Mon Italie, épisode 11 (Cinecittà)

Il fut un temps, entre 1945 et les années 80, où le cinéma italien était le premier d’Europe (allez, ex-aequo avec le cinéma français…). Puis vint Berlusconi…C’est peut-être simpliste, mais de fait ce grand cinéma n’existe pratiquement plus (Nanni Moretti, peu d’autres). Or dans les années 1950-1970 dont je ne cesse de bassiner mes lecteurs, c’était une référence incontournable. Qu’on me croie ou non, je me souviens d’images cinématographiques tellement anciennes qu’elles ont la force de la scène primitive : en avion, une hôtesse de l’air, un plan et demi peut-être en noir et blanc, je ne pouvais pas avoir plus de trois ou quatre ans car c’était l’unique salle de mon village natal, mais quel film ? Je ne saurai jamais, mon père n’est plus et ma mère penserait que j’ai rêvé. Rien que de très normal. Ce n’est donc pas de mon rapport au ciné que j’entends ici vous entretenir, mais de mes aventures avec le cinéma italien. Tout autre chose.

Bordeaux, 1968. Le prurit révolutionnaire apaisé (mais avec les conséquences que l’on sait sur la vie sociale et politique au sens large), les étudiants restaient affamés…de cinéma. Mon ami Guy L., cinéphile passionné, venait m’exfiltrer de chez la rombière pétainiste mais maternelle qui me logeait alors, argumentant de son inépuisable verve béglaise en faveur de quelque film bolivien ou suédois qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte ; c’est ainsi que nous vîmes ensemble Elle veut tout savoir, suite attendue de Je suis curieuse, les deux de je ne sais plus qui, c’était soi-disant osé mais on ne voyait rien et nous n’entendîmes goutte au salmigondis alambiqué et pseudo-philosophique qu’assénaient les acteurs de ce pensum (Guy était mon condisciple de khâgne, mais option philo, lui). Cette soirée-là s’est conclue par une franche rigolade dans un des cafés que nous fréquentions assidument, à l’instar de Sartre, etc. N’importe, quand on veut tout (sa)voir il faut bien subir quelques navets d’importance, ça forme le jugement. Et puis quand le prof de philo lui-même commençait son cours par cette quasi injonction : »Avez-vous vu Teorema ? »…Teorema (Théorème), c’était le dernier Pasolini, un film brut, naïf, ésotérique, en tout cas bien mystérieux, et qui donnait à penser comme on dit.

C’est bien loin, mais je me demande si mon premier vrai contact avec le cinéma italien ne fut pas permis par un Pasolini, sauf que je ne sais plus lequel : ce fameux Théorème justement, ou les Oiseaux grands et petits dont j’ai parlé ailleurs, ou l’incroyable Vangelo secondo Matteo que j’ai conservé sur cassette VHS ? Pasolini n’était pas cinéaste mais poète, et l’un des plus importants de son siècle ; ses films sont bouleversants – au sens neutre, si je puis dire – parce qu’ils sont, comme toute poésie, « métier d’ignorance » (Claude Royet-Journoud). J’ai déjà raconté (voir Une vitalité désespérée) comment Pasolini lui-même s’en explique. Mais il faut se figurer ce qu’un étudiant de l’époque, habitué pour les mieux informés au néo-réalisme italien (De Seta, De Sica, Rossellini…), pouvait ressentir devant une oeuvre aussi incroyable que Medea, avec Maria Callas dans le rôle-titre, ou bien sûr Teorema, qui était et demeure un mystère. Certains d’entre nous sortaient de là comme illuminés. Où sont aujourd’hui les cinéastes de cette trempe ?

Un autre géant, extraordinairement différent sinon par ses préférences sexuelles, se nommait Luchino Visconti, descendant d’une famille de patriciens, et plasticien de génie. Pourquoi plasticien ? Parce que chaque plan de chacun de ses films est tellement pensé, éclairé, ensuite sonorisé, que l’irréprochable est en vue. On a crié à l’académisme, on en gémit encore dans les revues ésotériques, mais qui s’en soucie tant c’est beau ? Quand on a vu Le Guépard (Il Gattopardo), d’après le chef-d’oeuvre de Lampedusa, avec ce casting inimaginable, Delon comme un elfe qu’il ne fut plus jamais, et comment dire … C’est dans le sourire et le décolleté de Claudia Cardinale que Dieu a permis la lumière…Assis au premier rang d’une salle culte du quartier latin, après une heure de file d’attente j’ai bu le panoramique initial de Mort à Venise en même temps que je buvais l’Adagietto de la 5ème de Mahler, ensuite tout s’enchaîne impitoyablement, la sexualité coupable et impossible, la moisissure de Venise, le choléra, la mort, tout cela sans que l’exigence de beauté se soit relâchée un seul instant. Il faudrait aussi parler de Senso, qui allie le romantisme, la musique, la cruauté, l’Histoire…Visconti l’aristo était aussi compagnon de route des communistes, c’est très italien ça, comme l’empereur Constantin devenant chrétien…Conseil aux journalistes : si vous voulez déstabiliser Delon, parlez-lui de Visconti…

