Inactuelles, 47 : La musique que c’est la peine, 2.2 (vers l’inconnu)

C’est Sade qui le dit : « Les femmes bandent par l’oreille ». Nous laisserons au divin marquis toute la responsabilité de cette aventureuse assertion. Ce qu’en revanche nous avons maintes fois vérifié, c’est que chez nos compagnes la dissonance peut être un cas de divorce. Mon expérience en la matière – forcément limitée, diverse tout de même – m’incite à avancer qu’au-delà de Debussy le consensus se fragilise ; que s’agissant d’Alban Berg on n’est plus trop suivi ; arrivé à Stockhausen, par personne ou presque. Pourquoi, je ne sais, car semblable intolérance sensorielle ne se confirme pas avec la peinture (à la notable exception de Bacon, je l’ai déjà dit ici). Reste que (pas de chance ?) aucune de mes compagnes, ni même amies de coeur, ne s’est trouvé partager avec moi ce goût en effet bizarre : pour un espace sonore autre que tonal et tempéré. C’est un constat, aucunement un jugement de valeur. Même s’il est vrai que toute vie est lutte entre les goûts et les couleurs.

Dès que j’ai eu 18 ans et un salaire confortable (790 francs, quand une amie ouvrière dans la confection en gagnait 290, et pour bien plus de 35h), je me suis précipité chez le disquaire le plus proche, chez qui j’ai raflé maint coffret de Bach notamment – mais aussi des galettes de compositeurs qui sur France Mu avaient agacé mon oreille au bon sens du mot : Penderecki fut le premier (avant son virage néotonal), et Xenakis (son Oresteia avec choeur d’enfants, avant les monstres « stochastiques » genre Terretekhtorh qui lui vaudront les foudres post mortem de Boulez) (mais j’aimais ça aussi, ces oeuvres à la fois cosmiques et indécidables, pour lesquelles il n’existe pas de matériel d’écoute convenable : 4 orchestres, le 5ème disséminé dans le public, deux bandes magnétiques décalées, etc. – et ce n’était encore que les années 60). Ensuite Lutoslawski, Boulez bien sûr, Ivo Malec, Takemitsu de qui je découvrais le subtil November steps (1967) avant ses nombreuses musiques de films, pour Kurosawa, Oshima, surtout le génial Suna no onna, La Femme du sable, de Teshigahara, d’après le chef-d’oeuvre d’Abe Kôbô… Il y avait aussi Jean-Claude Eloy, ses nappes sonores électroniques des années 70 au fort parfum d’Orient, Shânti de 1973, Gaku no michi (les chemins de la musique) de 1978, plus tard des expériences avec orchestre de gagaku et choeurs de moines bouddhistes (A l’approche du feu méditant)…

J’ai bien conscience que ces musiques exigeantes pour l’oreille (et, à la vérité, pour tous les sens) ne peuvent s’écouter en amoureux lors d’un souper aux chandelles – une musique d’ascenseur suffit – ; moi-même je n’en use qu’avec la parcimonie qu’elles requièrent toutes seules, inaptes à servir de fond sonore à quelque autre activité (mais c’est pareil pour Gesualdo…). Musiques qu’on qualifie d’élitistes parce qu’elles ne sauraient être sans une autre écoute…mais que dire des derniers quatuors de Beethoven ?
En vérité il s’agit d’univers sonores auxquels nous ne sommes pas accoutumés par un système éducatif qui ne fait pas son travail sur le plan des arts en général et de la musique en particulier : car dans les classes maternelles on peut jouer du Bach (je l’ai fait), lire Apollinaire et Lorca (idem), montrer Kandinsky et Miro…aucun problème pour les enfants, ils sont ouverts à tout. Ensuite commence le formatage, musical plus que tout autre puisque dans ce domaine on les abandonne au robinet médiatique : c’est à dire qu’on les rend sourds.

