Lettre à D. sur la musique expérimentale (1945- 2014)

Cher D.,

Je reprends au vol notre conversation de dimanche, d’abord parce qu’elle m’a alarmé – et interpellé comme on dit de nos jours. C’est vrai que dans un récent article j’avais pris la directissime comme disent les alpinistes, et défendu bec et ongles des compositeurs sans doute sectaires et peut-être sans postérité, Stockhausen, Xenakis, Boulez. Il faut que je m’examine en effet, et mes aventures de jeunesse, qui peut-être déteignent sur mon âge mûr voire rassis. La vérité m’oblige à dire que je n’écoute plus Xenakis depuis longtemps, non plus que le Boulez des années 50-60, ni bien d’autres de ces années-là. Je suis déjà ailleurs, donc maintenant comme nous tous, et trop chaleureux pour un passé qui en effet manquait singulièrement de chaleur humaine, gorgé en revanche de théories dont la stérilité est depuis avérée.

Tout de suite je vais faire un pas en arrière. Nous ne sommes pas exactement de la même génération, et cet écart bientôt infime, quelques années, induit forcément une expérience différente de l’oreille et de ce qui s’ensuit. A quatorze ans je passais le plus clair de mon temps autour de l’Abbaye aux Dames de Saintes où j’avais servi et chanté la messe de St Pie V, d’abord parce que se trouvait dans les bâtiments conventuels l’Ecole de musique (aujourd’hui Conservatoire) où j’apprenais le violon, et puis parce que ma tante habitait là, avec vue mais s’ennuyait, et même Boulez elle l’aurait supporté pourvu que je lui tienne compagnie deux heures durant. Or à la tévé d’Etat (une seule chaîne, rappelons-le) il y avait encore en ce temps-là le samedi après-midi un peu de musique dite classique, par exemple Yvonne Lefébure jouant le concerto de Schumann – bon, ça ne nous rajeunit pas. Mais c’est là aussi que j’ai vu jouer du Poulenc (que de Gaulle soutenait sans l’aimer, par pur patriotisme) et même la cantate de Darius Milhaud Pacem in terris sur le texte de l’encyclique de Jean XXIII…Du moment que c’était du pape ma tante planait, j’ajoutais tous les commentaires dévots que je pensais efficaces, et elle m’aimait encore davantage.

Ma tante était une enfant trouvée que mon oncle prolétaire avait épousée pour sa beauté et sa douceur, qualités qu’elle garda jusqu’à la fin. On me pardonnera de résumer une vie en une phrase : le coeur y est, et c’est ce qui nous attend, tous. De notre temps il y avait cent musiques, et je n’en retenais déjà que les plus abruptes : derrière Poulenc j’entendais Messiaen, et derrière Messiaen tout ce qu’on voudrait, pourvu que dans ce registre sérieux ça casse la baraque, au moins autant que les Rolling Stones. Car au bistrot je malmenais le flipper avec Satisfaction, standard utilisable si ça se trouve jusqu’à la fin de ce siècle, et au-delà, qui sait ?

Je commence par épouser ton point de vue : que restera-t-il dans deux ou trois siècles de ces impasses ? Je me pose avec toi la question mais qui sommes-nous pour questionner ainsi l’histoire des arts qui avance sans nous (et peut-être « recule » sans nous, horresco referens) ? Pas davantage que toi je ne saurais conjecturer de ce que les oreilles du prochain millénaire sauront louer, et d’abord accepter. Peut-être bien que si nous étions projetés en 2120 nous essaierions en vain de débrancher tout, sous la peau, malgré le jeu de puces quasi moléculaires orientant notre écoute en fonction de ce que nous sommes capables d’entendre… Tout cela fait peur, juste parce que c’est demain, comme Saint-Saëns horrifié par le dernier Debussy. Mais c’est déjà demain.

