Mis à part Nietzsche qui à mon avis détient le pompon, peu d’auteurs sont autant cités à l’insu de leur plein gré comme on dit ; parmi eux tout de même notre grand Arouet (le jeune), fluet d’apparence et cerveau redoutable aux dires de ses contemporains, surtout de ceux qu’il vitupérait.
Un exemple saisissant, après nous en serons débarrassés, est la phrase que tout le monde cite : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Evidemment cette phrase est apocryphe : elle n’a jamais été prononcée et moins encore écrite par Voltaire, c’est une extrapolation hasardeuse (et reconnue par l’intéressée) due à la Britannique Evelyn Hall en 1906. Mais depuis lors on répète ça partout et religieusement. Or il suffirait d’avoir lu quelques pages des principaux ouvrages de Voltaire pour se persuader qu’il était absolument incapable d’écrire une phrase aussi idiote, et plus encore de la penser. Jamais, au grand jamais, la tolérance selon Voltaire n’a consisté, même marginalement, à défendre (qui plus est « jusqu’à la mort ») des positions, ou pis, des idéologies, diamétralement opposées à celles qu’il croyait bonnes et justes. Tout simplement parce que ce qu’il estimait contraire au devenir du genre humain il le rejetait dans les ténèbres extérieures, y compris, et avec toute la mauvaise foi dont il était capable (et dont tout authentique voltairien se revendique), les propositions pourtant non réfutables d’un revers de main du citoyen de Genève Jean-Jacques Rousseau, qui venait de lui adresser son » Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (le vrai titre est beaucoup plus long, à la mode de l’époque – peu importe, Voltaire avait eu des « bonnes feuilles » et savait quoi répondre) :
« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain. (…) Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage… » La cause est entendue, et les défenseurs de la nature, de quelque obédience ou chapelle qu’ils se réclament, feraient mieux de se tourner vers Jean-Jacques, lequel herborisait, buvait du lait, traversait à pied les Alpes, mais est mort hélas à 66 ans en rentrant de promenade, quand Voltaire a tenu, lui, 84 ans, un record pour l’époque (et la même année 1778), surtout qu’il se plaignait sans cesse de sa mauvaise constitution. Et à l’instar de Churchill aurait pu se vanter de n’avoir fait de sport de toute sa vie. C’est ainsi, nous ne sommes pas égaux devant la nature. Seule la loi voulue par le peuple nous donne une faible idée, toujours à parfaire, de l’égalité de tous devant le droit, ce qui reste un horizon, sortons la tête du sable.
Voltaire, donc, a besoin d’un petit décrassage, car il n’est nullement l’icône mièvre qu’on prétend. Il est capable d’immenses injustices, d’injures irréparables et jamais réparées, et aussi (j’y viens) d’un anti-judaïsme systématique, qu’on qualifierait autrement de nos jours. Mais quoi ? C’est Voltaire, encore plus immense depuis le 11-janvier puisqu’on s’est immortalisés sur son boulevard – quand Rousseau, rappelons-le, n’a droit qu’à une petite rue du Ier arrondissement, et pas à un lycée bien sûr, alors qu’il est de loin le plus grand esprit du XVIIIe siècle, et selon moi (je le pense et le partage, comme dit l’autre) le plus grand prosateur de la langue française. Mais bon, l’Histoire a le temps pour elle, un jour cette injustice sera réparée. D’ailleurs il n’avait qu’à pas se proclamer Citoyen de Genève, et toc.
Il paraît que tout d’un coup les Français ont voulu lire le Traité sur la tolérance, qui s’est retrouvé en rupture de stock. Bonne lecture, certes, à laquelle il faudrait aussitôt adjoindre celle de Rousseau (les deux Discours, le Contrat social, l’immense Emile ou de l’Education, et évidemment le monument humain des Confessions, enfin s’il reste un peu de courage l’Himalaya des Rêveries). Mais j’ai d’autres lectures voltairiennes sous le coude, et depuis longtemps. Par exemple le volumineux Essai sur les moeurs qu’on lit beaucoup plus rarement (forcément : 2×1000 pages dans la collection Classiques Garnier). Eh bien figurez-vous que ce pensum est un de mes livres de chevet. Parce qu’il en dit beaucoup sur ce que nous sommes, sans le brillant obligé de la pression médiatique déjà tyrannique à son époque. Voltaire s’y montre chercheur, historien, sociologue, un peu davantage peut-être. Avec des inexactitudes, des absurdités ? Oui certes, l’époque aussi le voulait. Encore faut-il tout lire avec soin.
