BUSON (1716 – 1783) : Haiku de printemps

harukaze ni
fukidashi warau
hanamogana

dans le vent printanier
elles éclatent de rire
ainsi font les fleurs

nashi no hana
getsu ni fumiyomu
onna ari

fleurs du poirier
lettre d’amour sous la lune
qu’une femme lit

tsurigane ni
tomarite nemuru
kôchô ka na

sur la cloche du temple
est venu s’assoupir
un papillon

(traduction : Alain PRAUD)

(Pur artiste, poète et peintre, plus tard chef d’école artistique et presque de secte, dans le souvenir et l’hommage au grand Bashô, le La Fontaine japonais – et le Verlaine aussi – , Buson, « humble village » (c’est son vrai nom) est, on le remarque, l’exact contemporain de Diderot et Rousseau. Il contribue lui aussi, pas moins qu’eux, à l’accroissement de notre humanité)

Murasaki-shikibu : Poèmes

On est à peu près sûr de l’existence historique de Murasaki-shikibu (978 ? – 1014 ?)(1025 ?), dame de la cour impériale japonaise Heian alors dominée par le clan Fujiwara dont elle est membre (mais on ignore son vrai nom : nous n’avons que deux pseudos). Elle a épousé, entre 998 et 1001 où il meurt après lui avoir donné une fille, un cousin bien plus âgé mais prince de cour, Fujiwara no Nobutaka, que nous appellerons désormais familièrement Nobutaka. Ce n’est qu’ensuite, veuve et désoeuvrée, qu’elle aurait entrepris d’écrire ce chef-d’oeuvre universel, le Dit du Genji (Genji monogatari) (1001-1005, plus probablement 1010), roman courtois ponctué de 974 poèmes ; dès 1005 elle était entrée au service d’une des deux impératrices-consorts de cette cour extrêmement codifiée (dont certains codes perdurent au Palais impérial, en particulier la langue officielle inchangée, la danse de cour Bunraku, la musique de cour Gagaku qui inspirera Messiaen dans ses Cinq haïkaï). Avant de lire les poèmes de Murasaki (« la pourpre ») il faut avoir un peu cela en tête. Mais des commentaires ne seront pas superflus…
(tous ces poèmes sont des tanka, de métrique immuable : 5-7-5 / 7-7) (31 syllabes)

(voyage à Kyûshû, île du couchant, peut-être en accompagnant son père) :

Quand je vois la lune
et que je me représente
les mers du ponant
je ne puis tous ces temps-ci
m’empêcher de fondre en larmes

(à propos de la mort de sa soeur aînée, et de la soeur cadette de sa cousine du clan Taïra, à Kyûshû donc à plus de 1000km. L’oie sauvage est la messagère poétique par excellence) :

Aux ailes de l’oie
qui s’envole vers le nord
confiez vos lettres
que par les nues vos écrits
jamais ne cessent d’affluer

(aux fleurs de cerisier (quelque rivale ?) s’adresse sans détour la fleur de pêcher en personne) :

Cueillie tu seras
vue de près plus belle encore
ô fleur de pêcher
et je n’aurai de regret
pour le cerisier sans coeur

(une amie est morte en pays lointain) :

Si l’on me disait
sur quel chemin s’est perdue
l’oie qui dans les nues
s’est écartée de la troupe
j’irais bien à sa recherche

(et tout de même, pleurant Nobutaka son mari, sachant que celui-ci avait déjà de nombreux enfants, et parfois de l’âge de sa jeune épouse) :

Le petit du canard
disparu derrière l’île
au brouillard du soir
éperdu suit du regard
le sillage qui s’efface

Alain PRAUD

(traduction : René SIEFFERT)

Harunobu
(illustration : HARUNOBU Suzuki (1725-1770), Portrait imaginaire de Murasaki écrivant le Dit du Genji)

Pouchkine : « L’automne que les gens vécurent… »

L’automne que les gens vécurent
Dura, tarda sur les foyers.
Tout attendait dans la nature ;
L’hiver ne vint que pour janvier,
La nuit du trois. – Par les fenêtres,
Tania, voyant le jour paraître,
Vit sous la neige l’horizon,
Le parc, les granges, les maisons –
Les vitres dentelées de givre,
Les arbres recouverts d’argent,
Les pies joyeuses dans les champs
Et les collines à se suivre,
Leur dais d’hiver étincelant ;
Tout brille autour, et tout est blanc.

