Sur les réseaux sociaux circule ces jours-ci une intrigante vidéo, froidement britannique, où l’on voit un jeune phoque intrépide disputer à des surfeurs leur planche au point de les empêcher. Le plus étonnant est que cet animal sauvage ne répugne nullement à se laisser toucher, caresser, débarquer, embarquer…si gras qu’il glisse entre les doigts, mais quand même c’est troublant ces noces du sauvage et de l’artifice. Cela me touche davantage en cette période privilégiée, l’hiver austral, où les baleines remontent vers la Réunion et Madagascar pour frayer, mettre bas, jouer avec leurs petits, quasiment sous les yeux des insulaires et des touristes ravis (embouteillages garantis sur la route du littoral). Ce spectacle périodique nous fait un peu oublier le désagrément des requins dévoreurs de braves gens même pas forcément surfeurs. Bien entendu entre phoque et requin il n’y a pas photo comme on dit ; et cependant, à supposer que je me convertisse à la plongée (c’est pas demain la veille), c’est avec les requins que j’aimerais dialoguer comme je fais avec les arbres, les araignées, les vautours fauves : une conversation sans langage, comme c’est reposant, on sent l’énergie de l’autre, on confronte et partage un instant des énergies hétérogènes, c’est très bon.
J’ai déjà parlé de tout cela sans doute, mais ce blog de bientôt cinq ans est devenu un archipel où je me perds moi-même de bon gré, sans hésiter même à raconter plusieurs fois les mêmes histoires – chaque fois différemment, forcément (voir Rousseau au bord de l’aveu, et Leiris qui mange le morceau). Perec suggérait des romans en quelque sorte sériels, les chambres où j’ai dormi, la succession de mes animaux familiers…En tout cas chacun de nous porte en soi une semblable série narrative, mes chats, mes femmes, mes hommes, mes vacances, mes voitures, mes matches – série enfouie le plus souvent et qui ne viendra jamais au jour. Dommage, car la série est une figure très féconde, tant elle en sait dire sur son détenteur supposé (toutes les séries nous échappent dès leur début, dès qu’elles deviennent séries : apparaissent des sous-séries, des séries dérivées…bien vite une vache n’y trouve plus son veau). Plusieurs fois j’ai été au bord d’écrire une série sur mes chats, une bonne douzaine, mais à quoi bon ? Ce sont des compagnons trop humains pour qu’on lise dans leur comportement quoi que ce soit de non-pollué par notre fréquentation. J’ai même en mémoire des exemples (mais il s’agit de races particulièrement « nobles » du point de vue humain, ce qui fausse tout) de chats complètement manipulateurs, capables de simuler un malaise par ressentiment…Ils ne font que nous rendre la monnaie de notre pièce.
De même, un lot de toros de combat d’une insigne faiblesse, c’est la faute de l’homme qui les a sélectionnés, en quelque sorte conçus : car cette espèce n’existe nulle part dans la nature, comme la plupart de nos espèces domestiques. Mais comment, après cette anecdote de gentil phoque et gentils surfers, laissé-je traîner un pan de ma mémoire sur ces bêtes que je croyais pourtant avoir oubliées ? C’est que je ne les ai jamais oubliées, simplement parce qu’elles sont inoubliables. Combien de fois ai-je applaudi, debout, la dépouille de ce toro bravo, et noble, et de caste, qu’un vil attelage traînait sur le sable…Cela fait maintenant 20 ans que je n’ai pas assisté à une corrida, après quelques quinze années d’aficion, et vingt autres, auparavant, de fantasmes ; et comme les alcooliques repentis je suis au bord de la rechute. Il a suffi de la dernière livraison trimestrielle de la revue Art Press ( « L’art de la tauromachie », n°33, mai/juin/juillet 2014) dont je n’ignore pas la qualité mais que je lis rarement vu son prix (surtout à la Réunion). Cette livraison de l’été 2014 (pour nous l’hiver, 25°C et avec l’alizé, polaire obligatoire) soudain m’a réchauffé le coeur : comment, l’intelligentsia parisienne que je croyais acquise pour toujours à la soi-disant cause animale, se décarcassait – et jusqu’à la provocation, car on sait ce qu’il peut en coûter – pour promouvoir l’aficion comme art incontestable ! Je leur demande humblement pardon : cette époque passionnée est si loin maintenant que j’avais oublié que des gens aussi peu barbares que Jacques Henric, Philippe Sollers, Denis Podalydès, le philosophe Francis Wolff ou le peintre Miquel Barcelo, sans parler de Philippe Caubère qu’un chacun connaît depuis Ariane Mnouchkine pussent partager encore ma vieille folie.
