Agnès nous te consolerons
Genre sur un pavois de planches
Nue comme Deneuve l’eût fait
Et pour ceux de Sète et d’ailleurs
Souffle de notre vie et même bien après
Alain PRAUD
Nishat 153
pour Agnès Varda
Agnès nous te consolerons
Genre sur un pavois de planches
Nue comme Deneuve l’eût fait
Et pour ceux de Sète et d’ailleurs
Souffle de notre vie et même bien après
Alain PRAUD
Nishat 153
pour Agnès Varda
C’est Sade qui le dit : « Les femmes bandent par l’oreille ». Nous laisserons au divin marquis toute la responsabilité de cette aventureuse assertion. Ce qu’en revanche nous avons maintes fois vérifié, c’est que chez nos compagnes la dissonance peut être un cas de divorce. Mon expérience en la matière – forcément limitée, diverse tout de même – m’incite à avancer qu’au-delà de Debussy le consensus se fragilise ; que s’agissant d’Alban Berg on n’est plus trop suivi ; arrivé à Stockhausen, par personne ou presque. Pourquoi, je ne sais, car semblable intolérance sensorielle ne se confirme pas avec la peinture (à la notable exception de Bacon, je l’ai déjà dit ici). Reste que (pas de chance ?) aucune de mes compagnes, ni même amies de coeur, ne s’est trouvé partager avec moi ce goût en effet bizarre : pour un espace sonore autre que tonal et tempéré. C’est un constat, aucunement un jugement de valeur. Même s’il est vrai que toute vie est lutte entre les goûts et les couleurs.
Dès que j’ai eu 18 ans et un salaire confortable (790 francs, quand une amie ouvrière dans la confection en gagnait 290, et pour bien plus de 35h), je me suis précipité chez le disquaire le plus proche, chez qui j’ai raflé maint coffret de Bach notamment – mais aussi des galettes de compositeurs qui sur France Mu avaient agacé mon oreille au bon sens du mot : Penderecki fut le premier (avant son virage néotonal), et Xenakis (son Oresteia avec choeur d’enfants, avant les monstres « stochastiques » genre Terretekhtorh qui lui vaudront les foudres post mortem de Boulez) (mais j’aimais ça aussi, ces oeuvres à la fois cosmiques et indécidables, pour lesquelles il n’existe pas de matériel d’écoute convenable : 4 orchestres, le 5ème disséminé dans le public, deux bandes magnétiques décalées, etc. – et ce n’était encore que les années 60). Ensuite Lutoslawski, Boulez bien sûr, Ivo Malec, Takemitsu de qui je découvrais le subtil November steps (1967) avant ses nombreuses musiques de films, pour Kurosawa, Oshima, surtout le génial Suna no onna, La Femme du sable, de Teshigahara, d’après le chef-d’oeuvre d’Abe Kôbô… Il y avait aussi Jean-Claude Eloy, ses nappes sonores électroniques des années 70 au fort parfum d’Orient, Shânti de 1973, Gaku no michi (les chemins de la musique) de 1978, plus tard des expériences avec orchestre de gagaku et choeurs de moines bouddhistes (A l’approche du feu méditant)…
J’ai bien conscience que ces musiques exigeantes pour l’oreille (et, à la vérité, pour tous les sens) ne peuvent s’écouter en amoureux lors d’un souper aux chandelles – une musique d’ascenseur suffit – ; moi-même je n’en use qu’avec la parcimonie qu’elles requièrent toutes seules, inaptes à servir de fond sonore à quelque autre activité (mais c’est pareil pour Gesualdo…). Musiques qu’on qualifie d’élitistes parce qu’elles ne sauraient être sans une autre écoute…mais que dire des derniers quatuors de Beethoven ?
En vérité il s’agit d’univers sonores auxquels nous ne sommes pas accoutumés par un système éducatif qui ne fait pas son travail sur le plan des arts en général et de la musique en particulier : car dans les classes maternelles on peut jouer du Bach (je l’ai fait), lire Apollinaire et Lorca (idem), montrer Kandinsky et Miro…aucun problème pour les enfants, ils sont ouverts à tout. Ensuite commence le formatage, musical plus que tout autre puisque dans ce domaine on les abandonne au robinet médiatique : c’est à dire qu’on les rend sourds.
Pour tout éloge funèbre de Xenakis, Boulez a déclaré « voilà quelqu’un qui n’a pas du tout d’oreille », en écho sûrement involontaire au « M.Stendhal ne restera pas, car il n’a jamais su ce que c’était qu’écrire » de Victor Hugo. Gardons-nous de semblables jugements en présence de musiques qui nous défrisent l’oreille, fût-on Bach en personne. Les miennes, d’oreilles, sont je crois ouvertes à tout, pourvu qu’il y ait du coeur et du talent (les deux, c’est mieux) : Oum Kalsoum et le Cante jondo, le gagaku et le free jazz, la techno japonaise de DJ Krush (je sais, ça date) et le rap afghan récemment découvert à la radio (un couple bien sympa dont j’ai oublié le nom), les polyphonies corses (avec modération) et le fiddle irlandais (idem, ambiance pub recommandée). Alors pourquoi pas la musique dite contemporaine, ou savante, ou d’avant-garde, ou que sais-je ? Messiaen est désormais un classique, comme Dutilleux ; tant il est vrai que les Vingt regards sur l’enfant Jésus du premier, ou le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain du second sont des succès de la musique d’aujourd’hui. Mais ils sont morts et enterrés tous les deux, même s’il est vrai que le génial Catalogue d’oiseaux de Messiaen ne semble pas encore à la portée de toutes les ouïes, même éclairées. J’imagine qu’il en a été ainsi de tout temps, mais de nos jours les repères sont passablement brouillés puisque on appelle « musique classique » non ce qui s’est écrit de savant entre 1750 et 1800, comme en toute rigueur, mais tout ce qui n’est ni jazz ni…tout le reste, abusivement qualifié désormais de « musique », qui ruisselle d’internet en hypermarchés.
De sorte que personne ou presque ne peut se figurer qu’il y a de nos jours autant de compositeurs talentueux que du vivant de Mozart. Et en effet il n’y en a pas autant : il y en a dix fois plus. J’ai la dent dure avec Boulez parce que je l’admire infiniment, comme chef d’orchestre, compositeur, initiateur, musicologue (avec autant d’injustices qu’un Stravinsky)…et écrivain d’art (Le pays fertile, sur Paul Klee); mais son ombre portée ne doit pas laisser oublier d’immenses talents qui souvent ne lui doivent rien, mais, comme lui, à Messiaen, ou à Pierre Schaeffer, Ivo Malec, tant d’autres (les maîtres souvent demeurent dans l’obscurité, c’est peut-être nécessaire, même). Ainsi Pascal Dusapin (Medeamaterial, Watt, To be sung…), compositeur fécond, inventif, surprenant, séduisant (maîtres : Messiaen, Xenakis, Donatoni). Ou Bruno Mantovani, son cadet de vingt années, actuel directeur du Conservatoire de Paris, surdoué d’une prolixité quasi baroque (maîtres : Reibel, Stricker, etc.). Ou mon exact contemporain Michaël Lévinas, fils de l’illustre philosophe Emmanuel Lévinas, pianiste virtuose, compositeur rigoureux voire austère (La métamorphose d’après Kafka, 2011, opéra récemment diffusé sur Mezzo). Ou Nicolas Bacri (né en 1961), Régis Campo (né en 1968) dont on annonce pour le 27 septembre 2014 la création à Strasbourg de l’opéra Quai Ouest d’après la pièce de Koltès.
