Boulez, Glen Gould, et moi

Il advient que je me rêve en musique. C’était déjà arrivé avant, mais j’ai oublié, j’ai laissé s’effacer ces fantasmes hors d’âge comme le cognac du même nom. Mes lecteurs savent quelle place la musique, la vraie, tient dans ma vie (ce qui inclut les Rolling Stones, sujet d’un article à venir) ; mais je ne me rappelle pas avoir ici narré un rêve musical.

Les rêves sont choses mouvantes, plus encore que les souvenirs, alors les souvenirs de rêves…Celui-ci date du 27 juin, il fallait aller vite, j’ai presque trop tardé. Et pourtant je vais encore un peu différer ce récit – ou ce qui en tient lieu, flashes et lambeaux comme presque toujours. Ce qui m’a décidé c’est la lecture sur la Toile d’une longue interview de Glen Gould dans le numéro 167 du célèbre magazine « Rolling Stone » (15 août 1974), où justement il raconte un rêve un peu semblable, un peu seulement. L’énergumène (j’adore ce mot qui signifie « animé par un dieu ») y répond à une question que personne n’oserait aujourd’hui, je vous en fiche mon billet : « Vous est-il arrivé de vivre en rêve cette situation embarrassante, on est nu sur scène et/ou on ignore ce qu’on doit jouer, ou on a oublié, etc ? ») Il faut se figurer la même question posée à Roger Muraro ou à Hélène Grimaud…Gould ne bronche pas, lui aussi est en 1974 : Nu non, mais vous savez il y a bien pis…Je suis là après un concert et un grand bonhomme genre Rolf Liebermann m’aborde bras ouverts, « Vous êtes l’homme de la situation! » Il montait je ne sais plus quel Bellini avec Mme Callas et un baryton qui venait de déclarer forfait. « Mais je ne suis pas chanteur ! – N’importe, vous apprendrez vite, ce n’est pas difficile pour vous. » Sans avoir travaillé ou à peine je m’exécute, figurez-moi chantant avec Callas, tout se passe au mieux et soudain, alors que ce que nous chantions supposait évidemment une résolution en Mi majeur…l’orchestre s’embarque en Sol ! Comment était-ce possible ? Naturellement je me suis réveillé. »

J’ai toujours adoré Gould, seul humanoïde à ma connaissance capable de dire froidement que dans telle de ses Suites anglaises le grand J-S.Bach a fait une faute de contrepoint (qu’il corrige en direct)…Et sa façon de jouer quasi assis par terre, le nez dans les touches, avec des mitaines en plus…Mais avez-vous entendu ses Variations Goldberg ? (attention : il y a plusieurs versions)…Bon, il s’est laissé dépérir dans son studio souterrain où il cherchait le son parfait, il a seulement oublié de se nourrir…On ne saura jamais, tant ce type était, euh, trop. « So you want to write a fugue ? », c’est de lui. A écouter en sirotant un pastis. Avec des glaçons, et des olives farcies aux anchois. Enfin, vous faites comme vous voulez.

Mon rêve forcément est bien plus plouc. Mais du coup bien plus étrange, puisque nul canton de mon cerveau n’est préparé à une rencontre avec de grands musiciens, je les regarde de si bas. Mais en rêve on se transcende, alors voici. Je me dirige, vers où je ne sais, bien plus jeune en tout cas, presque adolescent encore mais avec une grande sérénité, en tout cas je suis dans une immense limousine noire, je suis vêtu comme les djeunns des années 60, un mélange de débraillé et de sophistication inutile (les chaussettes multicolores, le pull jacquard sur une chemise à fleurs, les bottines en faux kangourou, l’ongle de l’auriculaire droit qu’on a laissé pousser, comme un mandarin). Je sais où je vais : diriger, en compétition avec d’autres, une oeuvre inédite de Pierre Boulez. Le challenge est tel : nous n’avons jamais vu la partition d’orchestre, ce sera au dernier moment. Je n’ai pas l’air de m’en inquiéter, après tout Boulez est avec moi dans la limousine, en smoking impeccable lui, mais il ressemble à une figure de cire comme au musée Grévin, et même le voilà qui rapetisse, bientôt plus qu’une figurine, une idole minuscule…Et puis je suis amené comme d’autres à ouvrir une chemise de carton bleu, ce que je déchiffre aussitôt m’est tellement familier, une seule ligne en clé de sol, et ça ressemble à du Bruckner…

