Je ne sais plus pourquoi j’ai voulu voir les Indes. Peut-être parce qu’un ami en revenait, en parlait avec éloquence. A Bénarès il avait manqué se faire lyncher parce qu’il prenait des photos des crémations. Au lieu de me dissuader, cette anecdote avait attisé mon désir sans doute, moi si peu aventurier ; et puis j’étais dans un certain désordre amoureux. Enfin je me décidai, entraînant avec moi deux amis proches, dont les motivations n’étaient pas plus claires que les miennes. Il nous semblait à juste titre que si nous ne le faisions pas maintenant, au début de la trentaine, nous ne le ferions jamais.
Alors nous l’avons fait. Avec l’accord des autres (appelons-les J. et A.) j’ai préparé en lisant force guides un itinéraire sur l’Inde du nord, le Népal, le Kashmir (toute l’Inde en 5 semaines, impossible, et même idiot). Le Népal me semblait indispensable, le Kashmir me fascinait pour des raisons disons écolo-poétiques. A et moi avions un billet Nouvelles Frontières et un vol PanAm Francfort-New Delhi. Nous étions en juillet 1979, l’Iran venait de basculer dans l’intégrisme ch’ite de Khomeiny et consorts, à l’escale de Teheran nous avons été parqués en bout de piste avec interdiction de sortir, tandis que des barbus aux yeux de braise où ne vibrait que de la haine venaient en hâte changer notre linge. Mais la vision de Teheran avant l’atterrissage était merveilleuse, toutes ces terrasses en camaïeu bleu pâle, vert d’eau, turquoise, le long d’immenses axes (certains font jusqu’à 20 km, comme à Buenos Aires). Il nous tardait quand même de redécoller, et quelques heures plus tard c’était New-Delhi en juillet, une telle chaleur que j’ai cru que c’était celle des réacteurs mais non. Mousson sèche cette année-là, fraîcheur relative, 37°C jour et nuit, on ne sent plus vraiment la différence entre son corps et l’air extérieur d’autant que le taux d’humidité excède 90%.
Arrivé 24h plus tôt je ne sais plus pourquoi, J. nous attendait avec une certaine anxiété. D’emblée il a fallu se battre pour prendre le bon rickshaw (taxi tricycle à moteur, avec deux conducteurs, l’un épongeant l’autre ; code de la route aboli, ni gauche ni droite, avertisseur bloqué, et vogue la galère…Cette façon d’affronter le réel m’a séduit en quelques minutes). Vingt km au bas mot nous étions à notre hôtel paisible qu’avait trouvé J. dans le quartier des ambassades, près de celle de Cuba. Dès le lendemain exploration de la capitale, gastronomie comprise dans un entresol glauque près de Connaught Circus, le coeur même, britannique bien sûr. Paysans du Danube ne comprenant rien à la carte, nous commandons des Kebab. C’est devenu banal partout en France, mais ces kebab-là étaient tellement épicés que nous avons bien cru prendre l’avion du lendemain. Par la suite nous avons mangé plus épicé encore (le restau de routiers sur la route du Kashmir !) mais sur le moment ça fait drôle. Sortant sur Connaught, vaste ellipse à arcades, incontinent sommes abordés par un quidam en scooter qui nous dit tout à trac : « Haschich sir ? » puis d’un seul trait : « Opium cocaïne morphine héroïne ? » et constatant notre inertie, comme à regret : « Young girls ? » ce qui devait inclure sa petite soeur de dix ans. Une patrouille de police était à portée de voix et n’a pas bronché. C’est sûr qu’en voyageant on apprend beaucoup et vite.
Le lendemain pour économiser nous voilà pensionnaires de la « Skyway Guesthouse », villa d’une espèce de Trimalcion (« Call me Bob ! » disait-il en tapant sur sa bedaine) qui louait à prix d’or toutes les pièces de sa maison, et réservait aux aventuriers comme nous sa terrasse juste bâchée sous les étoiles, où il dormait aussi… »You can smoke, everything, you can do it… » Derrière son rideau le bougre se rinçait l’oeil à l’occasion. Au réveil nos camarades de fortune songeaient surtout à garnir leur shilom, pipe bourrée d’herbes aromatiques. Shootés dès l’aube, c’était pas vraiment notre programme. Call me Bob, on a foncé à la gare pour l’étape suivante, mais là attention : ceux que Rimbaud appelle « Les Assis » ne sont qu’un pâle reflet d’un guichetier indien, lequel attend que la file d’attente excède le kilomètre avant de se manifester. Après quoi, sans informatique ni rien de semblable, il vous donnait le numéro du wagon. Alors on partait sans illusions, débarquant à Old Delhi Station qui résume l’Inde profonde : familles campant sur les quais, dormant quasiment sur les rails, par milliers…Je ne sais par quelle intuition nous traversons les voies, prenant le train à contre-sens…Aussitôt un agent nous interpelle : « Mister P.? » et nous enferme dans le wagon spécial que nous avions réservé (ACC, pour Air Conditioned Class : il n’y en avait qu’un seul dans ce train, le Delhi-Ahmedabad Mail je crois) où il dormira dans le couloir… Non que nous eussions des goûts de luxe (nous étions tous les trois communistes, ce qui n’empêche pas d’aimer son confort me direz-vous), mais la chaleur nous accablait, nous n’étions pas encore acclimatés, et puis c’était moins cher qu’un billet de Seconde chez nous. Dans ce wagon il y avait une douche, et seulement une autre couchette occupée par un Indien parfaitement méprisant à notre égard, et complètement silencieux. C’est là que nous avons commencé à comprendre qu’un Européen est un hors-caste, autrement dit rien du tout. Etre Tintin, ça s’apprend.
N’importe, au moins notre wagon (pour quatre personnes) avait un gardien spécial et d’énormes barreaux aux fenêtres, inutiles du reste puisqu’il était climatisé, mais c’était sans doute pour nous prémunir contre une attaque de brigands en rase campagne. Après 240 km et quantité d’arrêts inexplicables, environ 8h plus tard nous sommes à Jaipur, et aussitôt dans la gare des gamins de huit ans se jettent sur nous pour quelques roupies, aussitôt chassés par la police à grands coups de lathi dans les jambes (lathi : bambous d’environ deux mètres, cerclés de laiton aux deux bouts). Welcome Rajasthan ! Ce que nous avions cru l’héritage global du Mahatma Gandhi (dont nous avions visité le mausolée, chemise tachée de sang, charmeurs de serpents qui nous frôlaient) était en train de s’effriter grave.
Alain PRAUD
( à suivre)