En juillet 1978 j’étais spectateur du tout jeune Festival de Saintes, ma ville natale. Thème : l’Espagne, mais pas seulement ; époques : toutes, avec une ouverture sur le bel aujourd’hui qu’on a rarement retrouvée depuis. En vedette, l’ensemble Hesperion XX de Jordi Savall et de la regrettée Montserrat Figueras, mais aussi le Pro Cantione Antiqua de Londres, et bien d’autres. L’essentiel des concerts avait lieu dans la vénérable Abbaye aux Dames où j’avais autrefois servi la messe. C’est donc là que j’ai entendu le récent concerto pour violoncelle de Maurice Ohana Anneau du Tamarit interprété je crois par Alain Meunier, et quelques jours plus tard, peut-être même le lendemain, une oeuvre à peine moins récente (1970) de Cristobal Halffter, Noche pasiva del sentido d’après St Jean de la croix, pour soprano, 2 percussions et 4 magnétophones qui renvoyaient pendant la prestation de la soliste son chant enregistré à différents stades et selon différentes puissances, timbres même, etc; la routine des années à venir. Devant moi une rangée de religieuses sans doute attirées par le propos mais comme pétrifiées par des sons tellement inattendus qu’elles semblaient les percevoir comme quasi diaboliques…
C’est ainsi : les Requiem(s) de Charpentier, Mozart, Cherubini, Berlioz, Verdi…et Ligeti, George Crumb ( Black Angels, terrifiant quatuor électrifié), Dusapin, Olivier Greif et l’ensemble de son oeuvre (1945-2000), sont tous…des requiems, et au même titre que l’angélique chef-d’oeuvre de Gabriel Fauré. Malgré le Noli me tangere de Teodor Adorno (plus de poésie après Auschwitz), cet indicible anus mundi est au coeur de tout ce qui s’est écrit et composé d’un peu sérieux depuis soixante ans. Etait-ce inévitable ? En tout cas c’est un fait. Parce qu’en un sens et non le moindre, à Auschwitz Dieu est vraiment mort. Mais la vie continue n’est-ce pas, et donc la musique. Dès les années 70 a éclaté la double bombe armée par Philip Glass (Einstein on the beach, quelque 5 heures en version longue, et John Adams (Nixon in China, bientôt La mort de Klinghoffer, aujourd’hui The Gospel according to the other Mary… Musiques dites après Steve Reich « répétitives » ou « minimalistes », mais qui méritent bien mieux que cette péjoration évidemment (le concerto pour violon – 1993 – de John Adams est un des sommets actuels pour l’instrument, et celui de Glass est à peine en retrait)… Que cent fleurs s’épanouissent ! avait lancé Mao, juste pour répertorier les candides à museler. C’est ainsi maintenant (sauf en Chine, et moins encore en Russie que du temps de l’URSS) : cent et mille fleurs s’épanouissent, du néotonalisme médiévisant d’un Arvo Pärt aux recherches « spectrales » les plus audacieuses sur la structure du son, avec assistance électronique et informatique. Pour ne prendre qu’un exemple, L’Esprit des dunes de Tristan Murail (1993) utilise les micro-intervalles, les modes de jeu bruités compliqués de la distorsion électronique de certains instruments, sans parler d’ajouts exotiques mais ici structurants, comme la trompe tibétaine et le chant diphonique de Mongolie. Dite ainsi la formule a l’air explosive, pourtant c’est très beau, les dunes chantent vraiment, comme dit-on celles du Taklamakan…
Avant de laisser ce sujet, qui peut-être n’intéresse pas grand monde, je voudrais revenir aux femmes, et par exemple, parmi tant d’autres désormais, à deux compositrices de ma génération et que j’aime. D’abord Kaija Saariaho (née en 1952), Finlandaise comme son nom le dit mais Européenne de formation et Française de coeur (son opéra de 2000 L’amour de loin est une merveille construite à partir du monde des Troubadours et de leur message universel) – mais comment ne pas aimer aussi Graal Théâtre d’après Jacques Roubaud, ou les Six jardins japonais de 1995 ?
Et puis Edith Canat de Chizy (1950), lyonnaise comme la légendaire Louise Labé, d’abord violoniste comme en témoigne son beau concerto Exultet de 1995, auteur d’un étonnant Tombeau de Gilles de Rais en 1993, élève de Guy Reibel, Ivo Malec et Maurice Ohana, première femme compositeur reçue à l’Institut, comme en témoigne sans aucun doute sa Messe de l’Ascension de 1996…On dit aussi le plus grand bien d’ Helena Tulve (1972, Estonie), qui aurait su conjuguer l’héritage grégorien, la musique spectrale et l’informatique de l’IRCAM, et dont les titres font rêver : L’équinoxe de l’âme, Extinction des choses vues…J’attends d’en entendre davantage, mais on voit où vont mes préférences : s’il est un domaine entre autres où la femme est l’avenir de l’homme, je suis persuadé que c’est la musique.
Alain PRAUD
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P.S. Sauf exception, je ne parle ici que de compositeurs que j’ai entendus/écoutés. Cependant, cet article ne prétendant ni à l’expertise ni à l’exhaustivité, même parmi ceux-là j’en ai oublié beaucoup. Honneur aux dames : Sofia Gubaidulina (Rûbayat), Betsy Jolas, Michèle Reverdy…Xu Yi (1967, Shanghai) dont Le Plein du Vide (1997) était paraît-il récemment au programme du Bac-option musique, compositrice d’inspiration sino-européenne dont la production est à suivre avec le plus grand intérêt…Et parmi les hommes, Guillaume Connesson, Gérard Grisey, Jean-Louis Florentz (1947-2004), jadis élève de Messiaen et bien plus mystique que lui, passionnant, inclassable, et Philippe Fénelon, Philippe Hersant, Hugues Dufourt, Wolfgang Rihm, Frédéric Durieux (So schnell, zu früh, tombeau du chorégraphe Dominique Bagouet, 1993) – naturellement j’en oublie encore, tenez : mon compatriote Jacques Lenot (1945, St Jean d’Angély),d’abord autodidacte avant de prendre pour maîtres rien moins que Ligeti, Stockhausen, Bussotti (à ce propos je signale que j’ai parlé des Italiens dans la série « Mon Italie »), compositeur brillant et prolifique dont son ami J-P. Derrien parle beaucoup mieux que moi ; et Tranh Duc Thao, Kurtag, Schnittke, Ballif, Pécou, Pesson, Tanguy, Pauset, Bedrossian…
Et pour en finir vraiment cette fois, une jeune Italienne qui promet beaucoup dit-on, Francesca Verunelli (Firenze 1979), une des favorites des ensembles contemporains…à suivre !
Il fut un temps, entre 1945 et les années 80, où le cinéma italien était le premier d’Europe (allez, ex-aequo avec le cinéma français…). Puis vint Berlusconi…C’est peut-être simpliste, mais de fait ce grand cinéma n’existe pratiquement plus (Nanni Moretti, peu d’autres). Or dans les années 1950-1970 dont je ne cesse de bassiner mes lecteurs, c’était une référence incontournable. Qu’on me croie ou non, je me souviens d’images cinématographiques tellement anciennes qu’elles ont la force de la scène primitive : en avion, une hôtesse de l’air, un plan et demi peut-être en noir et blanc, je ne pouvais pas avoir plus de trois ou quatre ans car c’était l’unique salle de mon village natal, mais quel film ? Je ne saurai jamais, mon père n’est plus et ma mère penserait que j’ai rêvé. Rien que de très normal. Ce n’est donc pas de mon rapport au ciné que j’entends ici vous entretenir, mais de mes aventures avec le cinéma italien. Tout autre chose.
Bordeaux, 1968. Le prurit révolutionnaire apaisé (mais avec les conséquences que l’on sait sur la vie sociale et politique au sens large), les étudiants restaient affamés…de cinéma. Mon ami Guy L., cinéphile passionné, venait m’exfiltrer de chez la rombière pétainiste mais maternelle qui me logeait alors, argumentant de son inépuisable verve béglaise en faveur de quelque film bolivien ou suédois qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte ; c’est ainsi que nous vîmes ensemble Elle veut tout savoir, suite attendue de Je suis curieuse, les deux de je ne sais plus qui, c’était soi-disant osé mais on ne voyait rien et nous n’entendîmes goutte au salmigondis alambiqué et pseudo-philosophique qu’assénaient les acteurs de ce pensum (Guy était mon condisciple de khâgne, mais option philo, lui). Cette soirée-là s’est conclue par une franche rigolade dans un des cafés que nous fréquentions assidument, à l’instar de Sartre, etc. N’importe, quand on veut tout (sa)voir il faut bien subir quelques navets d’importance, ça forme le jugement. Et puis quand le prof de philo lui-même commençait son cours par cette quasi injonction : »Avez-vous vu Teorema ? »…Teorema (Théorème), c’était le dernier Pasolini, un film brut, naïf, ésotérique, en tout cas bien mystérieux, et qui donnait à penser comme on dit.