Pour tout éloge funèbre de Xenakis, Boulez a déclaré « voilà quelqu’un qui n’a pas du tout d’oreille », en écho sûrement involontaire au « M.Stendhal ne restera pas, car il n’a jamais su ce que c’était qu’écrire » de Victor Hugo. Gardons-nous de semblables jugements en présence de musiques qui nous défrisent l’oreille, fût-on Bach en personne. Les miennes, d’oreilles, sont je crois ouvertes à tout, pourvu qu’il y ait du coeur et du talent (les deux, c’est mieux) : Oum Kalsoum et le Cante jondo, le gagaku et le free jazz, la techno japonaise de DJ Krush (je sais, ça date) et le rap afghan récemment découvert à la radio (un couple bien sympa dont j’ai oublié le nom), les polyphonies corses (avec modération) et le fiddle irlandais (idem, ambiance pub recommandée). Alors pourquoi pas la musique dite contemporaine, ou savante, ou d’avant-garde, ou que sais-je ? Messiaen est désormais un classique, comme Dutilleux ; tant il est vrai que les Vingt regards sur l’enfant Jésus du premier, ou le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain du second sont des succès de la musique d’aujourd’hui. Mais ils sont morts et enterrés tous les deux, même s’il est vrai que le génial Catalogue d’oiseaux de Messiaen ne semble pas encore à la portée de toutes les ouïes, même éclairées. J’imagine qu’il en a été ainsi de tout temps, mais de nos jours les repères sont passablement brouillés puisque on appelle « musique classique » non ce qui s’est écrit de savant entre 1750 et 1800, comme en toute rigueur, mais tout ce qui n’est ni jazz ni…tout le reste, abusivement qualifié désormais de « musique », qui ruisselle d’internet en hypermarchés.

De sorte que personne ou presque ne peut se figurer qu’il y a de nos jours autant de compositeurs talentueux que du vivant de Mozart. Et en effet il n’y en a pas autant : il y en a dix fois plus. J’ai la dent dure avec Boulez parce que je l’admire infiniment, comme chef d’orchestre, compositeur, initiateur, musicologue (avec autant d’injustices qu’un Stravinsky)…et écrivain d’art (Le pays fertile, sur Paul Klee); mais son ombre portée ne doit pas laisser oublier d’immenses talents qui souvent ne lui doivent rien, mais, comme lui, à Messiaen, ou à Pierre Schaeffer, Ivo Malec, tant d’autres (les maîtres souvent demeurent dans l’obscurité, c’est peut-être nécessaire, même). Ainsi Pascal Dusapin (Medeamaterial, Watt, To be sung…), compositeur fécond, inventif, surprenant, séduisant (maîtres : Messiaen, Xenakis, Donatoni). Ou Bruno Mantovani, son cadet de vingt années, actuel directeur du Conservatoire de Paris, surdoué d’une prolixité quasi baroque (maîtres : Reibel, Stricker, etc.). Ou mon exact contemporain Michaël Lévinas, fils de l’illustre philosophe Emmanuel Lévinas, pianiste virtuose, compositeur rigoureux voire austère (La métamorphose d’après Kafka, 2011, opéra récemment diffusé sur Mezzo). Ou Nicolas Bacri (né en 1961), Régis Campo (né en 1968) dont on annonce pour le 27 septembre 2014 la création à Strasbourg de l’opéra Quai Ouest d’après la pièce de Koltès.

En juillet 1978 j’étais spectateur du tout jeune Festival de Saintes, ma ville natale. Thème : l’Espagne, mais pas seulement ; époques : toutes, avec une ouverture sur le bel aujourd’hui qu’on a rarement retrouvée depuis. En vedette, l’ensemble Hesperion XX de Jordi Savall et de la regrettée Montserrat Figueras, mais aussi le Pro Cantione Antiqua de Londres, et bien d’autres. L’essentiel des concerts avait lieu dans la vénérable Abbaye aux Dames où j’avais autrefois servi la messe. C’est donc là que j’ai entendu le récent concerto pour violoncelle de Maurice Ohana Anneau du Tamarit interprété je crois par Alain Meunier, et quelques jours plus tard, peut-être même le lendemain, une oeuvre à peine moins récente (1970) de Cristobal Halffter, Noche pasiva del sentido d’après St Jean de la croix, pour soprano, 2 percussions et 4 magnétophones qui renvoyaient pendant la prestation de la soliste son chant enregistré à différents stades et selon différentes puissances, timbres même, etc; la routine des années à venir. Devant moi une rangée de religieuses sans doute attirées par le propos mais comme pétrifiées par des sons tellement inattendus qu’elles semblaient les percevoir comme quasi diaboliques…