(Eugène Onéguine, traduction André Markowicz)

Pétrarque, Canzoniere, sonnet I (Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono…)

Vous qui au gré de poèmes épars
entendez les soupirs dont j’ai nourri mon coeur
dès le commencement de juvénile erreur,
(j’étais tout autre alors en bonne part)

De ce style divers qui de larmes résonne
entre les vains espoirs et les vaines douleurs,
auprès de qui connaît de l’amour les ardeurs
j’espère au moins pitié, s’il ne me pardonne.

Mais je vois bien que du peuple à la ronde
je fus longtemps la fable, et que souvent
en mon intérieur vergogne se débonde ;

Et de tant délirer en vergogne j’abonde,
et repentir, et savoir clairement
que songe fugitif est ce qui plaît au monde.

(traduction : Alain PRAUD)

Shakespeare, sonnet XXIII (« As an unperfect actor.. »)

Comme on voit sur la scène un acteur imparfait
que le trac a rendu étranger à son rôle,
ou quelque furieux infatué de rage
qui de trop d’énergie amenuise son coeur ;

Ainsi faute de foi j’avoue que ne sais dire
la haute lice du rituel amoureux ;
semble que de l’amour la force se dérobe,
accablé sous le faix d’un éros insatiable.

O c’est bien à vous mes livres, cette éloquence,
devins muets de mes souffles diserts ;
qui plaidez pour l’amour, et voulez récompense

au-delà de ces mots que ma langue a su dire.
Apprendre à lire, toi, l’amour silencieux :
l’amour a cet esprit d’entendre avec nos yeux.

(traduction : Alain PRAUD)

(A la différence de Philippe de Rothschild, admirable traducteur avant moi de cette poésie (Poèmes élisabéthains, Seghers, 1969), j’ai renoncé à tout espoir de rimes pour privilégier le mètre, ici en français l’alexandrin, autant que faire se pouvait. On prendra en considération les diérèses alors obligées ; et le fait que le participe « accablé » (v.8) s’accorde avec « l’amour » du v.7)

Pétrarque, sonnet 292

Les yeux dont chaudement je discourais
et les bras et les mains, les pieds, le visage,
qui m’avaient de moi tellement séparé,
et fait singulier entre tous, c’est l’usage ;

les boucles d’or pur du chef étincelant,
l’esclarmonde angélique de son rire
qui transportaient sur terre un paradis
sont poudre et de peu, souffle du néant.

Et je vis pourtant, tout m’ennuie et me fâche,
demeuré à tâtons sans la lumière aimée,
fortune de mer et vaisseau désarmé.

Qu’ainsi donc à la fin tombe amoureux mon chant :
la veine est tarie où je puisais en nombre,
cithare et fleurs en larmes mêmement.

(traduction : Alain PRAUD)

Un poète baroque, et gascon : André Du Pré

Quelque temps déjà que mon vieil ami Guy Latry (depuis 68 quand même) m’avait signalé ce poète gascon. Tout ce qui est gascon m’interpelle, c’était la langue de ma grand-mère de Meilhan-sur-Garonne et surtout de son père venu des Pyrénées lourdaises et dont je ne sais à peu près rien, sinon que d’après ce qu’on disait il parlait aussi catalan. Ensuite ce fut la langue de la famille paternelle de ma première épouse. Et celle d’un certain nombre de copains. Plus tard ce fut la langue de certains de mes plus brillants élèves. Puis de la famille ancestrale de mon fils. Alors oui cette langue me parle à l’oreille, forcément. Et quand c’est la langue d’un poète…

Seulement voyez-vous d’André Du Pré on sait bien peu de chose. Docteur en droit et conseiller royal sous Henri IV puis Louis XIII, né vers 1570 il serait mort après 1628. Pour l’essentiel il avait vécu à Lectoure, Lomagne, Gers aujourd’hui. Ainsi va la gloire du monde surtout celle d’un fonctionnaire. Heureusement il a laissé en français et surtout en gascon une poésie nullement méprisable, admirable même comme on va le voir. Du Pré était admirateur de Ronsard, à travers lui de Pétrarque qui irrigue tout le siècle et au-delà, et il écrit en même temps que d’Aubigné, que Malherbe ; et dans son registre on peut le comparer à Pierre de Marbeuf, à Saint-Amant, voire à Théophile de Viau. Si cela ne vous dit rien c’est tant pis pour eux, et les dents ne leur font plus mal. Voici un sonnet gascon d’André Du Pré, d’abord dans le texte, ensuite dans la traduction d’un autre poète gascon, Bernard MANCIET (1923-2005), dont l’Enterrement à Sabres est à coup sûr un des poèmes majeurs du XXe siècle.

Qui vùo saber qu’es aquo que d’aimar
Venga entà mi hèr son aprentissatge :
Jo li dirè qu’aquo n’es qu’ua mar
Calma tantost, tantost plea d’auratge.