Et je ne vais pas tout lire, allez-y voir vous-mêmes. Seulement ce qui concerne nos trois religions du Livre. Et c’est croustillant. « Elle ose étaler une haine irréconciliable contre toutes les nations » : de qui s’agit-il ? de « la nation juive ». « Brigands exécrables », « religion atroce », Voltaire ne trouve pas de mots assez infamants pour stigmatiser un peuple tombé dans l’obscurité errante dont à la vérité il n’aurait jamais dû sortir, tant il a mérité son sort. Dans un chapitre intitulé « Des prières des Juifs », après avoir recensé les appels au meurtre et au génocide contenus dans les Psaumes, il conclut ainsi : « On voit que si Dieu avait exaucé toutes les prières de son peuple, il ne serait resté que des Juifs sur la terre, car ils détestaient toutes les nations, ils en étaient détestés ; et, en demandant sans cesse que Dieu exterminât tous ceux qu’ils haïssaient, ils semblaient demander la ruine de la terre entière ». Plus loin (« Des préjugés populaires »), à propos des superstitions attachées aux règles des femmes – et qui, faut-il le rappeler, perdurent un peu partout trois siècles plus tard – il ajoute : « Cette idée avait tellement prévenu les Juifs que le Lévitique, chapitre xx, condamne à mort l’homme et la femme qui se seront rendu le devoir conjugal dans ce temps critique ». A propos des Juifs de Rome aux temps des persécutions chrétiennes : « Leur haine pour les chrétiens, ou galiléens, ou nazaréens, comme on les nommait alors, tenait de cette rage dont tous les superstitieux sont animés contre tous ceux qui se séparent de leur communion. Ils accusèrent les Juifs chrétiens de l’incendie qui consuma une partie de Rome sous Néron. » Etc.
Les premiers chrétiens ne sont pas mieux traités, et tout ce que prêche l’Eglise à leur propos est qualifié de « fables », certes pas toujours sanguinaires mais déshonorantes à force d’absurdité. Pierre, que Voltaire appelle « Simon Barjone », n’a évidemment jamais mis les pieds à Rome, ce qui est « reconnu par tous les savants. » Cela n’a l’air de rien, mais c’est toute la papauté qui s’écroule. Autre forteresse à ébranler, le Nouveau Testament : « Jésus-Christ avait permis que les faux évangiles se mêlassent (!) aux véritables dès le commencement du christianisme ; et même, pour mieux exercer la foi des fidèles, les évangiles qu’on appelle aujourd’hui apocryphes précédèrent les autres ouvrages sacrés qui sont les fondements de notre foi ; cela est si vrai que les pères des premiers siècles citent presque toujours quelqu’un de ces évangiles qui ne subsistent plus. » Et de citer aussitôt, à l’appui, le « pape » Clément, à qui il a dénié toute légitimité, et même l’existence, quelques pages auparavant. C’est aussi ça, Voltaire.
Je vous épargne les chapitres sur l’Inquisition, allez-y ou relisez Candide. « Cette fureur épidémique parut alors pour la première fois, afin qu’il n’y eût aucun fléau possible qui n’eût affligé l’espèce humaine ». De quoi parle-t-il ? Mais des premières Croisades. Et là, il se déchaîne. Aventuriers, brigands, voleurs de grand chemin, dans sa fureur Voltaire en arrive à se répéter, ce qui n’est certes pas sa religion stylistique. Le fameux Pierre l’Ermite est tout bonnement « regardé comme un fanatique qui s’était fait suivre par des furieux ». Pardonnez-moi de citer un peu longuement cette prose étincelante :
« Une autre horde de ces aventuriers, composée de plus de deux cent mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, croyant qu’elle allait défendre Jésus-Christ, s’imagina qu’il fallait exterminer tous les Juifs qu’on rencontrerait.(…) Les chrétiens, croyant venger Dieu, firent main basse sur tous ces malheureux. Il n’y eut jamais, depuis Adrien, un si grand massacre de cette nation ; ils furent égorgés à Verdun, à Spire, à Worms, à Cologne, à Mayence ; et plusieurs se tuèrent eux-mêmes, après avoir fendu le ventre à leurs femmes, pour ne pas tomber entre les mains de ces barbares. » Notez que « plusieurs », en français classique, c’est « un grand nombre ». Voltaire sait ce qu’il dit, et au passage on remarquera que son anti-judaïsme souligné plus haut n’a rien à voir avec l’antisémitisme : les juifs, dès le XIe siècle, sont devenus les victimes qu’ils ne cesseront d’être en Europe que par rémissions, massacrés parce que juifs. Assassins de Notre-Seigneur, comme le rappellera à son corps défendant un prêtre polonais de Chelmno, dans le terrible Shoah de Claude Lanzmann. Nul doute qu’un tel discours, vu et entendu pour de vrai, eût soulevé le coeur de Voltaire, qui avait l’estomac fragile, il en est mort.