C’est bien loin, mais je me demande si mon premier vrai contact avec le cinéma italien ne fut pas permis par un Pasolini, sauf que je ne sais plus lequel : ce fameux Théorème justement, ou les Oiseaux grands et petits dont j’ai parlé ailleurs, ou l’incroyable Vangelo secondo Matteo que j’ai conservé sur cassette VHS ? Pasolini n’était pas cinéaste mais poète, et l’un des plus importants de son siècle ; ses films sont bouleversants – au sens neutre, si je puis dire – parce qu’ils sont, comme toute poésie, « métier d’ignorance » (Claude Royet-Journoud). J’ai déjà raconté (voir Une vitalité désespérée) comment Pasolini lui-même s’en explique. Mais il faut se figurer ce qu’un étudiant de l’époque, habitué pour les mieux informés au néo-réalisme italien (De Seta, De Sica, Rossellini…), pouvait ressentir devant une oeuvre aussi incroyable que Medea, avec Maria Callas dans le rôle-titre, ou bien sûr Teorema, qui était et demeure un mystère. Certains d’entre nous sortaient de là comme illuminés. Où sont aujourd’hui les cinéastes de cette trempe ?
Un autre géant, extraordinairement différent sinon par ses préférences sexuelles, se nommait Luchino Visconti, descendant d’une famille de patriciens, et plasticien de génie. Pourquoi plasticien ? Parce que chaque plan de chacun de ses films est tellement pensé, éclairé, ensuite sonorisé, que l’irréprochable est en vue. On a crié à l’académisme, on en gémit encore dans les revues ésotériques, mais qui s’en soucie tant c’est beau ? Quand on a vu Le Guépard (Il Gattopardo), d’après le chef-d’oeuvre de Lampedusa, avec ce casting inimaginable, Delon comme un elfe qu’il ne fut plus jamais, et comment dire … C’est dans le sourire et le décolleté de Claudia Cardinale que Dieu a permis la lumière…Assis au premier rang d’une salle culte du quartier latin, après une heure de file d’attente j’ai bu le panoramique initial de Mort à Venise en même temps que je buvais l’Adagietto de la 5ème de Mahler, ensuite tout s’enchaîne impitoyablement, la sexualité coupable et impossible, la moisissure de Venise, le choléra, la mort, tout cela sans que l’exigence de beauté se soit relâchée un seul instant. Il faudrait aussi parler de Senso, qui allie le romantisme, la musique, la cruauté, l’Histoire…Visconti l’aristo était aussi compagnon de route des communistes, c’est très italien ça, comme l’empereur Constantin devenant chrétien…Conseil aux journalistes : si vous voulez déstabiliser Delon, parlez-lui de Visconti…
Et puis il y eut Fellini. Et là, la plume même électronique me tombe des mains. En fait il s’agit d’abord d’un couple, puis d’un trio inoubliable, Fellini-Massina-Mastroianni – c’est à dessein que je ne statue pas sur le couple dans ce trio, je me contenterai de dire que Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita a complètement chamboulé l’idée que je me faisais de l’acteur (de cinéma, et pas seulement). Il y avait le test de sortie de film : sortant d’un film avec Delon (Le Samouraï de Melville par exemple), l’ado fasciné adoptait spontanément (caricaturait) la démarche inimitable de son idole, sa façon inimitable d’allumer une Gitane, et jusqu’à ce geste de lisser à deux doigts le bord d’un chapeau imaginaire ; mais à la sortie d’un film avec Mastroianni on n’avait pour toute ressource que de continuer à être lui, c’est-à-dire nous. Combien de fois je me suis vu entrer en costume et de nuit dans la fontaine de Trevi pour y rejoindre Anita Ekberg ? Cette séquence absolument fantasmatique, autrement dit impossible, aura hanté des générations de cinéphiles, la diva miaulant à la lune comme plus tard le pépé perché dans son arbre d’ Amarcord (« Voglio una donna ! »), la nymphomane écumante dans son chariot du Satiricon, les bossues et autres hystériques de Casanova…Fantasmes en effet, mis en balance avec tant de séquences angéliques, presque impalpables, le geste final de la jeune fille de La Dolce Vita, le suicide lumineux du patricien et de son épouse sur ordre de César (Néron ?), clef de voûte du Satiricon, les dernières séquences douces-amères de ce chef-d’oeuvre, seule tentative crédible (à ma connaissance) de restituer la Rome du Ier siècle (le banquet de Trimalcion est à voir et revoir sans que jamais on en épuise la truculence). Et Fellini-Roma, le défilé de mode ecclésiastique…Et je n’oublie pas bien sûr les premiers films, le burlesque I Vitelloni, le très tendre La Strada, amoureux écrin pour la rayonnante Giulietta Massina…Ce génie mérite un article entier (plus tard, certainement). Je n’ai pas ignoré les autres, Bertolucci, Scola, les Taviani, Bolognini, Ferreri, Comencini, Rosi, Petri, Risi, et pourquoi pas l’iconoclaste Sergio Leone, qui eût signé la mort du Western si Clint Eastwood ne l’avait pas un peu ressuscité…
Immense cinéma, oui, rien d’étonnant chez ce peuple de plasticiens-musiciens (Nino Rota, qui a signé tant de partitions pour Fellini, était aussi un grand compositeur italien « sérieux », comme en témoigne par exemple son oeuvre pour piano). Le voleur de bicyclette, tragiquement dépouillé, peut servir de support à bien des cours de philo, tout comme le terrible Salo de Pasolini. Mais tout cela au passé, car à la différence du cinéma français, maintenu à flot contre vents et marées au nom de « l’exception culturelle », le cinéma italien, comme l’anglais, a sombré sous les coups de boutoir conjugués des mastodontes télévisuels et des blockbusters
américains. L’Italie est l’exemple même, au sens que donnaient à ce mot les Universités médiévales (dont Bologne, une des plus anciennes), de ce qu’il ne faut pas faire en termes de politique culturelle ; ou de ce qu’il ne faut pas laisser faire. Au moins elle a montré que là aussi elle avait sa place au premier rang.
(à suivre)
Alain PRAUD
Comment c’est, la vie : alors que je m’apprêtais enfin à commencer la série que je mijote depuis si longtemps (« Mes Italies », à suivre donc), voilà que Resnais subrepticement te nous casse sa pipe entre les doigts… Comme je ne regarde pratiquement plus la télé (sauf Mezzo), c’est par…Facebook (j’y suis « ami » de Télérama) que je viens d’apprendre, avec 24 heures de retard, la « disparition » comme ils disent de « mon » Alain Resnais, un de mes éveilleurs au monde. Voilà qui a priori ne va pas beaucoup parler à mes lecteurs du Cambodge ou de Tanzanie, mais au fond qu’en sais-je ? Je ne les connais pas, peut-être sont-ils bien davantage cinéphiles que moi, et instruits de ces arcanes où je m’avance à tâtons depuis cinquante ans…
Resnais s’est jeté à ma figure avec son documentaire en noir et blanc Nuit et brouillard – et si l’Education Nationale avait un peu de courage elle en imposerait la diffusion dans tous les collèges de France, d’abord et surtout ceux des banlieues négationnistes…surtout qu’il n’y est pas ouvertement question de la shoah, tout est en filigrane sur des images américaines du camp de Bergen-Belsen, cadavres charriés au bulldozer et tout à l’avenant. J’étais interne en EN d’instituteurs, nombre de mes camarades n’ont pas trouvé le sommeil et sont venus fumer quelques gitanes sans filtre aux lavabos où chaque soir je tenais salon, causant de tout (la littérature) et de rien (les indispensables illusions de l’adolescence). C’était Resnais (et Cayrol) et je ne suis pas sûr d’avoir retenu leurs noms sur le moment. C’était trop fort, le montage, le hors champ de Michel Bouquet, la violence de tout ça, si près de nous encore en somme, si près que personne ne voulait voir, surtout pas une seule mention des juifs…
Plus tard mais à peine (68, hypokhâgne) j’avais une copine qui m’aurait volontiers épousé, elle ressemblait à s’y méprendre à Delphine Seyrig dans L’année dernière à Marienbad du même Resnais, d’après le scénario ultra-formaliste de Robbe-Grillet (un autre Alain) ; film et livre qui m’avaient fasciné, par la grâce de Nicole comme par goût personnel – mais j’ai du mal à y revenir aujourd’hui. Notre prof de philo, qui était communiste, préférait de loin La guerre est finie, scénario et dialogues de Jorge Semprun, film austère et vibrant sur la mémoire, la clandestinité, la bureaucratie, avec un Montand parfaitement dirigé qui ne surjouait pas encore ; où l’on voit que nombre de grands ont joué des coudes pour avoir un tout petit rôle. Resnais n’était pas alors le cinéaste populaire qu’il deviendrait beaucoup plus tard, surtout après Smoking/No smoking : il faisait ce qu’on appellerait avec un peu de condescendance du cinéma d’auteur, comme si le cinéma, le vrai, pouvait être autre chose. Et de toutes façons nous n’aimions alors que ce cinéma-là, Godard, Truffaut, Pasolini, Eustache (La maman et la putain)…Mais quand Truffaut, Rohmer, Bergman faisaient toujours le même film, avec une constance de ligne et un sens de la variation qui tenait du génie, Resnais était tout à l’opposé, en recherche perpétuelle de nouvelles matières, textures, lumières, agencements poétiques, comme en peinture un Picasso ou un Paul Klee. C’était notre Kubrick : après chaque film on se demandait ce qu’il allait bien pouvoir inventer, et on était toujours surpris. Les grands artistes sont des enfants : quelque chose l’amusait ou l’intriguait, un défi se présentait, il se demandait quel parti en tirer, il faisait Hiroshima mon amour, Muriel ou Providence. Trois monstres esthétiques.