C’est ainsi : les Requiem(s) de Charpentier, Mozart, Cherubini, Berlioz, Verdi…et Ligeti, George Crumb ( Black Angels, terrifiant quatuor électrifié), Dusapin, Olivier Greif et l’ensemble de son oeuvre (1945-2000), sont tous…des requiems, et au même titre que l’angélique chef-d’oeuvre de Gabriel Fauré. Malgré le Noli me tangere de Teodor Adorno (plus de poésie après Auschwitz), cet indicible anus mundi est au coeur de tout ce qui s’est écrit et composé d’un peu sérieux depuis soixante ans. Etait-ce inévitable ? En tout cas c’est un fait. Parce qu’en un sens et non le moindre, à Auschwitz Dieu est vraiment mort. Mais la vie continue n’est-ce pas, et donc la musique. Dès les années 70 a éclaté la double bombe armée par Philip Glass (Einstein on the beach, quelque 5 heures en version longue, et John Adams (Nixon in China, bientôt La mort de Klinghoffer, aujourd’hui The Gospel according to the other Mary… Musiques dites après Steve Reich « répétitives » ou « minimalistes », mais qui méritent bien mieux que cette péjoration évidemment (le concerto pour violon – 1993 – de John Adams est un des sommets actuels pour l’instrument, et celui de Glass est à peine en retrait)… Que cent fleurs s’épanouissent ! avait lancé Mao, juste pour répertorier les candides à museler. C’est ainsi maintenant (sauf en Chine, et moins encore en Russie que du temps de l’URSS) : cent et mille fleurs s’épanouissent, du néotonalisme médiévisant d’un Arvo Pärt aux recherches « spectrales » les plus audacieuses sur la structure du son, avec assistance électronique et informatique. Pour ne prendre qu’un exemple, L’Esprit des dunes de Tristan Murail (1993) utilise les micro-intervalles, les modes de jeu bruités compliqués de la distorsion électronique de certains instruments, sans parler d’ajouts exotiques mais ici structurants, comme la trompe tibétaine et le chant diphonique de Mongolie. Dite ainsi la formule a l’air explosive, pourtant c’est très beau, les dunes chantent vraiment, comme dit-on celles du Taklamakan…

Avant de laisser ce sujet, qui peut-être n’intéresse pas grand monde, je voudrais revenir aux femmes, et par exemple, parmi tant d’autres désormais, à deux compositrices de ma génération et que j’aime. D’abord Kaija Saariaho (née en 1952), Finlandaise comme son nom le dit mais Européenne de formation et Française de coeur (son opéra de 2000 L’amour de loin est une merveille construite à partir du monde des Troubadours et de leur message universel) – mais comment ne pas aimer aussi Graal Théâtre d’après Jacques Roubaud, ou les Six jardins japonais de 1995 ?
Et puis Edith Canat de Chizy (1950), lyonnaise comme la légendaire Louise Labé, d’abord violoniste comme en témoigne son beau concerto Exultet de 1995, auteur d’un étonnant Tombeau de Gilles de Rais en 1993, élève de Guy Reibel, Ivo Malec et Maurice Ohana, première femme compositeur reçue à l’Institut, comme en témoigne sans aucun doute sa Messe de l’Ascension de 1996…On dit aussi le plus grand bien d’ Helena Tulve (1972, Estonie), qui aurait su conjuguer l’héritage grégorien, la musique spectrale et l’informatique de l’IRCAM, et dont les titres font rêver : L’équinoxe de l’âme, Extinction des choses vues…J’attends d’en entendre davantage, mais on voit où vont mes préférences : s’il est un domaine entre autres où la femme est l’avenir de l’homme, je suis persuadé que c’est la musique.