Aqu’os un mau qu’om non gausa blasmar,
Ni se faschar qu’ens aporte daumatge ;
Aqu’os quaucom qu’om non pot exprimar
Que salh deus uelhs de quauque bèth visatge.

Si tu’n vos donc èste plan avertit,
(Lo bon Abat es qui Monge a patit)
L’amor no’s pot pintrar per poësias,

O, per lo mens, de las colors qu’i cau ;
Mès, per conéishe’ o son ben o son mau,
Cau qu’amoros coma jo som, tu sias.

*****

Que si voulez savoir ce qu’est aimer
Venez chez moi pour faire apprentissage :
Je vous dirai qu’aimer est une mer
Calme tantôt, tantôt pleine d’orage ;

Que c’est un mal qu’on ne saurait blâmer
Ireusement de nous porter dommage,
Un quelque chose – on ne peut l’exprimer –
Issant des yeux de quelque beau visage.

Donc, si duement voulez être averti,
(N’est bon abbé qui moine n’a pâti)
L’amour ne peut se peindre par poème

Ou, pour le moins, les couleurs qu’il y faut.
Mais pour connaître ou son froid ou son chaud,
Aimez ainsi que je le fais moi-même.

Alain PRAUD

John Keats : Ode à l’ Automne

Saison de brume et de fruit savoureux !
Amie et soeur de lait de l’astre mûrisseur,
Conspirant avec lui pour charger et bénir
La treille tout au long du toit de chaume,
Faire ployer de pommes les vergers moussus
Et mûrir à coeur les fruits innombrables ;
Pour gonfler à la fois la noisette et la courge
D’une chair délicate, et faire s’épanouir
Pour les abeilles toujours plus de fleurs tardives,
Jusqu’à ce qu’elles croient à l’été sans fin
Tant la chaleur emplit leurs moites alvéoles.

Qui ne t’a vue souvent au sein de tes réserves ?
Qui entreprend de te chercher te trouve assise
Sans façon, à même le plancher du grenier,
Et tes cheveux bouffant sous le vent du vannage ;
Ou assoupie au creux d’un sillon à demi récolté,
Enivrée de la vapeur du pavot, au point
Que l’andain proche est épargné par ta faucille :

Et parfois, glaneuse au maintien altier,
Tête chargée de gerbe au franchir du ruisseau,
Ou que pendant des heures tu regardes
Goutter le suc, près du pressoir à cidre.

Où se sont envolés les chants printaniers ?
Tu peux les oublier, à force de musique…
Tandis que fleur à fleur par étages le jour
Doucement meurt et rosit les chaumières,
Monte le choeur lamentable des éphémères
Parmi les saules aux rameaux soulevés
Ou pleureurs, selon le caprice du vent ;
Le broutard bêle sur un peuple de collines,
Les haies bruissent de grillons ; sur la clôture
D’un jardinet le rouge-gorge doucement
Jusque chez la soprane aventure son chant ;
Dans les cieux assemblées trissent les hirondelles.

(Traduction : Alain PRAUD)

Virgile, Géorgiques, chant I (2)

Et quant à toi, César, de qui nul ne sait
Quel sera ton rang dans l’assemblée des dieux,
Et si ton choix se portera sur les cités
Plutôt que sur la terre et l’immense univers
Dont tu sais ordonner et fruits et saisons,
Les tempes ceintes du myrte maternel ;
Ou que tu étendras ton empire universel
Sur la mer immense, vénéré des marins comme
La puissance asservie de Thulé la lointaine,
Thétys t’adoptant au prix de toutes ses ondes ;
Ou bien tu deviendras l’astre supplémentaire
Entre Erigone et les pinces qui s’ensuivent :
Déjà l’ardent Scorpion devant toi les referme
Et te laisse de droit plus que ta part céleste
(Quelque lieu qui t’attende aux Champs Elysiens
Ne sois pas envieux de régner sur des morts
Même si Proserpine en appelle à sa mère) ;
O s’il te plaît d’autoriser mon entreprise
Comme de ces paysans qui ne savent où aller,
Guide-nous ensemble sur cette voie neuve
Où, sache le, nous saurons tous te louer.

Au retour du printemps, quand la neige s’écoule
Et, aidée de Zéphir, vient empreindre la terre,
Que mon taureau mugit sous le joug de l’araire,
Et que le soc enfin hors du sillon reluit,
Le champ répond aux voeux de l’ardent laboureur,
L’été deux fois brûlé, deux fois gelé l’hiver ;
Alors le poids du grain fait croûler le grenier.

(traduction : Alain PRAUD)

(à suivre)