Eh bien, nous y sommes. Tout ce que je prophétisais sombrement et à mon corps défendant (mars 2013, février 2014) est en train de se réaliser sous nos yeux, et peut-être plus sombrement encore. Car la Syrie en tant que nation est désormais en état de mort clinique. La question : comment en est-on arrivé là ? étant donc désormais vaine, il n’en reste plus qu’une, mais qui nous concerne tous au premier chef : que faire de ce chaos ?
Depuis 2014 de nouveaux acteurs sont intervenus dans cette pièce improvisée, et avec quelle force : le prétendu Etat islamique (acronyme Daech) né sur les décombres de l’Irak sunnite avec le soutien financier du salafisme arabo-golfique, ce que plus personne ne prend la peine de nier ; la résistance inattendue et héroïque des milices kurdes d’Irak et de Syrie, seule armée au sol (et mixte) à avoir fait reculer (Kobané) Daech ; l’implication affichée de la Turquie, mais avec cette composante des plus ambiguës qu’on ne sait toujours pas bien qui elle combat, Daech ou surtout les Kurdes ? Ceux du PKK en Turquie ou leurs bases arrières en Irak, qui sont aussi les bases du combat anti-Daech ? Enfin le timide Obama a obtenu des Turcs la réouverture de sa base d’Incirlik pour bombarder plus à l’aise les positions de Daech en Syrie – avec une efficacité asymptotique de zéro, on le sait, ce qui n’empêche pas la France de se positionner sur la même ligne stratégique depuis 48 heures. Quand chacun sait ou devrait savoir que Daech est à peu près imperméable aux frappes aériennes, fondu qu’il est désormais dans une population terrorisée / attentiste / complice / acquise à sa cause. Selon la délicate expression militaire française, il faudra aller les chercher à la fourchette à escargots, ce qui est déjà le cas au Mali – mais ici, à une tout autre échelle. Enfin, last but not least, voici que notre ami Poutine s’inquiète pour son protégé Bachar, et commence à instiller, infiltrer, comment dire ? enfin comme en Ukraine et avec les dénis d’usage, des volontaires, ou conseillers, d’autres disent « experts »… Naturellement Poutine nie en bloc, malheureusement les gamins font des selfies où ils bombent le torse devant des drapeaux syriens. Manip de la CIA ? Oui, vas-y.
Nul ne sait à ce stade – mais certains doivent un peu savoir quand même – ce que de tout ça pense l’Iran, et qui décide vraiment en Iran, deuxième couche de questions. Ce n’est pas anodin : l’Iran est une puissance régionale majeure, au bord de l’arme nucléaire quand il veut (Obama est en train de se faire rouler dans la farine par une culture qui a 2500 ans d’avance sur lui en matière de double et triple langage), et qui entend bien se faire entendre sur cette question essentielle pour lui, bien davantage que la Palestine dont on nous rebat les oreilles, même le Hamas n’y croit plus, les Palestiniens sont seuls au monde.
L’Iran ne veut qu’une chose : qu’on le reconnaisse comme une puissance incontournable dans la région, et que toute approche passe par lui. Grâce à Obama qui en a fait un axe majeur de son second mandat, au détriment justement de la Syrie, l’Iran est en passe de réussir son pari. Où sont là-dedans les femmes et les enfants syriens qui se noient en Méditerranée ? Nulle part, bien entendu. Seulement sur nos étranges lucarnes où ces images en boucle nous hystérisent pendant que les vrais décideurs se resservent une louche de caviar Petrossian. Je l’ai dit, la Syrie n’existe plus.
Sauf que voilà : puisqu’elle n’existe plus ses millions d’habitants sont partis, la plupart dans les pays voisins, Liban, Jordanie, qui croulent sous le nombre et les contraintes financières, communautaires, religieuses, quand nous nous préoccupons à Belfort et Roanne du quota de chrétiens que nous sommes capables de tolérer quoique arabes, 200 ? 500 ? Pour forcer les cerveaux rétifs parfois il faut des chiffres, des nombres, alors voilà : nous venons d’accepter du bout des lèvres 24 000 réfugiés sur deux ans quand on sait que c’est une misère, pitoyable à rougir. On nous dit (le FN, et toute la droite cul et chemise) que comparaison n’est pas raison avec 1939 et les réfugiés espagnols fuyant le franquisme. Certes oui et heureusement : car en 1939 la France fut en dessous de tout, filtrant, parquant, avec les mêmes arguties que le FN, parmi ces réfugiés combien de communistes infiltrés, d’anarchistes ? Veut-on ressembler aujourd’hui, Roanne et Belfort, à la glorieuse Slovaquie qui pète de trouille au milieu de nulle part ? La fille Le Pen et sa nièce, qui jusque là ne m’inspiraient que dédain, désormais me soulèvent le coeur. Mon cerveau peut pardonner, mon estomac jamais. Alors c’est la guerre, et par tous les moyens.
