En cueillant des simples : Bribes musicales, 2 ( Un chef, à quoi ça sert ?)

J’ai l’esprit de l’escalier comme Rousseau qui pouvait de Dijon invectiver un aubergiste parisien. En musique c’est bien pis puisque j’aurais voulu être chef d’orchestre et fus tout autre chose principalement par déterminisme social. Je ne suis pas non plus bêtement euphorique sur cette question, il y a des milliers de chefs et très peu de Furtwängler, de Celibidache, je m’en tiens là mais j’ai beaucoup d’autres admirations, qu’on se rassure. Il se trouve que le magazine Diapason à qui je suis obstinément fidèle posait récemment cette question incongrue : à quoi sert le chef d’orchestre ?

A moins que tous vos proches soient dans la même aficion que vous, posez-leur la question et vous verrez que ce job est a priori aussi peu considéré que celui d’avocat (de la partie adverse) ou d’huissier (vous concernant). Pourquoi ? Mais parce que le chef d’orchestre est d’abord perçu comme chef (donc tyran), ensuite comme d’orchestre, ce qui semble impossible vu les egos contradictoires des différents pupitres. Comme violoniste adolescent dans les formations auxquelles j’ai collaboré j’ai entendu toutes sortes de choses, y compris un ponte de préfecture qui dans Telemann refusait de faire les reprises. Ce qui est une preuve de légèreté puisque dans la musique baroque il n’y a pas de reprises à l’identique bien entendu. Nous étions en 1965, c’est sa seule excuse.

Une blague court chez les musiciens d’orchestre, depuis quand ? Quelle différence entre un chef et un préservatif ? Aucune. C’est meilleur sans, avec c’est plus sûr. J’ai vu des chefs pour de vrai, quand ils sont charismatiques tout passe, du plus ennuyeux (Symphonie n°3 avec orgue de Saint-Saëns) au plus sublime et difficile surtout, comme ce Sacre du Printemps dans lequel Sawallisch dit-on préféra s’arrêter en plein concert parce qu’il s’estimait perdu. Boulez le puriste et chef impeccable considérait ce Sacre comme la pierre de touche, la Danse sacrale en particulier que lui-même n’abordait qu’avec crainte parce qu’une fois il s’était retrouvé avec un temps de retard. Et pour en rester à la technique pure il faut regarder sur Youtube les Masterclasses comme on dit du vieux Boulez avec de jeunes chefs qu’il couvre de bienveillance (autant de femmes que d’hommes) mais qui dépassent rarement les deux premières mesures dans Bartok par exemple. Car c’est tout de suite que le bât blesse ou non. Oui votre battue est impeccable mais ne la soulignez pas autant, les musiciens savent compter vous savez ? Ou pour le début du Mandarin merveilleux : la levée est parfaite, pourquoi ensuite vous jeter sur eux, votre corps doit rester invisible vous verrez c’est tellement mieux. Je repense à une leçon de Vadim Repin l’immense violoniste disant à son élève dans le redoutable concerto n°1 de Chostakovitch, Mais non, pas crispé, tranquille, comme à la maison…

Parfois c’est vrai on peut se passer du chef, d’ailleurs voici qu’il s’éclipse ou passe le relais à un autre, ou bien c’est comme Bernstein dirigeant le Finale de la Symphonie 88 de Haydn bras croisés, juste avec les sourcils (allez-y voir si ce n’est déjà fait). D’innombrables théories circulent depuis un siècle sur la main droite ceci, la main gauche cela, la posture, le regard, le charisme inexplicable… En 1970 je crois jeune foie jaune comme on dit dans Lucky Luke je m’étais trouvé à parler avec un professeur chenu d’esthétique à la fac de Montpellier, un certain André Lacassagne, voici que je me risque sur Louis Auriacombe chef et fondateur de l’Orchestre de chambre de Toulouse, qu’en pensait-il ? Réponse du maître : « Y a pas d’ main gauche ! » Oui un chef a besoin du charisme qui mène un ensemble qui plus est avec choeur de 120 personnes de l’embryon à l’oeuvre acceptable, immense, enthousiasmante. Peu importe par quels moyens, seul le résultat compte. La gestuelle de Furtwängler était indéchiffrable, celle de Toscanini surexcitée, celle du dernier Karajan devenue inutile à force d’extase (Pablo Pavon le mimait drôlement), quand d’autres furent jusqu’au bout de grands seigneurs de la battue (Boulez, Haitink) et/ou de la main gauche (Bernstein, Rattle, Tugan Sokiev que j’adore). Mais un grand chef est d’abord (comme un bon enseignant) celui qui emporte aussitôt l’adhésion (aussitôt, car il dispose généralement de quelques heures) : il doit imposer en douceur sa vision à un orchestre a priori défiant, à un choeur préparé par un autre chef et qui doit intégrer en trois jours des modifications parfois majeures, emporter l’adhésion affective de tout le monde sans quoi rien ne se fera…Laurent Goossaert fut récemment de ceux-là, bravo et qu’il en soit loué. Comme certains grands il aime les répétitions, les prolongerait volontiers indéfiniment (Boulez, Solti, Barenboim) quand d’autres n’en ont que faire puisque seul comptera le concert (Munch, Knappertsbuch, Furtwängler encore qui flottait dans les cintres, mais aussi certains de nos chefs plus proches conscients de la double exigence. Il faut réussir techniquement et que ce soit une merveille musicale. Le « oui mais » n’est pas une option.)

