Le mariage de Louis XIV fut sans aucun doute l’événement politico-médiatique le plus éclatant du XVIIème siècle. Réception de la fiancée sur une île au milieu de la Bidassoa, percement d’un mur de l’église de Saint-Jean-de-Luz pour que les mariés puissent y entrer à cheval et de front…Ce n’était rien encore, car les vraies festivités devaient avoir pour cadre Paris, capitale de l’Europe donc du monde, sinon de l’Univers – avec majuscule, puisque LOUIS est le garant de la paix universelle (ça ne va pas durer…). Mais tout de suite ce fut une embrouille politique : Mazarin avait choisi le Vénitien Cavalli alors que le redoutable Lulli était déjà en place…Ce dernier n’avait pas encore obtenu de LOUIS le monopole de la musique d’opéra (il l’obtiendra), mais il avait déjà un fort pouvoir de nuisance ; à telle enseigne (je passe les détails) que l’opéra – on disait alors drama musicale – Ercole amante (Hercule amoureux) prévu pour les royales noces, ne put être exécuté, et fut remplacé par un autre chef-d’oeuvre, Xerse (Xerxès), déjà composé et qui avait fait ses preuves. Nous n’avons pas de témoignage de l’humeur de l’artiste, et pour cause : les artistes n’étaient pas censés avoir d’états d’âme.
Mais tout de même : comment a-t-on pu traiter de cette façon cavalière (sans jeu de mots) l’élève le plus brillant de Monteverdi, en fait son disciple, qui à lui seul a fait franchir plusieurs étapes au dramma per musica de son vénéré maître ? Il était né près de Crémone, et Cavalli était le nom de son parrain, sponsor, commanditaire, comme on voudra. Il était pauvre, il devint célèbre (mais jamais riche : c’est un autre métier), composant des opéras aussi étranges que L’Eliogabalo, sur l’empereur romain tardif Elagabal, cinglé syrien qui inspirera à Antonin Artaud un de ses plus beaux textes ( Héliogabale, l’anarchiste couronné , Gallimard ). Et bien d’autres opéras, oeuvres étonnantes qui feront le lien avec le siècle suivant – on oublie ces passeurs et c’est très injuste : car sans passeurs on ne passe pas, rien ne sonne et rien ne résonne, la musique se fige et dépérit, or il faut aller de l’avant, il le faut absolument… Les opéras que j’ai cités sont à entendre dans la restitution de René Jacobs, contre-ténor, chef d’orchestre et musicologue, dont on ne saurait assez louer le sacerdoce, un des grands découvreurs de notre temps.
Pourquoi ressusciter Cavalli ? D’abord parce qu’il stupéfia la France du milieu 17ème, qui n’avait pas vraiment entendu Monteverdi, peut-être des bouts des Vêpres de la Vierge, sûrement pas Le Couronnement de Poppée, oeuvre féroce et visionnaire, inachevée et imparfaite, qui couronnait la longue carrière du vieux maître…Mais le spectacle imposé par Mazarin contre cent obstacles durait plus de huit heures, les courtisans ne comprenaient rien aux finesses du texte italien…Bref, un cas d’école d’incompréhension entre Européens – avons-nous beaucoup changé ? Cavalli connut d’autres désillusions de ce genre, et finit par se consacrer uniquement à la musique sacrée, comme bien d’autres. Là au moins le public n’est pas frivole, et dès lors qu’on a vraiment du talent l’échec est impossible.
Bien avant Cavalli j’avais rencontré la musique de Luciano Berio. Pourquoi ce rapprochement ? mais parce que Berio est un compositeur baroque lui aussi, qui au XXème siècle a eu, l’un des premiers de sa génération, le culot de s’asseoir sur le dodécaphonisme pour produire une musique exigeante et unique en son genre : je pense en particulier aux grandes pièces chorales que sont Cries of London ou surtout A-Ronne, qui à cette époque (les années 60-70) jetaient d’autres ponts, vers la musique populaire, par exemple Franck Zappa qui était des deux côtés de la barrière, apprécié même de Boulez et de Xenakis, compositeurs parfaitement antagonistes (l’oraison funèbre de Xenakis par Boulez dans le quotidien « Libération » est un chef-d’oeuvre de malveillance post mortem). Boulez avec Berio était « là et là » comme on dit en gascon, quand son chouchou était Bruno Maderna (1920-1973), sérialiste strict au départ mais ouvert à toutes les expériences musicales, inventif au point qu’on a pu le comparer à Mozart (sa fin prématurée n’y est pas pour rien) – j’adore son Concerto pour hautbois et sa Grande Aulogia, et je regrette comme tous les fans de Petrone et de Fellini (voir l’épisode suivant) qu’il n’ait pu achever son opéra Satiricon qui promettait beaucoup.