Parlons seulement des deux premiers, et le plus légèrement possible – à la Resnais. Je ne suis pas sûr d’aimer le texte litanique de Marguerite Donnadieu/ Duras, ni le jeu de l’acteur japonais qui visiblement récite un texte qu’il ne comprend pas (info d’amis japonais, années 70). A la rigueur je préfère les séquences sur l’épuration à Nevers, qui sonnent plus juste, et pour cause : c’est loin Hiroshima, et l’anaphore « Tu n’as rien vu, rien, à Hiroshima » gagne en validité de minute en minute, sachant ce qu’aujourd’hui nous en savons (pas sûr que nous voulions tout savoir de l’épuration à Nevers et ailleurs). Déjà les fameux panoramiques tremblés qui feront l’admiration de Godard (qui n’admire pas grand monde)- mais ils étaient aussi dans les court-métrages. Muriel est un autre chalenge esthétique (j’emploie ce mot tel qu’on le disait au moyen-âge) : le dédale d’une ville entièrement reconstruite (Le Havre) y figure le labyrinthe d’une mémoire indicible, perdue, à reconstruire aussi mais quand ? Il s’agit de l’Algérie, de viols, de tortures, et on sait déjà, là, dans la voix voluptueusement à bout de souffle de l’irremplacée Delphine Seyrig, que ce n’est pas demain la veille. Film mystérieux, insaisissable, délicat et difficile comme cette mémoire justement. Chalenge (ou chalonge) était réclamation de l’offensé devant la justice du suzerain : et n’est-ce pas le cas depuis Nuit et brouillard, et Guernica bien avant ? Resnais donne à l’engagement figure humaine, sensible et humble ; car l’engagement était aussi trop souvent promotion de soi comme héros (héraut) de l’engagement : je suis oiseau, voyez mes ailes, etc. Ici, plus rien : au plus fort de la guerre froide Resnais n’avance que des faits – certes montés en un certain ordre…s’il est vrai, comme le disait Godard, que le traveling est affaire de morale ; alors, le montage…
Grâce à une très louable initiative de Télérama, on peut visionner en ligne quelques uns des plus beaux court-métrages de Resnais. Et ce qui frappe d’emblée c’est le professionnalisme : rien n’est laissé au hasard bien sûr mais mieux, tout est choisi, les lieux, choses et gens, en fonction d’un effet précis et bien mesuré. On peut le déplorer, amolli qu’on est ces dernières années par tant de films foutraques mais ruisselants de bonnes intentions ; hélas ou tant mieux, le cinéma c’est autre chose. Et si les films de Resnais servent de référence dans les écoles de cinéma du monde entier, c’est que ce prodigieux créateur de formes – et d’abord de formes narratives – n’aura jamais perdu, si peu que ce soit, le souci du public. Comme avant lui Renoir, Carné, Duvivier, Autant-Lara…Ce qu’on avait fini par appeler la « qualité France ». Il n’est pas sûr que cette expression ait encore quelque pertinence ; au moins croit-on savoir tous de quoi il retourne. Eh bien qu’est-ce que la morale au cinéma ? Désolé, pas le temps, ce serait l’objet d’un autre article, à bon entendeur. Mais à qui viendra et verra, le cinéma de Resnais montre le doigt à la fenêtre, tout le temps, et la fenêtre du droit. Camarade, merci.
Alain PRAUD
L’immense cinéaste OSHIMA Nagisa est mort ces jours-ci dans l’indifférence générale – de la France du moins, l’esprit occupé ailleurs ; car au Japon c’est autre chose : détesté, censuré, adulé, il n’aura laissé personne indifférent depuis ses premiers brûlots des années 60 (Nuit et brouillard sur le Japon, Contes cruels de la jeunesse). L’expression « une vitalité désespérée » que Pasolini s’appliquait à lui-même, Oshima aurait pu s’en revêtir lui aussi : déchiré, écorché, inassimilable, irréconciliable. Un regard coupant comme un sabre sur le monde corrompu et hypocrite qui nous séduit à mesure qu’il nous contraint et asservit. Des images qu’on n’avait jamais vues, et que vraisemblablement on ne reverra plus jamais dans le cinéma « respectable », au Japon tout au moins.
Etudiants à Paris, ma première et moi, nous avions lié une amitié passionnée avec un couple d’étudiants japonais. Le garçon, Nagatsuka Kyozo, étudiant à la Sorbonne, allait bientôt jouer dans l’oubliable Les Chinois à Paris de Jean Yanne, avant de passer à Kawalerowicz puis de faire une longue carrière au Japon ; son épouse d’alors, Mitsuko, reste une amie très intime (animatrice d’Amnesty Japan, elle a combattu des années contre la peine de mort et pour la liberté de parole et d’action de « Madame Aung san suu kyi » – combat pleinement récompensé à ce jour). Kyozo aurait très bien pu tourner dans un film d’Oshima, par exemple Furyo où Kitano Takeshi fit ses premières armes. Et c’est avec eux que j’ai vu La Cérémonie (Gishiki), mon premier Oshima (sans équivalent français, gishiki met l’accent sur la tradition, le protocole, l’ observation tatillonne des rites et des codes – quelque chose d’empesé et de hiératique qui ne subsiste plus guère qu’à la cour impériale). Du cinéma nippon je ne connaissais guère que Mizoguchi et Kurosawa : ce fut donc un vrai choc, si l’on peut dire aggravé par la beauté dirimante de Koyama Akiko, épouse et actrice d’Oshima. Chez mes amis j’allais rencontrer l’année suivante (1972) Nakamura Atsuo, second rôle dans ce film et bellâtre glacial à qui j’avais plein de questions à poser mais qui me toisa de haut, mon anglais étant à ses yeux insuffisant pour une interview (il a fait depuis une belle carrière politique, migrant du gauchisme vers le Centre où tout finit par concourir).
Plus tard encore (1978) j’ai vu en salle, à Paris toujours, le sulfureux Empire des sens. Le titre français, fort habile, est dû je crois à J-C. Carrière qui n’a pas son pareil pour sauver les situations linguistiques désespérées – c’est une allusion fine (et aujourd’hui illisible) à L’Empire des signes de Roland Barthes (Skira), chronique de son voyage au Japon, désormais introuvable (si quelqu’un veut en alléger sa bibliothèque je suis preneur – pas à n’importe quel prix quand même). Le titre original est Aï no korida, la corrida d’amour – et c’est vrai que dans cette folle histoire, inspirée d’un fait divers des années 30, il y a une course à la mort aussi ritualisée que dans La Cérémonie, avec en plus le piment du sexe non simulé (l’actrice Matsuda Eiko, qui joue le rôle d’Abe Sada, n’a plus guère tourné après ça, et pour cause…Et le film en version non censurée est toujours invisible au Japon – pays dont la pornographie est une des plus violentes du monde). Aï, c’est en japonais l’amour-passion dans ce qu’il a de plus inadmissible socialement, partant de plus criminel, un peu comme la « passion » chez Racine, mais avec un coefficient d’excès supérieur (vu de Tôkyô la France est un pays sage, presque tiède, en tout cas reposant : à la fois un musée, un jardin public et une pâtisserie). Abe Sada, qui errait égarée avec les génitoires de son amant dans son sac à main, fut jugée avec indulgence tant son aï fut estimé convaincant ; il y a une photo étonnante où elle pose, souriante, peu après son arrestation au milieu de policiers hilares, probablement émoustillés. Bien plus que Furyo, succès mondial grâce surtout à David Bowie, Aï no korida dénude tout un monde, et jusqu’à son inconscient, de ce scalpel à la fois impitoyable et étrangement tendre qui fait les chefs-d’oeuvre (La règle du jeu de Renoir, La dolce vita de Fellini, Senso de Visconti, Cris et chuchotements de Bergman, peu d’autres).
