Juste comme Rosetta faisait florès, un Normand soi-disant jihadiste faisait le buzz. Je reviendrai plus tard, d’un point de vue philosophique, sur ces égarés. Mais convenez que le choix immédiat était facile.
Car il s’agit de l’humanité comme concept ascendant, même quasi irrationnel puisqu’elle vient (toi et moi venons) de chevaucher une comète, ce que même Cyrano n’avait pas anticipé. Nous avons pris notre élan il y a des années, parcouru presque 7 milliards de km (même si les km en astrophysique ne font ciller personne : on parle d’années-lumière, ou mieux de parsecs) ; rebondi sur plusieurs orbites planétaires, et voilà : la rencontre fortuite surréaliste de la table de dissection et du parapluie est enfoncée. Plus improbable dans l’univers proche que cette poussière, Rosetta, avec une tête d’épingle (la comète Churyumov-Gerasimenko, même pas elle choisie d’abord) jetée vers le soleil à des dizaines de milliers de km/h (là encore c’est pour faire image), oui Rosetta était une de ces expériences suicidaires que la science oublie aussitôt pour aller de l’avant.
Eh bien cette fois non, et notre maîtrise de l’univers proche, très proche oui, a fait en 2014 un bond en avant phénoménal. Comme chantait Michel Simon : « Elle est épatante cette petite femme-là / C’est phénoménal la grâce qu’elle a… » Oui, Rosetta est phénoménale, et sa grâce jusqu’ici tellement épatante qu’elle aurait pu demeurer inaperçue. Que s’est-il donc passé pour qu’on ne parle que de cela dans le Landerneau des médias (calmons-nous : 48 heures et on est passé à autre chose, grâce à Dieu et aux jihadistes, puis aux dissidences intra-UMP, puis aux venins d’une ex-concubine…). Tirer des plans sur la comète, ça signifie former des souhaits irréalisables. Eh bien pour une fois ce n’est pas vrai, on a tiré des plans et on en a extrait de l’action, efficace au mètre près ou peu s’en faut. Rosetta n’est pas qu’une réussite technique ; elle est la preuve, pour le bon peuple des happy taxpayers, qu’avec relativement peu d’argent on peut faire rêver l’humanité entière, comme aux temps de L’ Odyssée et de la Chanson de Roland. Depuis si longtemps que la science, la vraie (ici, les technologies développées dans le sillage de l’astrophysique) était confinée dans l’angle mort de notre monde paniconique, pour une fois ne boudons pas notre plaisir.
Dans la langue de Pythagore et d’Archimède, komêtês signifie « chevelu » et c’est bien ce que les Anciens voyaient à l’oeil nu, parfois, même si en science moderne vulgarisée on parle de « queues » (au pluriel car il y en a au moins deux, parfois visibles ensemble) – ce qui est tout de même moins poétique. Cette chevelure ne devient visible, aux instruments le plus souvent, que lorsque cet objet minuscule est assez près du Soleil pour que sa surface glacée se sublime en une traînée poudreuse qui peut atteindre plusieurs dizaines de millions de km de longueur. Chez les comètes périodiques, comme chaque passage leur soustrait un peu de substance, il arrive que certaines finissent disloquées ou vaporisées. Mais beaucoup sont de simples curieuses qui ne font qu’une brève incursion, et, déçues, retournent à leur bulle originelle, qui enveloppe de loin le système solaire et compterait dit-on des millions de milliards d’individus – ce qui n’est au fond que l’ordre de grandeur d’une population d’insectes. Rosetta va éclairer notre lanterne, mais on les soupçonne, spermatozoïdes jetés au hasard, d’avoir fécondé la Terre en lui apportant l’eau et les premières briques de la Vie ; hypothèses, mais tellement séduisantes. Nous sommes tous poussière d’étoiles, selon la belle formule d’Hubert Reeves : alors pourquoi pas aussi semence de comètes ?
Je me souviens de la comète de Halley, une bonne cliente puisqu’elle revient tous les 76 ans à quelque chose près, intempéries, grève des pilotes…Sa dernière visite date de février 1986, année mémorable qui allait voir naître mon fils. Et exploser la centrale de Tchernobyl. Mon fils la verra, j’espère, comme je l’ai vue, en 2061-62. Moi non, grâce à Dieu. Mais j’ai écrit à l’époque un poème sur la comète, dont j’ai oublié le titre (le texte est enfoui dans mes archives). J’animais à la radio locale une émission de poésie au sens large, incluant le blues râpeux des gens de la rue, Vladimir Vissotski, les mélopées cheyennes, etc. J’y ai lu mon poème avec en fond sonore une production de l’avant-garde minimaliste américaine dans laquelle une voix disait en boucle « She was a visitor ». Bon, c’était fun.
Je me souviens de Hale-Bopp, sans doute la plus belle comète du XXe siècle et de beaucoup d’autres, qu’en 1996-97 on put admirer, observer, photographier pendant des mois et des mois (jusqu’à 18 pour les privilégiés), avec sa double chevelure, blanche de neiges et bleue de plasma, une merveille curieusement immobile à nos yeux alors qu’elle filait à sa vitesse de croisière de 18km/seconde. Vue de chez moi elle se tenait fidèle au-dessus de la montagne et du village de Cazaril. Un beau soir elle n’était plus là. Je la regrettai quelque temps comme on regrette une jolie voisine qui a déménagé sans crier gare.
Je me souviens aussi de Shoemaker-Levy 9, le plus beau feu d’artifice interplanétaire qu’il fut donné de voir à ceux qui disposaient d’optiques suffisantes en mai 1994. Ces privilégiés ont assisté en direct à la dislocation en plusieurs dizaines de fragments d’une imprudente qui avait osé frôler Jupiter ; fragments qui ne tardèrent pas à se fracasser sur la surface de la géante – certes gazeuse mais diablement dense, car ce fut spectaculaire, même d’une violence inouïe pour le système solaire…Ne dit-on pas qu’un de ces impacts libéra une énergie équivalente à celle de 100 fois l’arsenal nucléaire global de notre infortunée planète ? Jupiter se porte toujours sur ses deux jambes, merci pour lui.
Il va sans dire que le choc frontal avec un de ces noyaux (Hubert Reeves rappelle qu’il s’agit quand même du gabarit du Mont-Blanc), ou même d’un fragment, aurait pour nous des conséquences apocalyptiques. Heureusement nos civilisations intelligentes – au sens de numériques – auront anticipé l’événement avec des siècles d’avance. Enfin c’est ce qu’ils disent. Quant à dévier le bolide, une pichenette suffit, disent-ils encore. Dormez braves gens, et continuez à rêver comme moi de Rosetta la belle, maîtresse idéale de Guillaume Apollinaire…
Alain PRAUD
(On pourra lire aussi Inactuelles 32 : « La fin du monde aura bien lieu », 09/08/2012)