La question des arts est indissolublement liée à la question des technosciences : jusqu’où pouvons-nous aller dans l’irréalité ? Quels sons pouvons-nous supporter sans danger ? (personne n’a encore répondu clairement à cette question) Et quand donc le plaisir devient-il douleur ? Cette question qui se pose dans quantité d’autres contextes ne surgit jamais en musique, et pourtant…
Quelle est la tolérance à la dissonance, et à quelle dissonance ? Alors qu’on prétend avoir mesuré le gain de productivité des vaches qu’on abreuve de Mozart, on ne sait toujours pas (parce qu’on s’en fout) à partir de quel moment la dissonance devient un argument de rejet…

On le voit, et tu le vois mieux que moi, c’est toute l’orientation esthétique de demain qui est engagée. Bien entendu qu’on en sortira sans avoir apporté un commencement de réponse. Reste qu’on n’a jamais vu dans l’histoire des arts un siècle stérile, ou même un demi-siècle. Il restera donc quelque chose de notre époque. En musique je crois aux femmes, Saariaho, Canat de Chizy, d’autres qui viennent de partout. La question même du son est interrogée, on ne sait plus que micro-intervalles, parcelles de matière sonore, bris de timbres, rythmes dont on ne sait plus rien, au bon plaisir du compositeur.
Il y a trop d’oeuvres à entendre, et trop peu de lieux pour cela. Alors rabattons-nous sur les déjà classiques d’aujourd’hui.
J’aime bien Arvo Pärt, mais plus j’écoute Monteverdi, Tallis, Gesualdo, même Charpentier et le Rameau des Motets, plus je crains que dans un siècle on ne préfère l’original à la copie même luxueuse. Après il y aura sans doute quelques valeurs sûres, Poulenc avec Olivier Greif, Dusapin, Saariaho, le Stockhausen de Licht, Berio quand même et Ligeti, Kurtag, des Chinois qui n’émergent que maintenant, qui seront des centaines, à nos descendants de séparer le bon grain de l’ivraie, et ils sauront le faire, n’ayons aucune crainte…Je ne sais pas si je sais te convaincre, car ton point de vue est à coup sûr celui de 80% des mélomanes et des musiciens professionnels. Du reste je ne prétends pas te convaincre, quelle arrogance ce serait. Ma position est davantage philosophique et concerne le temps, où en sommes-nous vis à vis du temps. Cette question est un fil rouge sur mon blog depuis cinq ans, et le sera encore dans cinq ans s’il plaît à Dieu.

Et d’ici là j’espère avoir d’autres illuminations après celle de Dalbavie. Ce que je crois c’est que rien n’arrête la création, aucune espèce de crainte ou de tabou ne la ralentit, heureusement elle ignore son écho public car aucun des grands que nous connaissons à ce compte n’aurait percé, Beethoven en premier car qui donc allait écouter ses derniers quatuors ? Qui donc était capable de tenir ce choc jusqu’au bout ? Ils étaient quelques-uns sans doute pour notre heur d’aujourd’hui. Alors si nos inquiétudes sont les mêmes, je suis seulement un poil plus optimiste que toi.

En amitié,

A. PRAUD

P.S. Ligeti restera, j’en suis persuadé (par exemple son étonnant Kammerkonzert), mais aussi John Adams…Ces jours-ci (fin octobre), son opéra The Death of Klinghoffer nouvellement monté par le MET suscite une levée de boucliers pour cause d’antisémitisme supposé…L’opéra, qui ne date plus d’hier, s’est joué quand même en dépit de quelques huées. On est aux USA malgré tout, mais le malaise demeure : une oeuvre est antisémite parce qu’elle met en scène la mort d’un citoyen américain juif et handicapé, victime d’un commando palestinien en effet « terroriste » ? L’histoire est vraie, c’est celle de la prise d’otages sur le paquebot Achille-Lauro en 1985. Mais ce que des groupes de pression bien-pensants (politically correct, une plaie) reprochent à l’opéra, n’est-ce pas plutôt de montrer les Palestiniens comme des personnes humaines (choristes, solistes) ?
N’est-ce pas en définitive d’autoriser des chanteurs à chanter comme s’ils étaient palestiniens ? On voit jusqu’où ça plonge, dans l’inconscient. Tous les résidus franquistes haïssent Guernica et le dynamiteraient s’ils pouvaient. Et si Poutine pouvait brûler tous les livres de Chalamov…

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