Nous, deux ourses, et l’esprit du monde (Inactuelles 75)

J’ai épousé les Pyrénées en 1974 et pour 32 ans. Je n’étais pas absolument étranger : ma grand-mère, Yvonne Couteille, était née près de Marmande, d’un père mystérieux et beau parleur aux filles, né près de Lourdes et qui parlait catalan, dit-on. Mais c’est vraiment en 1974 que j’ai découvert les Pyrénées à Luchon, et quel plus beau belvédère ? Et tout de suite je me suis intéressé à l’ours, allez savoir pourquoi puisqu’il n’y en avait plus depuis longtemps. Mais la vie, une nouvelle compagne, m’a agrégé à un clan, larboustois de toujours sans doute, vassal d’Aragon, soumis à personne. Mon fils est de cette race, comme on disait aux âges classiques.

Et j’ai raconté il y a longtemps comment je suis entré dans l’intimité du chaman chippewa, le chef du clan, arrière-grand-père de mon fils qui ne l’a presque pas connu, il n’importe. Le chaman s’appelait Barthélémy Oustalet, et cet homme est sans doute le plus fort témoignage qu’il m’ait été donné de ce que devrait être l’humanité si vraiment elle voulait perdurer. Je l’ai dépeint dans les profondeurs de mon blog, « Le dernier ours », allez-y voir ça se mérite (octobre 2010). D’un regard il savait qui était homme ou bête, et dans cette bête ou homme qui était digne. De quoi ? Digne. A la suite de quoi il ne faisait aucune différence entre bête et homme. De sorte que j’ai vite compris avec lui que l’ours ou l’homme c’était pareil.

A son époque (il était né en 1914) il y avait environ 300 ours dans les Pyrénées, j’entends des indigènes ,Ursus arctos pyrenaicus, cette espèce éteinte à jamais parce qu’un chasseur trouillard a pris Cannelle, l’ultime femelle, sans doute pour un Grizzly ou un Kodiak. Or je le redirai cette espèce craint l’homme et à juste raison, ce pourquoi on ne la voit jamais. Pardon, je parle au présent alors qu’elle est anéantie. Mais c’est exprès. Dès mon arrivée ou presque, dès que j’ai connu Barthélémy je me suis passionné pour l’ours et en bon universitaire (j’étais normalien après tout) je me suis lancé avec sa collaboration dans une enquête qui se voulait sérieuse. J’en ai appris certes sur l’ours mais bien plus comme on l’imagine sur celles et ceux qui prétendaient l’avoir vu…

Car l’indigène était tellement craintif que rares pouvaient assurer l’avoir vu. A commencer par moi qui ai arpenté forêts et monts en solitaire souvent, sans en avoir aperçu la queue d’un comme on dit, mais lui sans doute m’observait ou plutôt me reniflait car il est assez myope. Un de mes élèves, Sénégalais, plus tard brillant avocat quoique bègue, me certifiait l’avoir vu dans des circonstances abracadabrantesques. Barthélémy lui l’avait vu et tué, même si c’était par méprise lors d’une battue au sanglier. L’ours surpris s’était mis debout bien plus impressionnant, devant un fusil il n’avait aucune chance. Mais ce n’est pas forcément la bonne version. Car dès qu’il s’agit de l’ours tout le monde a tendance à délirer : ceux qui l’ont vu ou entrevu, plus encore ceux qui ne l’ont vu que par ouï-dire. Je dis ceux, car sur ce sujet les femmes sont interdites au sens exact : on les empêche (ou elles s’empêchent) de parler. Je constate. L’ours est une question virile, sans doute depuis Lascaux et Altamira. Barthélémy lui-même n’en parlait qu’avec ce léger tremblement du larynx qui signale le respect quasi religieux. La seule fois de sa vie où il avait tué un ours il l’avait appelé Moussu, Monsieur. Il était aux palombes avec ses copains, et c’est l’ours, surpris (le vent ne lui était pas favorable sûrement) qui se pointant dans leur dos bien sûr s’était érigé menaçant, terrifié. Avant de le fusiller avec des petits plombs qui de si près faisaient balle, il avait eu le temps de lui dire, terrifié lui aussi : Que fais-tu là, monsieur ? En gascon de montagne bien sûr, le seul idiome que l’ours pouvait comprendre. Et même ce n’est pas cette fois-là qu’il l’avait appelé Moussu, mais une nuit à l’estive, pour le faire fuir.