Il est bien oublié, Maderna, et tout autant son contemporain, admirateur et ami, le Vénitien Luigi Nono (1924-1990), élève lui aussi de Malipiero, sérialiste mais adepte des techniques mixtes comme on dit en peinture (sons dits « concrets », bande magnétique) ; et aussi, peut-être avant tout, communiste. On en revient toujours là, aux engagements de la jeunesse…Ce que j’aimais surtout chez Nono il faut bien l’avouer, plus que la musique c’était le propos : déjà que l’anticolonialiste que j’étais ne pouvait qu’applaudir à la « cantate » sur l’Angola A floresta é jovem e cheia de vida (1966), plus encore Como una ola de fuerza y luz, brûlot anti-franquiste de 1972 (après les oeuvres des années 50 à la mémoire de Federico Garcia Lorca), en culminant avec Al gran sole carico d’amore (1975) sur le poème communard (pense-t-on) Les mains de Jeanne-Marie de Rimbaud…En somme Nono était pour moi une figure de la guerre froide et plus qu’un artiste, en fait engagé plus qu’artiste. L’époque le voulait ainsi, et beaucoup s’y prêtaient. Seul l’avenir dira s’il était aussi un grand compositeur.
De Luciano Berio le monde avait adoré les Sequenze, miniatures de quelques minutes pour instruments solistes, et surtout celle pour la voix humaine, illustrée par les aptitudes inouïes (encore à ce jour) de Cathy Berberian sa compagne. Quelques neuf minutes de magie vocale, a capella bien sûr. La même interprétait les Beatles avec le sérieux de la Castafiore, c’était à mourir. En voilà une qui n’a pas été remplacée – par qui d’ailleurs ? Il faudrait remplacer aussi les années 60 et 70, faire revenir Hendrix et Joplin, les Doors de Jim Morrison, Zappa et son Penguin in Bondage…Mission impossible. (Sequenza III per voce sola, Venezia 9-9-1966, un CD Stradivarius, avec de Berio les très sérieuses Epifanie et les très goûteux Folk Songs, avec en prime John Cage forcément toujours facétieux, et le rare Henri Pousseur (Phonèmes pour Cathy, 1967, pourquoi se gêner avec une voix pareille ?)). Après Berio mais avec lui, comme avec Maderna et Nono, il y a Sylvano Bussotti, né à Florence en 1931, de qui j’ai bien aimé le Rara-Requiem (1970), trame étonnante à la mémoire du marquis de Sade et où interviennent entre autres Homère, le Tasse, Mallarmé, Rilke… Et à la même époque I semi di Gramsci, je connaissais déjà Pasolini mais j’ignorais absolument que 40 ans plus tard je me mettrais à traduire son chef-d’oeuvre poétique, Les cendres de Gramsci ; et puis il y aura, car tout se tient (Bussotti est un autre chouchou de Boulez, qui dirige Berio avec maestria) In memoriam Cathy Berberian de 1984…
Je bavarde, et je ne vois pas le temps passer, comme d’habitude, surtout dès qu’il s’agit de musique, et d’Italie. Je voulais juste souligner à quel point la musique est consubstantielle à la psyché italienne, aujourd’hui comme en 1600. On ne peut pas en dire autant de la France, de l’Espagne, et de tout le reste de l’Europe. Il y a encore d’italienne une muzak populaire qui ne me fait ni chaud ni froid (Zucchero…), comme il y en a une autre qui tient fièrement la route (Paolo Conte, que j’ai entendu au Capitole de Toulouse, sur la même scène que Rostropovitch). Sur l’immense océan de la musique, le vaisseau Italie trace bravement sa route, sûr de sa boussole, et c’est bien ainsi. Sol per te, bella Euridice…
(à suivre)
Alain PRAUD
P.s. L’infatigable passeur qu’est Leonardo Garcia Alarcon, avec le choeur de chambre de Namur, nous fait découvrir ces jours-ci (mai 2014) un autre obscur lumineux du baroque italien : Gioseffo Zamponi (? -1660), dans le sillage de Monteverdi et Cavalli, et déjà repéré par Mazarin (qui décidément avait de bons informateurs)…Nous sommes en 1650, et c’est à Bruxelles alors espagnole qu’à l’occasion des noces de Philippe IV et de Marie-Anne d’Autriche est donné l’opéra de Zamponi Ulisse all’isola di Circe, encore une petite merveille à en juger par le bref extrait proposé sur son CD par le mensuel Diapason, qu’on trouve dans les bonnes maisons si l’on n’est pas déjà abonné.
Et on annonce pour bientôt, par la même équipe, une Elena de Cavalli…