L’Empire de la passion était pâle à côté, Furyo m’a laissé froid, et je n’ai pas vu Max mon amour. J’ai toujours pensé que Stendhal aurait dû s’arrêter après Le Rouge et le Noir, Flaubert après Madame Bovary (même si je préfère de loin L’Education sentimentale, contradiction que j’assume), Zola après L’Assommoir, Aragon après Aurélien (même remarque que pour Flaubert)…Un chef-d’oeuvre, c’est un objet massif qui fait bouger les lignes de telle façon qu’après lui plus rien n’est en l’état, et que le statu quo ante devient impensable (après les Confessions de Rousseau, plus rien n’est comme avant dans le récit de soi) (l’étape suivante, c’est Leiris) (l’étape suivante, Annie Ernaux ; après, c’est le vide : Angot, etc)
Un dernier mot sur Oshima – une dernière pierre d’angle pour son tombeau : il a été l’un des premiers, le seul de cette notoriété, à oser non pas écorner mais dynamiter le mythe Mishima (voir sur ce blog l’article « Faut-il oublier Mishima ?) quand tout le monde était encore tétanisé par la saga du samurai postmoderne sans le savoir. Lui-même dit qu’il a beaucoup picolé en écrivant cet article. Rarement alcool fut plus salutaire. Sayonara, hombre.
Alain PRAUD
sono come un gatto bruciato vivo,
pestato dal copertone di un autotreno,
impicato da ragazzi a un fico…
(je suis comme un chat brûlé vif,
écrasé sous la roue d’un semi-remorque,
pendu par des ados à un figuier)
écrivait Pasolini dans son poème Una disperata vitalità, longtemps, bien longtemps avant qu’un de ces ragazzi qui le fascinaient ne le mette à mort, dans des circonstances semblablement sordides, sur un terrain vague d’Ostie. Et si longtemps après cette mort prématurée, injuste, je me reprends à m’interroger sur ce que je lui dois et que je ne sais pas, que peut-être je vais découvrir ici, plus loin. Mais je sais que je lui dois beaucoup, comme à Fellini, autrement ; et à Pina Bausch, immensément, à Koltès aussi. Pour les poètes ce serait trop long. On ne devient adulte, il me semble, que quand on a reconnu et nommé ses maîtres, et les plus obscurs qui sont aussi les plus décisifs. Dans la préface à une anthologie (1970) de ses poésies, Pasolini cite une institutrice, Ada Costella, un maître-auxiliaire, Antonio Rinaldi, qui avait lu en classe (1937) un poème de Rimbaud, on ne saura pas lequel. Nos maîtres sont la chair et le sang de nos rêves.
Les vieux matériels, les outils surannés ont aussi du bon. Ainsi je n’ai jamais mieux entendu la fougue aventureuse du violon de Fritz Kreisler que sur les trois 78-tours de son Concerto de Beethoven, épaisses galettes cédées gratis par un brocanteur en sus de quelques bouquins poussiéreux. C’est pareil pour Pasolini : j’ai conservé sur cassette VHS une émission d’Arte qui rediffusait dans les années 90 un reportage de la fin des années 60, Pasolini l’enragé. C’est du noir et blanc un peu éraillé, le son est d’époque, l’interviewer français a l’accent assuré, élitiste, des Cahiers du cinéma d’alors. Pasolini s’y exprime en français et en italien, très souvent cadré en plan serré, ce qu’on ne fait plus, surtout en extérieurs. Ces extérieurs sont le décor naturel d’une banlieue romaine qui ressemble à une favela, rues défoncées et fangeuses, masures de parpaings bruts, planches récupérées, tôles rouillées, lépreuses. C’est là, dit-il, qu’il a vécu dans les années 50, là qu’il a écrit Les cendres de Gramsci , son roman Ragazzi di vita , là qu’il a médité ses premiers films, Accattone , Mamma Roma . C’est là aussi que vit son Gavroche, Ninetto Davoli, personnage principal avec le célèbre amuseur Toto de son dernier film, Uccellacci e uccellini. Outre Ninetto, il est souvent entouré de ragazzi de tous âges, enfants et adolescents ; et on est saisi, dans ce décor de misère, par l’apparente bonne santé de ces enfants, leurs regards pétillants, leurs sourires.
Il dit que dans ce décor, lui le petit bourgeois fils d’un officier et d’une institutrice a vécu heureux et créatif, au contact de ce sous-prolétariat qu’il avait lu dans Marx et Gramsci, mais dont il n’imaginait pas l’existence concrète, à Rome surtout, lui qui venait du Frioul. Qu’ainsi cette sous-classe délaissée, reléguée, mais pleine de vie ( cheia de vida, comme dit le titre – en portugais – d’une oeuvre « engagée » du compositeur vénitien Luigi Nono, sur la lutte d’indépendance en Angola, A floresta e jovem e cheia de vida , La forêt est jeune et pleine de vie), est devenue la matière, le sujet, le but de son oeuvre. Le regard flamboie au fond des orbites creuses, dans ce visage taillé à la serpe et d’une grande douceur à la fois, ce que confirme la voix posée, aux inflexions mélodieuses (plus encore en français dirait-on, peut-être à cause de la ponctuation répétée « on dit comme ça ? »). L’étrange dualité de ce discours à la fois matérialiste et mystique me frappe mieux aujourd’hui que dans les années 70 où j’y étais pour ainsi dire accoutumé, d’autant que je devais le tenir moi aussi, parfois – mais à ce point ?
« Je vois la réalité comme une apparition sacrale ». « Parfois je suis incapable de tutoyer un chien »… Un Franciscain ne dirait pas mieux, mais un Franciscain qui ferait des films, et d’abord en autodidacte – Pasolini rappelle qu’au commencement il ne savait ce qu’était un panoramique, un traveling, sans parler du montage. Pour éviter de multiplier les plans il va préférer des plans-séquences un peu à la diable ; de là cette impression de reportage brut ( Accattone ) qui l’a fait cataloguer comme un néo-réaliste converti à la Nouvelle Vague (il en sourit). Et ces successions de gros plans à la fois triviaux et raffinés, après des castings maniaques pour obtenir des gueules sans âge ni origine, ainsi dans L’Evangile selon saint Matthieu (la cour d’Hérode, les Pharisiens, les apôtres, les tueurs) ; parce que les gros plans, dit-il, sont « en fonction d’une sacralité ». Joseph, Marie adolescente, Simon Pierre, Judas, Jean, Marie âgée – la propre mère de Pasolini, actrice très crédible. La grande beauté du film (par ailleurs d’une fidélité presque sulpicienne, sans parler du fait qu’il est dédié « à Sa Sainteté Jean XXIII ») est d’abord dans les visages, dont la « sainteté » (Lévinas) est à prendre à la lettre : métonymie de l’humanité tout entière sacralisée.
Plus loin il évoque Théorème , qu’il n’a pas encore réalisé mais dont le scénario est écrit depuis longtemps. Il le résume, précise que c’est l’histoire d’une « Visitation ». Ce scénario, illustré par Baudoin, est publié chez Gallimard (1978, « Futuropolis » 1992). Dans un poème intitulé « Complicité entre le sous-prolétariat et Dieu », celui qu’on appelle « l’hôte » s’adresse avant son départ définitif à la servante Emilie, séduite comme les autres mais seule digne d’être sauvée : « Non, tu n’es pas une belle âme ». Comme si devait être soulignée a posteriori, et en l’attente d’autres révolutions, la charge révolutionnaire du christianisme.
Ces années-là aussi Pasolini prépare activement un film qui ne verra jamais le jour. Censé convaincre les producteurs, Projet pour un film sur saint Paul (Einaudi 1977, Flammarion 1980) enfonce le clou politique:
Il est certain que saint Paul a démoli, de façon révolutionnaire, avec la seule force de son message religieux, un modèle de société fondé sur l’inégalité sociale, l’impérialisme et surtout l’esclavagisme. Par conséquent, il est évident que l’aristocratie romaine et les différentes classes dirigeantes collaboratrices deviennent ici, par analogie, l’actuelle bourgeoisie détentrice du capital. De même, et toujours par analogie, les humbles et les soumis de l’époque sont les classes moyennes, les ouvriers et les sous-prolétaires d’aujourd’hui.
