Resnais, Resnais (le ciné, la vie)

Comment c’est, la vie : alors que je m’apprêtais enfin à commencer la série que je mijote depuis si longtemps (« Mes Italies », à suivre donc), voilà que Resnais subrepticement te nous casse sa pipe entre les doigts… Comme je ne regarde pratiquement plus la télé (sauf Mezzo), c’est par…Facebook (j’y suis « ami » de Télérama) que je viens d’apprendre, avec 24 heures de retard, la « disparition » comme ils disent de « mon » Alain Resnais, un de mes éveilleurs au monde. Voilà qui a priori ne va pas beaucoup parler à mes lecteurs du Cambodge ou de Tanzanie, mais au fond qu’en sais-je ? Je ne les connais pas, peut-être sont-ils bien davantage cinéphiles que moi, et instruits de ces arcanes où je m’avance à tâtons depuis cinquante ans…

Resnais s’est jeté à ma figure avec son documentaire en noir et blanc Nuit et brouillard – et si l’Education Nationale avait un peu de courage elle en imposerait la diffusion dans tous les collèges de France, d’abord et surtout ceux des banlieues négationnistes…surtout qu’il n’y est pas ouvertement question de la shoah, tout est en filigrane sur des images américaines du camp de Bergen-Belsen, cadavres charriés au bulldozer et tout à l’avenant. J’étais interne en EN d’instituteurs, nombre de mes camarades n’ont pas trouvé le sommeil et sont venus fumer quelques gitanes sans filtre aux lavabos où chaque soir je tenais salon, causant de tout (la littérature) et de rien (les indispensables illusions de l’adolescence). C’était Resnais (et Cayrol) et je ne suis pas sûr d’avoir retenu leurs noms sur le moment. C’était trop fort, le montage, le hors champ de Michel Bouquet, la violence de tout ça, si près de nous encore en somme, si près que personne ne voulait voir, surtout pas une seule mention des juifs…

Plus tard mais à peine (68, hypokhâgne) j’avais une copine qui m’aurait volontiers épousé, elle ressemblait à s’y méprendre à Delphine Seyrig dans L’année dernière à Marienbad du même Resnais, d’après le scénario ultra-formaliste de Robbe-Grillet (un autre Alain) ; film et livre qui m’avaient fasciné, par la grâce de Nicole comme par goût personnel – mais j’ai du mal à y revenir aujourd’hui. Notre prof de philo, qui était communiste, préférait de loin La guerre est finie, scénario et dialogues de Jorge Semprun, film austère et vibrant sur la mémoire, la clandestinité, la bureaucratie, avec un Montand parfaitement dirigé qui ne surjouait pas encore ; où l’on voit que nombre de grands ont joué des coudes pour avoir un tout petit rôle. Resnais n’était pas alors le cinéaste populaire qu’il deviendrait beaucoup plus tard, surtout après Smoking/No smoking : il faisait ce qu’on appellerait avec un peu de condescendance du cinéma d’auteur, comme si le cinéma, le vrai, pouvait être autre chose. Et de toutes façons nous n’aimions alors que ce cinéma-là, Godard, Truffaut, Pasolini, Eustache (La maman et la putain)…Mais quand Truffaut, Rohmer, Bergman faisaient toujours le même film, avec une constance de ligne et un sens de la variation qui tenait du génie, Resnais était tout à l’opposé, en recherche perpétuelle de nouvelles matières, textures, lumières, agencements poétiques, comme en peinture un Picasso ou un Paul Klee. C’était notre Kubrick : après chaque film on se demandait ce qu’il allait bien pouvoir inventer, et on était toujours surpris. Les grands artistes sont des enfants : quelque chose l’amusait ou l’intriguait, un défi se présentait, il se demandait quel parti en tirer, il faisait Hiroshima mon amour, Muriel ou Providence. Trois monstres esthétiques.

Parlons seulement des deux premiers, et le plus légèrement possible – à la Resnais. Je ne suis pas sûr d’aimer le texte litanique de Marguerite Donnadieu/ Duras, ni le jeu de l’acteur japonais qui visiblement récite un texte qu’il ne comprend pas (info d’amis japonais, années 70). A la rigueur je préfère les séquences sur l’épuration à Nevers, qui sonnent plus juste, et pour cause : c’est loin Hiroshima, et l’anaphore « Tu n’as rien vu, rien, à Hiroshima » gagne en validité de minute en minute, sachant ce qu’aujourd’hui nous en savons (pas sûr que nous voulions tout savoir de l’épuration à Nevers et ailleurs). Déjà les fameux panoramiques tremblés qui feront l’admiration de Godard (qui n’admire pas grand monde)- mais ils étaient aussi dans les court-métrages. Muriel est un autre chalenge esthétique (j’emploie ce mot tel qu’on le disait au moyen-âge) : le dédale d’une ville entièrement reconstruite (Le Havre) y figure le labyrinthe d’une mémoire indicible, perdue, à reconstruire aussi mais quand ? Il s’agit de l’Algérie, de viols, de tortures, et on sait déjà, là, dans la voix voluptueusement à bout de souffle de l’irremplacée Delphine Seyrig, que ce n’est pas demain la veille. Film mystérieux, insaisissable, délicat et difficile comme cette mémoire justement. Chalenge (ou chalonge) était réclamation de l’offensé devant la justice du suzerain : et n’est-ce pas le cas depuis Nuit et brouillard, et Guernica bien avant ? Resnais donne à l’engagement figure humaine, sensible et humble ; car l’engagement était aussi trop souvent promotion de soi comme héros (héraut) de l’engagement : je suis oiseau, voyez mes ailes, etc. Ici, plus rien : au plus fort de la guerre froide Resnais n’avance que des faits – certes montés en un certain ordre…s’il est vrai, comme le disait Godard, que le traveling est affaire de morale ; alors, le montage…

Grâce à une très louable initiative de Télérama, on peut visionner en ligne quelques uns des plus beaux court-métrages de Resnais. Et ce qui frappe d’emblée c’est le professionnalisme : rien n’est laissé au hasard bien sûr mais mieux, tout est choisi, les lieux, choses et gens, en fonction d’un effet précis et bien mesuré. On peut le déplorer, amolli qu’on est ces dernières années par tant de films foutraques mais ruisselants de bonnes intentions ; hélas ou tant mieux, le cinéma c’est autre chose. Et si les films de Resnais servent de référence dans les écoles de cinéma du monde entier, c’est que ce prodigieux créateur de formes – et d’abord de formes narratives – n’aura jamais perdu, si peu que ce soit, le souci du public. Comme avant lui Renoir, Carné, Duvivier, Autant-Lara…Ce qu’on avait fini par appeler la « qualité France ». Il n’est pas sûr que cette expression ait encore quelque pertinence ; au moins croit-on savoir tous de quoi il retourne. Eh bien qu’est-ce que la morale au cinéma ? Désolé, pas le temps, ce serait l’objet d’un autre article, à bon entendeur. Mais à qui viendra et verra, le cinéma de Resnais montre le doigt à la fenêtre, tout le temps, et la fenêtre du droit. Camarade, merci.

Alain PRAUD

Un commentaire sur “Resnais, Resnais (le ciné, la vie)

  1. bonjour Alain,

    Je ne savais pas que Resnais venait de mourir: je l’apprends en lisant ton joli tombeau.
    J’ai envie de te répondre sur certains-rares- points qui me semblent discutables.
    Ca va me prendre un peu de

    J’aime

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