Dans la séquence suivante (de celles que j’ai conservées) je suis accoudé avec d’autres à une balustrade près d’un lac. Nous parlons de Boulez sans doute, mais ce n’est plus si évident. Des émissaires discrets nous cherchent, nous les ados, ils sont pleins de promesses que nous écartons. Au bout de la balustrade un camarade se rejette en arrière pour rire avec moi, je reconnais P. que j’ai quitté à l’ENS de Saint-Cloud vers 1973 et jamais revu. Lui aussi a vingt ans. Boulez est bien loin.

Alain PRAUD

2 commentaires sur “Boulez, Glen Gould, et moi

  1. A propos de ce rêve étrange tu évoques Glen Gould dont je n’ai, des variations Goldberg, que la version qu’il acheva d’enregistrer pour CBS le 27 mai 1981. Celle de 1955 reste à découvrir pour moi mais elle est chez tous les bons disquaires… qui n’existent plus hors la FNAC…
    En revanche j’ai ses deux versions du clavier bien tempéré (63/64/65 et 68/70/71). On dit qu’il estimait que le son digital, technologie du début des années 80, lui offrait alors des possibilités de faire entendre d’autres subtilités et d’élargir le champ de ses propres interprétations. D’où ses réenregistrements. Mais il y a peut-être d’autres raisons que j’ignore, dont un terrible perfectionnisme. En tout cas, considérant l’écoute des deux versions du « clavier », l’approche de l’œuvre est à chaque fois nouvelle et « décoiffante ». Il nous aurait fait le coup avec Schoenberg ou tout autre compositeur auquel il s’était attaqué par le passé, c’eut été pareil ! Hors norme le Monsieur et tant mieux pour nous.
    Bon, revenons à ce rêve où Boulez s’invite. Tous les rêves sont bien plus que ça, nous le savons et l’origine profonde de celui-ci peut être classiquement une lecture récente ou une audition marquante la veille de cet emportement involontaire de l’esprit.
    Peut-être aussi quelque chose de plus profond, de plus intime : une envie de composer au-delà de tout ce qui se faisait alors (les années soixante période où tout était possible), tant ta maîtrise et ton calme à la lecture de la partition, suspectement simple à tes yeux, étaient tels que tu te découvrais une aisance à rivaliser avec le maître ? Peu importe, avoir côtoyé Boulez est déjà un beau moment. D’ailleurs « pour de vrai » c’est encore théoriquement possible !
    En tout cas c’est un bien rare et précieux ce beau mélange d’audace, d’insouciance et de désinvolture que la jeunesse nous a donnés et qui resurgit inopinément, nous tirant par la manche pour nous rappeler « hier bien sûr, et pourquoi pas maintenant encore ? « .

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  2. Oui, c’est curieux n’est-ce pas, dans mes rêves je suis toujours bien plus jeune qu’au naturel…Mais là c’est le pompon, comme d’ailleurs dans bien d’autres rêves (rarement racontables) ; plus curieux, moi qui fus toujours un individualiste forcené, je me rêve souvent en meneur, chef de bande, au moins coordinateur, entouré d’une multitude qui attend mon avis éclairé – mais en général au sein d’un bordel pas possible. Je dois être inconsciemment une sorte de Che Guevara, celui qui sème le chaos mais n’a pas la clef pour nous en extirper. Heureusement que je n’ai aucune espèce de responsabilité collective !
    Quant à Boulez, ce fut longtemps une de mes boussoles dans le champ musical contemporain, grâce notamment à mon ex condisciple Jean-Pierre Derrien (ou à cause de lui). Ce rêve montre que j’ai tué le père, devenu insignifiant, réduit à Bruckner, quand lui-même traite Chostakovitch de post-mahlérien…Peut-être y a-t-il une seconde vie où je serai enfin chef d’orchestre et compositeur, ce qui était mon ambition d’adolescent ? Mais au fond pourquoi faire si l’on n’est pas (au moins) Boulez ?

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