A la fin du film, Paul est assassiné à coups de fusil depuis les toilettes, sur la coursive d’un petit hôtel new-yorkais. Son discours dérangeait décidément trop de monde, y compris à l’intérieur de sa propre secte. Idem pour Pier Paolo, avec la circonstance aggravante de l’homosexualité, talon d’Achille qui légitimait toutes les agressions. Significativement, cet aspect essentiel de la personnalité de Pasolini n’est jamais évoqué dans le reportage ci-dessus mentionné, alors que l’intéressé, lui, est plusieurs fois à deux doigts de l’aveu – outing qui alors n’allait pas de soi, probablement coupé au montage (ce n’était plus un secret en Italie, mais dans la France gaullienne ça relevait de l’impensé). Pourtant les circonstances de la mort de Pasolini sont si troubles qu’on ne peut exclure que le rendez-vous avec un voyou ait été en réalité un guet-apens politique : l’Italie vient d’entrer dans les « années de plomb », et le film parano de Francesco Rosi Cadaveri eccellenti , confronté aux événements de l’époque, devient plus troublant à mesure que le temps fait son oeuvre et que cette époque, justement, s’éloigne de nous. Pasolini dérangeait, on le sait, plus ça allait et plus il dérangeait – les aveux tardifs de son meurtrier laissent entendre que prendre sur lui toute la peine était pour lui un moindre mal, les vrais commanditaires étant autrement redoutables.
Homme en danger, toujours sur le fil du rasoir et le sachant, Pasolini était en même temps, dans le même mouvement, animé d’une énergie vitale hors du commun, pour ainsi dire nietzschéenne. Il en parle lui-même très tranquillement et sans forfanterie ni narcissisme excessif (pour un artiste, et de sa trempe), citant son amie Elsa Morante – dont le compagnon, Alberto Moravia, avait été dès le début son plus indéfectible soutien ; elle disait en substance que son oeuvre manifestait tout à la fois un amour heureux pour soi-même, et un amour malheureux pour le monde. Et il poursuit, toujours au milieu de sa favela romaine, en se réclamant des Troubadours :
J’ai tout écrit, fait, réalisé ab joi : avec une nostalgie de la vie – un sens de l’exclusion – qui n’ôte pas l’amour de la vie mais au contraire l’accroît.
Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, a dit un homme politique qui se croyait philosophe et n’était que cynique. Mais non : ce cimetière intime que nous sommes préserve autant qu’il se peut la mémoire de gens en effet irremplaçables – pour nous, et, certains, pour tous. Nul n’a remplacé Jésus (il faudrait, pourtant), Spinoza, Rousseau, Mozart, Picasso. Le remplaçant de Deleuze n’est pas en vue, hélas. Ni celui de Pasolini, âme inquiète, brûlante, fraternelle, universelle.
Alain PRAUD
Autres temps, autres moeurs. Quand éclata en 1977 « l’affaire Polanski » (pas si fort que cela, à vrai dire – peut-être que nous lisions moins les journaux, ou que nous en lisions d’autres) le réalisateur ne m’était connu pour l’essentiel que par deux films parodiques, le second assez inquiétant tout de même : Le Bal des vampires , Rosemary’s baby . Et aussi, déjà, par un fait-divers comme on dit, atrocement spectaculaire, le massacre de sa femme enceinte Sharon Tate par un dément qui (déjà) entendait faire le ménage et triompher la morale (pardon pour cette figure hardie) dans l’univers décadent d’Hollywood et Beverley Hills . On avait pu se demander alors comment Polanski avait fait pour survivre à cela, les invités égorgés, l’épouse éventrée, les murs badigeonnés de sang. Son oeuvre ultérieure témoigne dans sa puissance et sa diversité, de Tess au Pianiste , de cette résilience : un grand artiste survit à tout parce que sa vie est ailleurs.
Mais cela n’a que peu à voir avec l’affaire. Ce qui trouble dans cette histoire – encore, après tant d’années – c’est un glissement et un brouillage de tous les repères moraux, une espèce de flou sociétal et atemporel comme dans les clichés de David Hamilton. Une gamine de 13 ans qui en paraît 16 (certes pas 25, comme l’a dit imprudemment BHL) , et qui pose dénudée pour un magazine masculin (Vogue Homme) , lequel se prend sans doute pour Playboy (succès déjà planétaire et jamais démenti depuis) ; en cela encouragée et accompagnée par sa mère – laquelle, au lieu de rester pour la protéger ou au moins l’avoir à portée de regard, la laisse en cette compagnie de confiance, photographes, acteurs, parasites qui traînent toujours, dans la villa de Jack Nicholson (absent). Qui est responsable, de qui, de quoi, en cas de problème, qui se porte garant, qui assure à tous les sens du mot ? Mystère, et question bien déplacée vu l’époque et le lieu, pour ne pas dire ridicule. Que fait là Roman Polanski, à quel titre, invité par qui, question sans objet . Comment se croit-il autorisé à 45 ans (mais en eût-il 25 que cela ne fait rien à l’affaire) à proposer à cette enfant un hypnotique à la mode, puis davantage, à ne pas tenir compte de ses refus, à lui imposer, sans violence physique mais par la force de son ascendant sur elle, deux rapports sexuels successifs et d’une brièveté plus compulsive qu’érotique ? Au même moment, à Toulouse, un peintre de 48 ans était condamné à 7 années de prison pour avoir entretenu une liaison , accompagnée de drogues, avec une fille de 14 ans, elle consentante et bien davantage, mais trahie par son journal intime. Et concomitamment Gabriel Matzneff, écrivain oublié mais alors très lancé comme eût dit Mme Verdurin , publiait avec une complaisance exhibitionniste (il appelait ça hédonisme), et sans être inquiété d’aucune manière, volume après volume, le récit détaillé de ses, disons, amours avec des lycéennes, voire des collégiennes, toutes plus délurées les unes que les autres et assoiffées d’expériences nouvelles… Matzneff se réclamait de Montherlant, de qui il dispersa les cendres disait-il sur le Forum de Rome (et j’y ai pensé chaque fois que j’y fus, cherchant entre les pavés, malgré moi), lequel Montherlant se réclamait…des Grecs , mais surtout pour les garçons, lui. C’était un autre monde, pas si éloigné pourtant, et quand on sonde par carottage, comme on le fait pour les glaces de l’Antarctique et afin justement d’y retrouver le climat des temps révolus, le passé de tel ou tel homme public, on ne manque pas de trouver des expériences de cet ordre. Non seulement on ne vérifiait pas l’âge de ses partenaires, mais on n’en voulait rien savoir, l’époque voulait la transgression, jouissez sans entraves, que cent fleurs s’épanouissent – et ce climat ne manquait pas de séduire les adolescentes elles-mêmes. Il n’y aurait plus de rosières.
Mais dans le même temps et les mêmes lieux, significativement sur l’autre face de l’Amérique (la puritaine), les Cerbères de la Vertu ont su se manifester en temps utile (en condamnant Polanski à une peine modérée assortie d’un de ces marchandages, financiers entre autres, exotiques pour nous), et aussi intempestivement semble-t-il, avec un juge qui se dédit sous la pression de la vox populi, qui prétend rejuger la chose jugée dans le but avoué d’annuler une peine accomplie pour la remplacer par une autre plus lourde, bien plus, pour se payer un de ces arrogants d’Hollywood qui se croient au-dessus des lois et de la morale, et un petit juif polack en plus, on n’est jamais trop sévère avec ces gens-là, tous coupables. La victime, mariée puis mère de famille, accablée par la curiosité salace d’ une meute de hyènes dactylographes, a beau clamer sur tous les tons et les toits qu’elle retire sa plainte, que l’arrangement financier (on a parlé de 500 000 dollars) efface tout, que le temps a passé, qu’elle aimerait bien qu’ on la laisse en paix… Rien n’y fait, et ni la mort du juge vindicatif, remplacé par un autre, plus jeune mais plus rigide encore. La Justice, c’est comme ailleurs le Parti, on peut changer de ligne autant qu’on veut, la Ligne est toujours juste, les masses ont toujours raison, et mêmement leur avant-garde, leurs interprètes inspirés et incorruptibles. L’intérêt des victimes compte peu puisque c’est la Vengeance divine, comme dans un tableau célèbre, qui poursuit le Crime, à jamais, sans prescription aucune. Dût-on passer derechef sur le corps de la femme qui implore qu’on arrête le film, et surtout qu’on arrête de le rembobiner à 1977. Le détournement de mineure requalifié, après le jugement et l’exécution de la peine, en viol sur mineure, imprescriptible selon la loi californienne, cela signifie que Polanski est assimilé à un nazi inculpé de crime contre l’humanité ; mieux même et impossible selon le droit international , cela reviendrait à rejuger des criminels nazis déjà jugés en 1948 ou 1950 par des tribunaux trop cléments, et ayant purgé leur peine, en requalifiant l’inculpation pour que la peine soit perpétuelle.