Et puis il y eut Fellini. Et là, la plume même électronique me tombe des mains. En fait il s’agit d’abord d’un couple, puis d’un trio inoubliable, Fellini-Massina-Mastroianni – c’est à dessein que je ne statue pas sur le couple dans ce trio, je me contenterai de dire que Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita a complètement chamboulé l’idée que je me faisais de l’acteur (de cinéma, et pas seulement). Il y avait le test de sortie de film : sortant d’un film avec Delon (Le Samouraï de Melville par exemple), l’ado fasciné adoptait spontanément (caricaturait) la démarche inimitable de son idole, sa façon inimitable d’allumer une Gitane, et jusqu’à ce geste de lisser à deux doigts le bord d’un chapeau imaginaire ; mais à la sortie d’un film avec Mastroianni on n’avait pour toute ressource que de continuer à être lui, c’est-à-dire nous. Combien de fois je me suis vu entrer en costume et de nuit dans la fontaine de Trevi pour y rejoindre Anita Ekberg ? Cette séquence absolument fantasmatique, autrement dit impossible, aura hanté des générations de cinéphiles, la diva miaulant à la lune comme plus tard le pépé perché dans son arbre d’ Amarcord (« Voglio una donna ! »), la nymphomane écumante dans son chariot du Satiricon, les bossues et autres hystériques de Casanova…Fantasmes en effet, mis en balance avec tant de séquences angéliques, presque impalpables, le geste final de la jeune fille de La Dolce Vita, le suicide lumineux du patricien et de son épouse sur ordre de César (Néron ?), clef de voûte du Satiricon, les dernières séquences douces-amères de ce chef-d’oeuvre, seule tentative crédible (à ma connaissance) de restituer la Rome du Ier siècle (le banquet de Trimalcion est à voir et revoir sans que jamais on en épuise la truculence). Et Fellini-Roma, le défilé de mode ecclésiastique…Et je n’oublie pas bien sûr les premiers films, le burlesque I Vitelloni, le très tendre La Strada, amoureux écrin pour la rayonnante Giulietta Massina…Ce génie mérite un article entier (plus tard, certainement). Je n’ai pas ignoré les autres, Bertolucci, Scola, les Taviani, Bolognini, Ferreri, Comencini, Rosi, Petri, Risi, et pourquoi pas l’iconoclaste Sergio Leone, qui eût signé la mort du Western si Clint Eastwood ne l’avait pas un peu ressuscité…

Immense cinéma, oui, rien d’étonnant chez ce peuple de plasticiens-musiciens (Nino Rota, qui a signé tant de partitions pour Fellini, était aussi un grand compositeur italien « sérieux », comme en témoigne par exemple son oeuvre pour piano). Le voleur de bicyclette, tragiquement dépouillé, peut servir de support à bien des cours de philo, tout comme le terrible Salo de Pasolini. Mais tout cela au passé, car à la différence du cinéma français, maintenu à flot contre vents et marées au nom de « l’exception culturelle », le cinéma italien, comme l’anglais, a sombré sous les coups de boutoir conjugués des mastodontes télévisuels et des blockbusters

américains. L’Italie est l’exemple même, au sens que donnaient à ce mot les Universités médiévales (dont Bologne, une des plus anciennes), de ce qu’il ne faut pas faire en termes de politique culturelle ; ou de ce qu’il ne faut pas laisser faire. Au moins elle a montré que là aussi elle avait sa place au premier rang.

(à suivre)

Alain PRAUD

9 commentaires sur “Mon Italie, épisode 11 (Cinecittà)

  1. Voilà effectivement un cinéma à faire découvrir urgemment aux jeunes générations !
    Tu as cité Ettore Scola; s’il ne faut retenir qu’un seul de ses films, je crois vraiment que c’est « une journée particulière » ( Una giornata particolare….évidemment) , sublimes M. Mastroianni et S. Loren.

