Pourquoi cette sacrée musique ?

Un livre du philosophe Francis Wolff (Fayard, 2015) pose cette question qui ne viendrait à l’idée de personne : Pourquoi la musique ? Il me faut des années pour digérer un tel ouvrage, mais soyez assurés chers lecteurs de ce blog que j’en rendrai compte un de ces jours. Ce qui ne vous dispense pas de le lire avant. Je viens d’assister dans deux acoustiques différentes à deux des quatre concerts du Choeur de chambre de l’ORR, et je sais pourquoi la musique : elle nous rend meilleurs et plus familiers avec le sublime, notion abondamment traitée par Rousseau et Kant son disciple, plus tard par Nietzsche, Jankélévitch et quelques autres. Vous le voyez, je rame, je ne sais que dire de ces concerts, trop beaux, trop émouvants, trop de tout. Pour faire le bon journaliste je me suis immergé ce dimanche dans l’intimité des chanteurs et chanteuses, j’ai partagé leur déjeuner, j’ai écouté le raccord en la chapelle Notre-Dame des Laves de Piton Sainte-Rose, « miraculeusement » épargnée par l’éruption hors enclos de 1977 qui s’est arrêtée devant l’autel. Quoi qu’il en soit de ce lieu où aucun concert n’avait eu lieu depuis quarante ans, l’acoustique en est très favorable aux voix. Peu de public ce dimanche mais choisi, chaleureux, enthousiaste – il y avait de quoi.

S’agissait de Rossini qu’on ne présente plus, surdoué mozartien et auteur d’opéras à succès qui faisaient grogner Beethoven à ce qu’on dit. Mais d’un pan de son oeuvre moins populaire peut-être, la quand même fameuse Petite messe solennelle de sa vieillesse, dont on ne sait ce qu’il faut prendre au sérieux entre pastiches, clins d’oeil et pirouettes de mondain un peu roué, un peu inquiet de son au-delà. Les extraits choisis par Daniel Bargier n’étaient pas moins arbitraires que tout autre choix mais avaient leur logique d’équilibre raisonnable, entre facéties de vieux génie encore bien vert et dévotion sincère ou à tout le moins vertige métaphysique à l’approche de la tombe. Je parle de Rossini bien sûr, non de Daniel. Et comme Rossini concevait le choeur plutôt comme ensemble vocal (12 voix mixtes), les numéros de solistes étaient destinés à des éléments de cet ensemble. Respectueux jusqu’au bout des volontés de Rossini Daniel Bargier a choisi de mettre en avant six solistes extraits du choeur : 5 voix de femmes, un baryton-basse.

On ne présente plus le Choeur de chambre de l’ORR, fondé par Daniel Bargier et qui s’améliore d’année en année, vers la perfection et donc déjà proche de l’excellence. Homogénéité des pupitres, écoute et dialogue entre eux, solidarité organique de l’ensemble, émotion partagée, humour et théâtralité quand il le faut, tout y est. En soi c’est déjà une performance. Mais cette fois les solistes issus du choeur étaient d’une qualité exceptionnelle. Dina Rajaonson baryton-basse que j’avais déjà entendu l’an passé dans le programme de musique française a gagné en assurance et en largeur dans un air fort difficile (Quoniam), et chez les femmes c’est un feu d’artifice, entre le Qui tollis (soprano et contralto), le Crucifixus (soprano), et oserai-je avouer mes préférences ? Plus encore peut-être que tout le reste, O salutaris hostia (soprano, Giovanella Grondin toute de douceur et semblait-il d’assurance) et ce merveilleux Agnus Dei où dans son dialogue avec le choeur l’étonnante contralto Sylvie Ognard (je dis bien étonnante : on n’a pas fini d’entendre parler de cette jeune femme) bouleverse l’assistance toute entière, certes il y a encore des choses à ébarber et polir car elle est quasi débutante à ce niveau mais quel sens des nuances, quelle maîtrise déjà de l’ambitus, quel velouté dans le pianissimo, quelle puissance torrentielle dans les forte, surtout quel engagement de tout son être sans quoi le chant n’est qu’un ornement, comme si c’était question de vie ou de mort. J’avais les larmes aux yeux je ne crains jamais de le dire car le beau de la musique est là, et il paraît que je n’étais pas seul. Si le tombeau de Rossini au Père-Lachaise est d’une prétention bourgeoise assez ridicule (Delacroix à côté est encore pire), cette semaine le bonhomme a eu sur notre île le tombeau musical qu’il méritait, oui vraiment. Celui d’un génie servi par des anges furieux.

(Mention spéciale pour le piano magistral de Lauriane Righi (tout l’accompagnement du choeur, plus le Preludio religioso, pièce de concert entre Liszt et César Franck) et l’accordéon virtuose d’Ariane Lorentz, notamment dans une incroyable transcription du grand air de Figaro du Barbier de Séville).

Alain PRAUD

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