Comment ça m’est venu de parler de corrida à propos d’un phoque ? Je pourrais me le demander, mais je vous abandonne à cette activité pour moi superflue. Il n’y a jamais eu à mes yeux (et fussé-je aveugle-né) de démarcation nette entre tel animal et moi, têtard, lombric, araignée, carabe, libellule, crabe tourteau, huître, paille-en-queue…Naturellement je ne prétends pas discuter de Heidegger avec une moule de bouchot, mais chacun sa fonction, et la sienne est à peine moindre que celle de l’auteur de Sein und Zeit : elle est seulement différente, dotée d’énergies immobiles là où nous nous agitons follement, avec quels résultats…Pour m’échapper de la spirale de véroniques que je viens de créer je dirai seulement que dans les vingt minutes où l’homme est confronté à un fauve qu’il n’a jamais rencontré auparavant, sa vie est en jeu, mais plus encore son art. Qu’est-ce que l’art ici ? C’est d’abord de survivre avec dignité, si possible avec grâce, quant au sublime qui n’effleure la vie qu’une fois ou pas du tout c’est l’affaire des dieux, non ? La preuve que je n’ai jamais été un véritable aficionado, je suis entré dans cette religion grâce à Christian Montcouquiol « Nimeno II », comme un vrai fan je lui criais Oui Christian ! Va, vamos alla ! parce que c’était un danseur immatériel, un elfe shakespearien, un esprit flottant sur l’ocre et le vermillon du réel et dansant corps à corps lui mince comme un rameau avec des puissances telluriques telles qu’il est interdit d’en avoir sous les yeux…Lui seul, et quand un toro valeureux lui a brisé la nuque j’ai porté le deuil, et quand il s’est pendu parce qu’il n’avait pas récupéré son bras gauche je n’ai pas su longtemps perpétuer l’illusion. Orphée était mort. Dans l’arène je l’avais vu danser, chanter, dialoguer avec des monstres incroyables qu’il domptait en finesse, des fauves dont il faisait des animaux de compagnie. Des bêtes sorties de Lascaux et d’Altamira s’enroulaient harmonieusement autour de sa silhouette impalpable. Le temps n’avait plus cours.
Quand Paquirri, encorné à Pozoblanco et emporté par quatre hommes, a seulement dit « ce toro m’a tué », il tirait une leçon limpide et rectiligne : il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille d’olivier entre nous et l’animal que nous avons patiemment sélectionné pendant des siècles pour en faire notre plus noble adversaire. Et sans doute l’idéologie animaliste de citadins formatés par les réseaux sociaux et absolument ignorants de l’animalité réelle va-t-elle précipiter un jour ou l’autre (mais pas si tôt qu’elle le suppute) l’extinction de cet art raffiné, en effet sanglant quoique nullement sanguinaire. Moi j’aurai surtout retenu de cette livraison d’une prestigieuse revue d’art et de pensée ces réflexions de toreros survivants, « on en arrive à ne plus sentir le poids de son corps » (Curro Romero), « comme si on avait rêvé à des époques lointaines » (Pepe Luis Vasquez). Chacun à sa manière et avec sa langue de culture – certains sont analphabètes, d’autres surdiplômés – dit ce moment proprement poétique où le corps n’est plus, l’esprit raisonneur pas davantage, et où l’être enveloppé de sa plénitude flotte et vole au-dessus d’on ne sait quoi au juste et dont on ne se soucie plus : quelques minutes dans la vie d’un poète (tous le disent), quelques instants d’une seule après-midi de lumière pour quelques toreros d’exception. Eux au moins se souviennent du toro, de son nom, de son élevage. Le poète retombé ne se souvient plus de rien.
Alain PRAUD