A cette époque, les années 1930-1960, il y avait encore sans doute quelques centaines d’individus de cette espèce omnivore, et en réalité végétarienne à 90% comme partout au monde (l’ours polaire, exclusivement carnivore et pour cause, s’éteint sous nos yeux). Au début des années 80 j’ai enquêté auprès d’anciens bergers et vachers, gascons, aranais, aragonais, censés avoir vu la bête. Je rapportais leurs propos à mon chaman qui faisait le tri (celui-là c’est un menteur de première, etc). A ces époques les ours étaient nombreux mais les bergers et vachers plus encore, qui gardaient les estives avec leurs chiens border-colleys et surtout les placides patous capables d’affronter l’ours qui le savait. Il pouvait y avoir des failles dans ce système de défense mais elles restaient rares. Personne n’était indemnisé. De nos jours c’est tout l’inverse : il n’y a presque plus d’ours et slovènes donc rares sont les éleveurs qui se protègent, bergers et patous se font rares, les animaux tués sont indemnisés par l’UE sans vérifier si les tueurs sont ours ou chiens errants, d’ailleurs comment savoir ?

Au vrai si l’ours fut un personnage de légendes populaires innombrables (Jean de l’Ours, etc), son successeur slovène, lui, est un objet de fantasmes (intéressés, on s’en doute) qui ne reculent ni devant la désinformation (ne laissez plus sortir vos enfants ! régression Chaperon rouge), ni devant l’intox pure et simple. C’est ainsi qu’on a vu circuler sur les réseaux dernièrement une invraisemblable vidéo d’abord prise pour argent comptant par FR3 ce qui est un comble (c’est notre argent), où l’on voyait un ours noir attaquer un veau dans une forêt à l’évidence nordique et pour cause : le document était russe ! Ce qui en passant dit autre chose : que le lobby des éleveurs anti-ours/écolo/Hulot/Macron/Europe (mais largement subventionné par ladite Europe) n’hésite pas à manger au râtelier de Poutine, ce grand démocrate qui ne rêve que de la mort de l’Europe son ennemi principal, et qui a la haute main sur tout produit communicant qui sort de Russie, il faut être nourrisson ou le Ravi de la Crèche pour en douter désormais. Ainsi des battues « d’effarouchement », parfaitement illégales, ont été organisées en vallées d’Aspe et d’Ossau pour rejeter ces deux pauvres femelles en Espagne (il avait d’abord fallu les déposer en hélico car les routes étaient barrées, illégalement bien entendu).

Sans polémiquer au plan local qui m’importe peu, cette agressivité irrationnelle laisse mal augurer des temps mauvais qui nous attendent avec l’inéluctable changement ou plutôt bouleversement climatique qui nous pend au nez non pas demain mais dans cinq minutes. Les intérêts particuliers vont se déchaîner dans un embrouillamini de micro guerres civiles et étrangères, où il faudra ramener à la raison non des bêtes (déjà plus raisonnables que nous) mais des hommes perdant le sens. Comme beaucoup le prédisent il y faudra des Etats très autoritaires et ne reculant pas devant l’usage de la force dans l’intérêt général. Rappelons déjà aux excités que la destruction d’espèces protégées en bande organisée est passible de 750 000 euros d’amende et 7 ans de prison. Mais quand il faudra restreindre collectivement notre confort pour préserver les grands équilibres biologiques dont nous sommes partie prenante, il est à craindre que le bon sens, la chose du monde la mieux partagée selon Descartes, ne fasse à beaucoup défaut. C’est alors seulement qu’on verra si l’esprit du monde souffle assez puissamment pour faire obstacle aux eaux glacées du calcul égoïste.

Alain PRAUD

Voir aussi :
Nicolas, écolo et martyr (septembre)
Le Dernier Ours (octobre 2010)

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