éclats qu’on ne peut dire.
L’épée grince, ne s’ébrèche ni ne se brise,
Haut vers le ciel elle rebondit.
Quant Roland voit qu’il ne peut la détruire,
Tout doucement à part soi il s’afflige :
O Durandal tu es belle et bénie !
Ton pommeau d’or contient tant de reliques :
Dent de saint Pierre et sang de saint Basile
Et cheveux de monseigneur saint Denis ;
Un peu du vêtement de sainte Marie.
Tu ne dois donc pas être à des impies,
Seuls des chrétiens ont droit de te servir.
Ne te détienne homme de couardise !
Avec toi j’ai conquis d’immenses pays
Pour Charlemagne à la barbe fleurie.
Grâce à toi l’empereur est puissant et riche.

ço sent Rollant que la mort le tresprent.
Devers la teste sur le quer li descent.
Desuz un pin i est alet courant,
sur l’erbe verte s’i est culchet adenz.
Desuz lui met s’espee e l’olifan.
Turnat sa teste vers la paienne gent :
Pur ço l’ad fait que li voelt veirement
que Carles diet e trestute sa gent
li gentilz quens qu’il fut mort cunquerant.
Cleimet sa culpe e menut e suvent,
Pur ses pecchez Deu en puroffrid lo guant. AOI.

Il sent que la mort tout entier le prend,
Que de sa tête au coeur elle descend.
Jusqu’à un pin il se jette en courant,
Sur l’herbe verte à plat ventre il s’étend.
Il met sous lui l’épée et l’olifant,
Tête tournée vers la païenne gent.
Il fait cela parce qu’il veut vraiment
Que Charles dise avec tous ses parents
Qu’un noble comte est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe à petits coups fréquents,
Pour ses péchés il tend à Dieu son gant.

(En bonus donc, la laisse 174 que j’adapte pour la première fois. L’assonance [an] est si obsédante qu’on se dit que décidément le Rap n’a rien inventé : ne manque que la fameuse « boucle » musicale, et encore, puisque les lettres AOI en sont peut-être une indication. Ce sigle, qui revient 172 fois dans la Chanson, n’a cependant pas encore trouvé d’interprétation pleinement satisfaisante.)

(adaptation : Alain PRAUD)

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