Il ne s’agit pas ici de rappeler que Roman Polanski est un grand cinéaste : il l’est, un des plus grands réalisateurs français d’aujourd’hui. Et ce n’est nullement ce qui devrait lui valoir dispense de peine et oubli des offenses. Plus grave même peut-être, en tout cas moralement, que le viol, est le fait qu’il n’ait jamais cherché à reprendre contact avec sa victime devenue sa meilleure alliée sinon avocate. Mais cette ingratitude aussi peut être comprise : comme elle et plus encore, il ne veut plus entendre parler de cette affaire qu’il estime jugée et expiée. Confusion des sentiments, imbroglio des passions – toutes tristes -, absurde relativisme des cultures, traditions, législations, mégalomanie de prétendre abolir le Temps en décrétant un éternel présent dans lequel une justice immuable décréterait des peines éternelles : on ne voit plus très bien ce que le gouverneur Schwarzenegger (qui fut, dit-on, quelque chose au cinéma) pourrait encore reprocher aux extrémistes de l’islam (l’extrémisme chrétien ne le dérange déjà pas beaucoup) . Les repères éthiques sont tellement brouillés que toute position sur l’affaire risque de se voir assimiler à une posture – illégitime donc, et par là intenable . On avancera tout de même qu’en se plaçant de la sorte au-dessus du Temps il va falloir se résoudre à brûler les toiles de Gauguin, touriste sexuel et pédophile notoire , et les mémoires de Casanova ( Histoire de ma vie) qui font un éloge effronté des jeunes personnes de 14 ans, surtout déguisées en garçons . Et quelques opuscules de Gide et consorts. Sans parler de Sade qui est maintenant dans la Pléiade, donc en odeur de sainteté littéraire ( pour Genet c’est le cas depuis longtemps).
On se souvient qu’un exact contemporain de Sade, Emmanuel Kant, avançait ceci ( Fondements de la métaphysique des moeurs , 1785) qui me semble-t-il n’a pas pris une ride : « Les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d’autant toute faculté d’agir comme bon me semble, et qui est un objet de respect. » Soit dit avec la politesse distante et poudrée, le jarret sec d’un célibataire de Prusse orientale. Mais tout y est, et il y en a pour tout le monde. Servez-vous, c’est gratuit. Et si l’on est rebuté par d’aussi austères lectures, on se souviendra aussi de l’aimable, du si policé jusque dans la polémique Roland Barthes, dont les Fragments d’un discours amoureux paraissaient justement en 1977. Où trouverons – nous un port dans la morale ? demandait Nietzsche. Là peut-être, provisoirement.
Alain PRAUD
Un soir de décembre 1970, deux mois après le suicide spectaculaire de Mishima, le cinéaste Nagisa Oshima ( La Cérémonie , L’Empire des sens , Furyo ) s’attable dans une auberge de Tokyo avec quelques feuilles blanches et une bouteille de whisky, pour écrire un étrange article, à la fois polémique (violemment), nostalgique, autobiographique, et bien sûr désespéré.
Il y affirme : 1 – que Mishima n’a jamais eu le moindre sens politique, 2 – ni le moindre sens artistique, 3 – qu’il était « merdiquement manchot » dans la pratique du kendo, 4 – : « Je considère la mort de M. Mishima comme l’acte de décès politique du Japon postérieur à l’ère Meiji. » On ne pouvait dire plus brutalement à quel point un écrivain aussi exceptionnel avait pu se fourvoyer, à quel point c’était inévitable, et quelle responsabilité la classe politique et le pays tout entier devaient désormais assumer d’un tel épisode. Ce n’était pas un « fait divers », certes non, mais l’histoire même du Japon qui venait une fois encore de bégayer. « L’appel lancé par Mishima, concluait-il, nous sera un douloureux fardeau. »
Il n’en faut plus douter. Si pesant est le refoulement, là-bas, de ce fatal hiatus, et si voyante chez nous sa célébration fascinée, qu’il faut s’efforcer d’y voir un peu plus clair. D’autant que Mishima est l’un des écrivains les plus connus de l’après-guerre, et de tous les Japonais le plus clairement tourné vers l’Occident : rares sont ses livres non traduits, du moins en anglais. Et ce n’est pas rien : quarante romans, dix-huit pièces de théâtre, quelque vingt volumes de nouvelles et autant d’essais littéraires. Sans parler des films et des albums photographiques. Si bien qu’il peut évoquer une sorte de Balzac et de Proust à la fois, mais enharnaché d’un bric-à-brac japonisant auquel depuis un siècle nous ne sommes pas insensibles : sabres sanglants, calligraphies sous la lune, éros moite et pervers, ordres aboyés. Il y a un mythe Mishima.Tout prédisposait l’homme à endosser ce mythe. Un père absent, une mère adorable, une grand-mère tyrannique qui lui inocule en chambre close le culte du passé. Il se croira, ou se voudra, issu de la caste des guerriers (bushi – à la rigueur samurai ). Il n’en était rien, ses ancêtres n’avaient même pas de nom. Mais dans ces années trente, le Japon s’est immergé dans une rhétorique affolée. Comme ailleurs, des communistes tombent dans les escaliers des commissariats, ou se jettent bêtement des fenêtres du deuxième étage. Et comme ailleurs, quelques opportunistes se livrent à des retournements spectaculaires : c’est ainsi qu’apparaît, vers 1935, l’Ecole romantique japonaise, dont les principaux fondateurs sont des transfuges du marxisme ; comme Fusao Hayashi, « converti » en prison, qui écrira : « La tradition, produit de trois millénaires de culture, est l’unique cause pour laquelle les Japonais peuvent mourir. » Rien là de bien original si l’on considère la propagande officielle, à partir de 1937, sous le gouvernement de l’ultra-réactionnaire prince Konoe. Sous l’impulsion par exemple du ministre Araki, l’Education nationale inculque désormais aux écoliers (parmi lesquels Mishima, né en 1935) les trois principes de base de la nouvelle idéologie :
– kokutai : « culture », ou « civilisation », avec une connotation ultra-nationaliste, fanatique, violemment xénophobe ;
– kodô : la « voie impériale », dévotion unique à l’empereur déjà vulgarisée par les groupes militaristes ;
– Nippon Shugi , ou « nipponisme », qui isole les constantes de la civilisation insulaire en vue de les imposer, de gré ou de force, à l’Asie entière.