Alain PRAUD

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P.S. Sauf exception, je ne parle ici que de compositeurs que j’ai entendus/écoutés. Cependant, cet article ne prétendant ni à l’expertise ni à l’exhaustivité, même parmi ceux-là j’en ai oublié beaucoup. Honneur aux dames : Sofia Gubaidulina (Rûbayat), Betsy Jolas, Michèle Reverdy…Xu Yi (1967, Shanghai) dont Le Plein du Vide (1997) était paraît-il récemment au programme du Bac-option musique, compositrice d’inspiration sino-européenne dont la production est à suivre avec le plus grand intérêt…Et parmi les hommes, Guillaume Connesson, Gérard Grisey, Jean-Louis Florentz (1947-2004), jadis élève de Messiaen et bien plus mystique que lui, passionnant, inclassable, et Philippe Fénelon, Philippe Hersant, Hugues Dufourt, Wolfgang Rihm, Frédéric Durieux (So schnell, zu früh, tombeau du chorégraphe Dominique Bagouet, 1993) – naturellement j’en oublie encore, tenez : mon compatriote Jacques Lenot (1945, St Jean d’Angély),d’abord autodidacte avant de prendre pour maîtres rien moins que Ligeti, Stockhausen, Bussotti (à ce propos je signale que j’ai parlé des Italiens dans la série « Mon Italie »), compositeur brillant et prolifique dont son ami J-P. Derrien parle beaucoup mieux que moi ; et Tranh Duc Thao, Kurtag, Schnittke, Ballif, Pécou, Pesson, Tanguy, Pauset, Bedrossian…

Et pour en finir vraiment cette fois, une jeune Italienne qui promet beaucoup dit-on, Francesca Verunelli (Firenze 1979), une des favorites des ensembles contemporains…à suivre !

2 commentaires sur “Inactuelles, 47 : La musique que c’est la peine, 2.2 (vers l’inconnu)

  1. L’autre soir sur Mezzo, rediffusion d’un concert de 2010 en hommage à Boulez chef et compositeur. Evidemment des oeuvres du maître (dont Notations II, une merveille), mais aussi des classiques (Stockhausen, Ligeti) et surtout, plus intéressant, des jeunes à découvrir. Dont une oeuvre bien intéressante d’Helen Grimes de qui je ne savais rien avant, et surtout une performance pour grand orchestre de Marc-André Dalbavie (encore un que j’avais oublié de citer…), compositeur né en 1961, donc actuellement parvenu à maturité et c’est peu dire. Je n’ai pas eu le temps de noter le titre (italien) de l’oeuvre, mais elle était enthousiasmante, avec un chatoiement des timbres, une agogique virtuose, une cohérence organique après laquelle on court souvent…Une vingtaine de minutes de bonheur à faire s’écrier Mendelssohn est revenu ! A la fin pour les saluts on voyait ce bon géant souriant tenir par les épaules un petit vieux monsieur très digne et même austère jusqu’à la tristesse, le vrai géant qui en permet tant d’autres, Pierre Boulez.

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  2. Et encore ce soir 31 juillet sur Mezzo, un concert en hommage au trop tôt disparu Olivier Greif (1945-2000), dirigé par l’impeccable Marc Minkowski, qu’on avait découvert baroqueux mais dont le champ s’est peu à peu élargi jusqu’aujourd’hui…
    Et de fait il ne sortait pas trop de son domaine initial, car les Lamentationes Jeremiae de Greif, pour orchestre à cordes et piano, auraient presque pu être écrites dans les années 40 de l’autre siècle. Mais quelle énergie, puissance, aura, tout ce qu’on voudra : ça remue l’âme, qu’on le veuille ou non. Oui il est mort trop tôt, Greif. Bien trop tôt. Qu’il repose en paix, on l’aime.

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