Partout on parle de « migrants ». Non, ces frères humains ne migrent pas comme les brebis vers l’alpage saisonnier: ils fuient. Ils pensaient ne pas devoir fuir mais en désespoir de cause ils ont tout laissé, leur culture, leur langue, leurs racines, la tombe de leurs parents, et ils sont partis au péril de leur vie, simplement parce que ce n’était plus possible. S’ils avaient entrevu la moindre possibilité de rester, comme vous et moi ils l’auraient saisie. Ils ont fui un Etat qui non seulement s’était montré incapable de les protéger mais leur jetait des barils d’explosifs sur la tête, quand ce n’était pas des gaz de combat ; ils ont fui une protection onusienne qu’ils pouvaient attendre cent ans encore ; ils ont fui une armée présentée comme invincible et qui recule devant toute autre, une armée qui ne sait combattre que des civils sans défense. Ils ont fui une violence innommable, et dans toutes les langues on les appelle réfugiés politiques. Comme les juifs allemands des années 30, les Espagnols de 39, les pieds-noirs des années 60, les boat-people des années 70, et puis quoi encore, la France en est-elle morte ? Sombrera-t-elle sous la masse insupportable de quelques milliers de Syriens (et même dizaines, centaines de milliers), beaucoup éduqués et diplômés vu leur anglais, avides seulement de vivre en paix et non de nos fabuleuses protections sociales dont ils ignoraient tout avant que vous ne les leur brailliez aux oreilles ?
Mais toute cette question se mord la queue, puisque s’il y a des réfugiés c’est à cause de Daech, et de Bachar bien plus meurtrier encore. Si Hollande avait un seul mérite sur ce dossier, ce serait d’avoir voulu frapper Bachar au moment précis où il le fallait, et où il a été laissé seul au milieu du gué par un Obama qui s’était découvert d’autres priorités (iraniennes, voir ci-dessus). La fenêtre de tir s’est refermée, et tout le monde tue, bravo. Puisque Poutine et ses vrais-faux volontaires-experts semble s’être embringué dans une aventure aussi mal ficelée que celle des Soviets en Afghanistan, on pourrait le laisser s’en dépêtrer, sauf que plusieurs frappeurs sans coordination contre plusieurs ennemis/faux amis/alliés de circonstance entremêlés égalent un authentique piège à cons. La bavure est inévitable.
Et puis il y a nous, Européens, Français, chez nous. Car le chaos pousse jusqu’ici ses métastases, il a des effets pernicieux sur nos Etats de droit, puisque si vraiment c’est la guerre on ne la fait pas impunément. Déjà nous nous sommes habitués et depuis des années à ces patrouilles dans les gares, les aéroports, les lieux publics en général, devant les écoles, que sais-je, tout en sachant que ce plan Vigipirate à un million d’euros par jour n’a jusqu’ici empêché aucun attentat, et n’en empêchera aucun puisque les impressionnants fusils Famas ne sont pas approvisionnés. Plus grave, comme souligné hier encore dans LeMonde : ce déploiement théâtral nous accoutume à la confusion entre guerre et paix, pour le plus grand profit des semeurs de trouble (extrême-droite, jihadistes rampants) qui ont intérêt à entretenir la confusion. Alors on s’habitue comme en 1940 le couvre-feu, les abris, bientôt on changera de trottoir en apercevant un Arabe qui n’était peut-être qu’auvergnat et depuis les Arvernes. Comment réagirions-nous si un pouvoir démocratiquement élu décidait de marquer les musulmans d’un croissant cousu sur la poitrine ? Question oiseuse pour l’instant, mais après quelques massacres dans des trains, des églises, d’autres lieux publics ? N’oublions pas que les jihadistes sont d’abord des nihilistes : ce monde impur n’existe pas à leurs yeux, alors après eux le néant : le « califat » de Daech n’est qu’une étape transitoire avant la mort de tout. L’islam ne dit pas cela, ni le Coran ? Sans doute, mais le salafisme oui, et ses variantes takfiristes etc, gangrenées comme Boko Haram par les exactions du droit commun le plus bestial. Il n’y a pas de terrain d’entente avec ces gens, pas une seconde, ce pourquoi la vraie guerre contre Daech sera une guerre sans prisonniers. Cela aussi est un sacré coup de canif dans notre contrat républicain. Mais c’est ainsi que les choses vont aller leur destin de choses. Enfants qui naissez en ce moment, bienvenue dans le troisième millénaire.
Alain PRAUD
Plus je lis d’articles et écoute d’émissions sur la question, plus je suis pessimiste, à l’image d’ailleurs de la plupart des observateurs et commentateurs…
Reste, épidermique, la colère devant les tergiversations des « grandes puissances » devant la barbarie de Daech.
Et surtout la compassion qui étreint forcément le coeur devant ces familles entières fuyant ce qui fut leur pays et leur vie et qui est devenu un enfer…
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Tu as raison Lod, et je ne veux pas rester sur un constat à ce point négatif, mais comment faire ? On sait que la seule solution, comme pour les grandes crises, est une conférence internationale, qui serait un rayon d’espoir.
Oui mais avec qui ? Bachir l’autiste qui assimile la Syrie à sa fratrie alaouite ? Poutine qui n’hésitera pas, pour garder un pied palmé en Méditerranée, à s’empapaouter lui-même dans un nouvel Afghanistan ?
S’il n’y a plus personne de bonne volonté, alors disons le franchement (et assumons-en les conséquences) : la Syrie n’existe plus, et plus personne ne peut parler en son nom.
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