Haitink raconte dans les années 80 avoir vu diriger à Leningrad le légendaire et marmoréen Evgueni Mravinski et que les musiciens vivaient dans la terreur du moindre de ses haussements de sourcils. Mon cher Frédéric Lodéon rappelait une fois que George Szell le jamais content avait réussi dans une répétition du concerto pour piano n°2 de Brahms à faire pleurer le grand Rudolf Serkin au demeurant son ami…A l’inverse notre Michel Plasson (je dis notre, parce que Toulouse) racontait que lors de ses débuts comme chef invité au Philharmonique de Berlin (excusez du peu) dans la n°6 « Pastorale » de Beethoven il s’était retrouvé simple spectateur, l’orchestre jouant la version Karajan de l’oeuvre sans se soucier du blanc-bec… (J’ai longtemps eu un préjugé défavorable à l’égard de cet orchestre qui pendant des décennies refusa « démocratiquement » la présence d’une seule femme dans ses rangs. Ce n’est que depuis Rattle et une présence féminine significative que j’ai renoué avec cette phalange exceptionnelle – même si l’on peut préférer le Capitole de Toulouse et Tugan Sokiev !). Laurent Goossaert aime à dire que la partition n’est rien de plus qu’un code-barre, sauf qu’une fois scanné le produit n’est toujours pas consommable. Vient alors (c’est moi qui brode) le rôle irremplaçable du chef étoilé et de son équipe en cuisine, des MOF dans toutes les catégories. C’est alors qu’on a, presque invisible, Simon Rattle dirigeant sans partition (!) le Sacre devant « son » Philar de Berlin ; ou s’abstenant de diriger le hautbois solo du LSO (venu du Capitole…) dans l’Adagio du concerto pour violon de Brahms. Il paraît que c’est de tradition, comme pour les bois au début du Sacre. Alors après, la gauche, la droite… Pour cause de handicap Otto Klemperer dirigeait assis, et c’était jupitérien (La Messe en si de Bach !). Furtwängler, le seul peut-être à avoir complètement compris la 3ème symphonie de Brahms et ses redoutables mesures à 6/4 (et ça s’entend : Philar de Berlin, 18 décembre 1949 – comme disait mon boucher, vous m’en direz des nouvelles) alors que de l’aveu général sa battue était pour lui-même, mais pour lui les musiciens se seraient jetés dans le feu, ou dans la mer Rouge en étant certains qu’elle allait s’ouvrir. Bien sûr ces chefs-là on n’en verra plus, et je pense très fort à Gustav Mahler lui-même, à ce que Nietzsche disait de von Bülow…Mais j’y reviendrai, cet article est déjà trop long.

(Cet article est dédié, avec admiration pour les deux, e con tenerezza pour le premier, aux chefs Daniel BARGIER et Laurent GOOSSAERT)

Alain PRAUD

Un commentaire sur “En cueillant des simples : Bribes musicales, 2 ( Un chef, à quoi ça sert ?)

  1. et le dos d’un homme qui tire, je crois, il paraît le faire, les prestiges de leur invisibilité.
    ….
    Une présence de chef d’orchestre détaille et contient la chimère, en la limite de son geste, qui va redescendre.

    Plaisir sacré S. Mallarmé

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