Et l’islam, donc ? Bah, semble penser Voltaire, il y a longtemps que les Mahométans et les janissaires de la Sublime Porte ont été repoussés d’Europe, même les pirates barbaresques d’Alger ont cessé d’être un danger pressant en Méditerranée où on navigue désormais comme sur le bassin du Luxembourg…Alors, tenez, parlons tranquillement de Mahomet et de l’Alcoran comme on dit chez nous. D’abord Mahomet a l’avantage d’être une personnalité historique, pas comme Moïse, Salomon, Pierre, même Jésus – certes Mahomet considère Jésus comme historique, mais bon. Lui c’est un homme, personne n’en doute, certes un fondateur de religion ce qui ne plaide pas pour lui, qui se prétend prophète permettez-moi d’en sourire, mais avant tout il est un grand conquérant et un bâtisseur d’empire. Or moi, Voltaire, fils de notaire parisien, méprisé par les petits crétins de sang-bleu, rossé par les valets d’un chevalier de Rohan que sa danseuse m’avait préféré, si je méprise les nobliaux inutiles voire parasites, j’admire sans réserve les grands conquérants, Louis XIV, Pierre-le-Grand, Charles XII de Suède écrasé par Pierre à Poltava (1709), Frédéric II de Prusse dont je n’ignore pas l’inversion que je ne partage nullement mais à qui j’ai enseigné la philosophie et les sciences politiques, Catherine de Russie qui m’aura préféré Diderot, jusqu’à lui acheter en viager sa bibliothèque…Non ce n’est pas facile d’être Régis Debray + Glucksmann + BHL + qui vous voudrez, avec l’exposant que vous voudrez…
Alors moi aussi, François-Marie Arouet dit Voltaire, bourgeois de Paris, actionnaire de la Compagnie des Indes qui participe au commerce d’esclaves vers les Amériques, rangé des voitures et multi-millionnaire en francs-or, j’ai tout loisir de discourir sur l’islam, excusez-moi ce sera bref quand même. J’admire, donc, la définition de Dieu/Allah : » C’est celui, répondit-il, qui tient l’être de soi-même, et de qui les autres le tiennent; qui n’engendre point et qui n’est point engendré, et à qui rien n’est semblable dans toute l’étendue des êtres. » Mais j’ajoute aussitôt : » On y voit surtout une ignorance profonde de la physique la plus simple et la plus connue. C’est là la pierre de touche des livres que les fausses religions prétendent écrits par la Divinité car Dieu n’est ni absurde ni ignorant ; mais le peuple, qui ne voit pas ces fautes, les adore, et les imans emploient un déluge de paroles pour les pallier. »
Voltaire est partagé, s’agissant de Mahomet, entre son ironie à l’égard des prophètes en général, et son admiration sincère pour l’homme – qui non seulement n’a certainement pas écrit la totalité du coran, mais ne l’a peut-être pas écrit du tout. Qu’importe, n’ôtons pas à Voltaire ses illusions et écoutons-le : « Enfin Mahomet, maître de l’Arabie, et redoutable à tous ses voisins, attaqué d’une maladie mortelle à Médine, à l’âge de soixante-trois ans et demi, voulut que ses derniers moments parussent ceux d’un héros et d’un juste : « Que celui à qui j’ai fait violence et injustice paraisse, s’écria-t-il, et je suis prêt à lui faire réparation. » Un homme se leva, qui lui redemanda quelque argent ; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé comme un grand homme par ceux mêmes qui le connaissaient pour un imposteur, et révéré comme un prophète par tout le reste. » Et jusqu’au bout Voltaire montre ses préférences : « Le peuple hébreu avait en horreur les autres nations, et craignait toujours d’être asservi ; le peuple arabe, au contraire, voulut attirer tout à lui, et se crut fait pour dominer. » Huit cents pages plus loin, Voltaire assassine le joug turc sur la Grèce, héritière de « notre » culture, quelques cinq siècles avant Byron et Hugo. Bravo l’artiste, et merci pour tout.
Alain PRAUD