Répression policière à l’intérieur, ravages impérialistes à l’extérieur, d’abord en Chine. Culte de l’empereur, du drapeau, de l’armée. Et puis la guerre totale : enfin appelé devant les commissions de recrutement, le jeune Kimitake Hiraoka – le futur Mishima – , malingre et souffreteux, sera finalement exempté du service armé, en dépit des pertes terribles de la fin du conflit. Il n’en est semble-t-il qu’à moitié mécontent, ce qui ne l’empêche pas, début 1945, de fréquenter assidument les idéologues de l’Ecole romantique. Après Hiroshima et Nagasaki, tous croient que l’empereur, donnant lui-même l’exemple, va ordonner à la nation le suicide collectif. Il n’en est rien, et Mishima ne se remettra jamais de cette double trahison : non seulement l’empereur ordonne la reddition, mais, et c’est beaucoup plus grave, il va s’adresser directement au pays (janvier 1946) pour déclarer qu’il est un être humain, nullement une divinité… Qu’on ajoute à cela l’occupation étrangère, pour la première fois dans l’histoire du Japon, et la Constitution humiliante imposée par McArthur, qui stipule que le Japon renonce à jamais à disposer d’une armée autre que d’autodéfense, exigence inouïe dans l’histoire du monde, et l’on comprendra mieux quelques-unes des obsessions qui irriguent l’oeuvre de Mishima.Le suicide (juin 1948) de l’écrivain phare Osamu Dazai – depuis Akutagawa, le suicide est presque de tradition parmi les écrivains japonais – va précipiter ce qui n’est encore qu’en suspension dans les premiers essais, remarqués, du jeune Mishima. Commençant par où bien d’autres ont cru devoir finir, il entreprend Confession d’un masque , qui sera le succès de l’année 1949, et lui vaudra une immédiate célébrité. Cette introspection sans ombres, mais non sans complaisance, fait affleurer une double composante de sa personnalité, qu’il ne cessera désormais de développer, voire d’exploiter : sado-masochisme, homosexualité. Son évocation torride de saint Sébastien hérissé de flèches fait scandale autant que la franchise de l’aveu : l’onanisme associé à la pulsion de mort. Dès lors, vingt années durant, Mishima va choquer et fasciner la critique comme le grand public. Il n’est sans doute pas d’autre exemple depuis la dernière guerre d’écrivain aussi adulé, controversé, haï . Au milieu des années cinquante il est au faîte de la gloire : on le publie à des centaines de milliers d’exemplaires, on s’écrase aux premières de ses pièces, les paparazzi l’assiègent. Il soigne son image de noctambule mondain, n’hésite pas à tourner dans des films de série B ou pire (Un dur), passe chaque jour des heures dans les salles de musculation, pose à demi nu pour les plus grands photographes, tel Kinshi Shinoyama…
Au printemps 1960, le Japon est au bord de la déchirure, et Mishima aborde ce qu’on pourrait appeler sa dernière ligne droite. Sous l’impulsion des partis de gauche, d’immenses foules se mobilisent pour empêcher la reconduction du « traité de sécurité » de 1952 (Anpo) avec les USA. Les heurts avec la police et l’extrême-droite sont très violents : il y a des milliers de blessés, une étudiante est tuée, un député socialiste poignardé. Le gouvernement Kishi ne plie pas, le traité est automatiquement reconduit. On s’attendrait à ce que de tels événements obligent Mishima à prendre parti, mais non : s’il méprise Kishi, ce « tout petit nihiliste », il ajoute « fort heureusement je suis un romancier, et non un politicien. » Mais c’est à ce moment même, précsément , que son oeuvre de romancier témoigne contre lui. Cet été-là il écrit une nouvelle de quarante pages, Patriotisme (reprise dans le recueil La mort en été ) dans laquelle il décrit avec une précision clinique le suicide rituel au sabre (seppuku) d’un jeune officier, après l’échec de la tentative de putsch ultra-nationaliste de 1936. Notons que le héros n’est pas directement impliqué dans l’affaire : il s’agit d’un suicide de « solidarité ». Symptomatiquement, lorsque l’Histoire s’emballe, Mishima en profite pour cultiver un peu plus le narcissisme de saint Sébastien ; mais cette fois avec des allures de répétition générale.Le 12 octobre 1960, le président du Parti socialiste, Asanuma, est assassiné au sabre court, en plein meeting, par un jeune militant d’extrême-droite nommé Yagamuchi. Et dès lors Patriotisme, qui paraît en janvier 1961, en reçoit un éclairage tout différent. D’autant que paraît en même temps, dans une autre revue, une nouvelle ( Dix-sept ans ) d’un jeune écrivain encore inconnu, Kenzaburo Oé : c’est le portrait d’un fasciste paranoïaque et précocement aigri. Les deux oeuvres évoquent immédiatement Yamaguchi, mais comme l’avers et le revers d’une médaille : les idéaux « fanatiques » que Mishima exalte avec une sombre délectation ne sont, chez le minable héros de Oé, qu’un moyen d’oublier « son être intérieur, si laid à voir, si aisément meurtri, tout fangeux et faiblard ». L’un caresse l’abcès que l’autre voudrait crever. Mishima n’oubliera pas Yagamuchi, déclarant même en 1968 devant une assemblée d’étudiants : « Il a été magnifique. Comme vous savez, il s’est donné la mort par la suite. En mourant de la sorte, il s’est montré entièrement fidèle à la tradition japonaise. » L’acte, au fond, n’a pas d’importance en soi : simple prétexte à une « belle mort », consentie, méditée, assumée.
Il écrit pourtant, inlassablement, chaque nuit, comme s’il devait vivre cent ans. Plusieurs fois proposé, il attend en vain le prix Nobel. Et il pratique à outrance l’escrime japonaise, le kendo, jusqu’à obtenir le cinquième dan en 1968 ; Isao, le héros de Chevaux échappés ( 1966 , second tome de sa tétralogie la Mer de la Fertilité ) est ainsi un reflet narcissique de Mishima escrimeur, mais aussi une nouvelle incarnation du martyr « patriote »: cette fois la référence est une révolte de samurai (1874) chez lesquels l’intégrisme vieux-Japon confinait au ridicule ( ils ne prenaient le papier-monnaie qu’avec des baguettes et se couvraient d’un éventail blanc en passant sous les lignes télégraphiques ). Comme si, l’échéance approchant, il fallait en chercher le modèle de plus en plus loin, dans un passé de plus en plus crispé. Encore un peu et c’eût été l’exaltation de la période Genji, cet Age d’Or du Japon, quand l’Europe ne savait comment gérer l’héritage de Charlemagne. Mais Mishima a désormais « dépassé » de si pauvres objections. Aveuglé, le sabre à la main, toute pensée et toute énergie focalisées sur ce qu’il croit être l’essence de l’esprit japonais : le martyre pour la cause impériale. Quand il fonde, en 1968, la Société du Bouclier ( Tate no Kai ) avec quarante étudiants triés sur le volet et soumis à un entraînement militaire intensif, il a atteint le point de non-retour. Rien, dès lors, ne saurait plus faire obstacle à la folle équipée du 25 novembre 1970 : le général ligoté dans son bureau, le discours grandiloquent sous les quolibets des pioupious, l’éventration pas très réussie, la décapitation par l’ami de coeur, et le suicide de celui-ci. Le tout filmé en léger différé par les caméras de la NHK : une belle tranche de vie pour le Journal de 20 heures, celle même que Mishima souhaitait qu’on montre. Les entrailles enfin de saint Sébastien.
Ce qu’on sait moins, et que révèle son biographe Henry Scott-Stokes ( Mort et vie de Mishima , Balland ), c’est que cette aberrante milice était financée, uniformes et tout, par le parti libéral-démocrate au pouvoir, avec la caution du Premier Ministre Eisaku Sato ( prix Nobel, lui… de la Paix !) et du ministre de la Défense Nakasone, l’actuel (1985) Premier Ministre, qui déclamait récemment la Lorelei , en bateau sur le Rhin, sous le crépitement des flashes… Comme quoi, au Japon, les politiciens ( de droite – les autres n’ont jamais pu approcher du pouvoir ) se donnent pour ce qu’ils sont : des pitres et des hypocrites. Car quel officiel nippon n’a pas exprimé, chaque fois que l’occasion lui en était donnée, sa sainte horreur du geste fou de M. Mishima ?
Or il est clair que Mishima, avec son absence totale de sens politique, et même de sens esthétique, a rendu un fier service au Japon du « miracle », fièrement tourné vers le troisième millénaire : il l’a purgé de quelques vieux démons. Plus personne, après lui, n’a dégainé le wakizashi de suicide, ni le long katana. Ce sont objets de musée ou de collection. Et cependant rien n’est réglé : le vieil empereur est toujours là, garant d’une Constitution venue d’ailleurs. Le Japon n’a toujours pas de véritable armée, ni de pétrole du reste pour alimenter sa puissante machine. L’extrême-droite est bien vivante, et des puristes tonnent contre le Coca-Cola et l’impérialisme des tournures anglaises au sein même de la « vraie langue ».
Rien n’est réglé, non. Mais Mishima, au fait, se vend bien. Ne parlons pas de l’oeuvre, mais du mythe. Deux épaisses biographies en cinq ans, maintenant un film ( Mishima , de Paul Schrader )… Le premier volume de la collection Arcades (Gallimard) consacré au commentaire crispé, et le plus souvent ridicule, à quoi Mishima se livre du Hagakure , la bible de l’éthique samurai… Trop de marbre est tremblant sur tant d’ombres. Nous demandons solennellement qu’on laisse enfin dormir en paix M. Mishima Yukio, sa légende, et sa veuve abusive.* Yukio MISHIMA : Confession d’un masque , le Soleil et l’Acier , le Japon moderne et l’éthique samouraï (Gallimard, comme tout Mishima…traduit de l’anglais, selon sa volonté expresse, perpétuée par ses ayants-droit)
* John NATHAN : la Vie de Mishima (Gallimard)
*Nagisa OSHIMA : Ecrits 1956-1978 ( Cahiers du cinéma / Gallimard )
*Maurice PINGUET : la Mort volontaire au Japon ( Gallimard – ouvrage essentiel, dont la portée excède de beaucoup ce qu’annonce le titre )( article initialement paru dans Révolution, n° 273, 24 mai 1985 – relu et amendé, mars 2010 )
Alain PRAUD