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  2. Comme tu as raison ! Bien sûr je ne peux pas parler de tous les cinéastes, de tous les films et de tous les rôles, mais Mastroianni dans ce film-là est in-con-tour-nable !
    Merci de le rappeler à nos lecteurs…Quant à Sofia Loren, il me semble qu’elle fut le second fantasme universel, après Norma Jean Baker…(j’oublie volontairement BB)

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  3. « Pasolini n’était pas cinéaste ». Comment peux-tu, sans te « moquer de ta figure » comme dit Apollinaire, écrire ce genre de choses . Très snob supérieur, de surcroît. Cela dit, j’espère que tu vas bien.

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    1. Pour bien me comprendre il faut avoir lu tous mes articles (et ça commence à faire beaucoup, j’en conviens) : Pasolini n’est pas cinéaste, c’est lui-même qui le dit devant la caméra, dans le doc ARTE que je commente et développe ailleurs (« Une vitalité désespérée », juillet 2011). Au début il multiplie les plans-séquences parce qu’il ne sait pas ce qu’est un traveling. Est-ce que ça enlève quelque chose à son génie ? Cela dit, bien que fan de tous ses films je maintiens qu’il est avant tout écrivain et surtout poète, tutoyant les plus grands, Dante compris.

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  4. Et puis ce « Où sont aujourd’hui les cinéastes (tiens, cinéaste quand même!!) de cette trempe ? » Cherche, il y en a. Marrant comme la célébration justifiée de rencongtres extraordinaires est simultanément chez certains une liquidation très pro domo du présent. Comique.

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    1. Je ne comprends pas du tout l’agressivité de cette réaction. Je parlais des cinéastes italiens, et pour les plaindre, puisque des années de berlusconisme ont laminé Cinecittà. Alors en effet, où sont les cinéastes italiens de la trempe de Fellini, créateur de mondes ? Des noms !

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  5. J’avais lu « Une vitalité désespérée », mais, je te l’accorde, ça ne me suffit pas pour te comprendre, tu es trop subtil pour moi. Il n’empêche que, dire, comme tu le fais hors contexte, même en le citant sans le dire, que Pasolini n’était pas cinéaste, mais POETE (on a compris!) relève, au mieux d’un certaine indifférence aux confusions. Pasolini est un poète, oui (il a ECRIT de splendides poèmes) et un cinéaste (il a REALISE des films immenses). Alors, je pressens l’objection, très courante: oui, mais son oeuvre cinématographique relève, fondamentalement, d’une écriture poétique, et des plus grandes. Dans ce cas, va au bout: suggère qu’il vaudrait mieux ne plus parler de cinéma, de réalisation, de cadrage, etc: je suis sûr qu’ainsi délestée, la croyance au monde, et l’intelligence,, gagneront en vitalité.
    Quant aux gros plans, et aux visages et leur rapport à la sacralité, dans L’évangile selon St Matthieu, ok mais c’est justement dans le sens inverse. Sans compter qu’il faudrait mentionner, car il n’y a pas que des visages et des gros plan dans ce grand film, un souci permanent de la distance au sujet, un calcul-rêverie sans trève des intervalles et de la portée des regards. En fait, le problème est moins Pasolini, qui serait ou non cinéaste, mais que tu te sois peu demandé ce qu’est le cinéma. Amitiés.

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  6. Cher Olivier, cela fait bien 50 ans, donc bien avant ta naissance, que je m’interroge sur le cinéma. Mais c’est comme pour la poésie, je n’ai aucune réponse satisfaisante. Cependant je ne désarme pas.
    Le vrai problème est une question de format : chaque note de ces chroniques italiennes n’excède pas 1300 mots – alors en 300 mots on ne peut rien dire de Pasolini, surtout de son cinéma ; ce n’est pas l’intention, il s’agit de parler de ma relation à l’Italie. Quant au cinéma en général j’y reviendrai plus tard – ou non : ce n’est pas ma priorité. Amitiés et bon vent (je suis « émérite » désormais).

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  7. Question de format ? Marrant. C’est comme si un, ayant choisi Twitter pour s’exprimer, à une objection qui lui serait faite sur l’un de ses messages, s’excusait d’un « Ah, je n’ai pas la place pour dire des choses vraies, alors un jour je dirai (ou pas) la vérité… »

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