A l’époque, bien lointaine hélas, où je logeais à la résidence de l’ENS de Saint-Cloud, avenue Pozzo di Borgo, j’étais à une portée de flèche du luxueux hôtel particulier de la famille Le Pen, sis dans le parc de Montretout, hérité si ma mémoire ne flanche pas d’un industriel un peu gâteux – honni soit qui mal y pense, il va sans dire. On était dans les capiteuses et pailletées Seventies, Pink Floyd triomphait, le MNAM dit Centre Pompidou sortait de terre à l’ébahissement général, un certain Krivine était candidat à l’élection présidentielle. Rien que de normal pour l’époque, mais j’ai l’impression de traiter du Néolithique chaque fois que je dégage de leur gangue ces couches de ma mémoire. A l’époque donc le père Le Pen était un joyeux drille à l’oeil masqué comme Filochard éructant et bavant sur les plateaux de télévision, quand par extraordinaire on l’y invitait (électoralement il pesait dans les 1% et des poussières). Un étudiant en droit attardé, un peu comme Longuet ou Madelin – le cinéaste Claude Chabrol, qui avait été son condisciple, le qualifiait bénignement de « fout-la-merde », autrement dit d’anar exhibitionniste, et avec le recul cela semble assez juste. Sauf que la guerre d’Algérie, et nous n’en dirons pas davantage n’est-ce pas (Don Juan : j’ai eu ma grâce de cette affaire).
Le bonhomme est apparenté à cette sous-classe haïssable de l’espèce humaine pour qui rien n’est plus important que d’être vu et entendu, sur n’importe quel sujet et à tout prix ; sous-classe qui justement prolifère depuis les années 60 de l’autre siècle et la tyrannie des images qui y ont trouvé racine. C’est ainsi, inutile de ressusciter Guy Debord. La fille a donc été à bonne école, et quarante ans plus tard ça crève les yeux : toute occasion lui est bonne d’occuper l’image, de chercher des yeux la caméra comme feu Georges Marchais (voir ici même la série Bolcho sinon rien, spécialement l’épisode 2), d’agresser les journalistes à coups de menton et de sa faconde de harengère. Ce n’est plus tout à fait Madame Sans-Gêne, c’est Madame Dubonsens, qui n’a fait ni Sciences Po ni l’ENA qu’elle abomine ; pour un peu on la croirait analphabète et d’autant plus proche du peuple.
Or toute la question est là. Qualifier le Front National de parti d’extrême-droite, même si c’est vrai historiquement – les dénégations furieuses de la walkyrie n’y feront rien – est devenu contre-productif : pour les jeunes générations c’est une expression vide de sens, et pour la génération dite « de mai 68 » (très majoritairement anti-mai 68, on l’oublie trop souvent), un simple pléonasme qui ne dérange personne. Comment ? Eh bien oui, cela ne dérange personne, maintenant. Et pourquoi maintenant ? Mais parce qu’à l’instar du petit bourgeois des années 1880-1940, un bail tout de même, le Français d’aujourd’hui se sent menacé de toutes parts, par des allogènes, des religions absurdes ou au moins bizarres, des moeurs pas catholiques, etc, la liste serait sans fin. Sans parler, mais parlons-en, de l’Europe, de l’Amérique, du FMI, de la finance apatride aux doigts crochus qui nous suce le sang.
Le FN n’est plus, ou plus seulement, un parti extrême, c’est surtout un parti moyen, de la middle-class (plutôt lower middle-class), et aussi des prolos qui ne comprennent plus rien à ce qu’on leur fait endurer depuis que le PC a disparu de leur horizon. Par exemple ils ne comprennent pas à quoi l’Europe leur sert, ni surtout où elle les mène.
Alors le FN est le parti du peuple. Moi je veux bien, mais qu’est-ce que le peuple ? J’ai tenté de déblayer cette question dans un long post de janvier 2011 (Le peuple, combien de divisions ? ), et j’y suis revenu souvent, grâce à Mme Bettencourt, à DSK, à Cahuzac…J’en suis venu à penser qu’insulter les représentants du peuple issus du suffrage universel c’est insulter le peuple, qu’insulter le peuple c’est s’insulter soi-même, que s’insulter en tant qu’élu du peuple c’est insulter l’Universel lui-même, quel que soit le nom qu’on lui donne… Alors contrairement à la fille du Fout-la-merde j’ évite d’insulter la représentation nationale, parce que c’est un métier impossible, et que j’ignore comment je me comporterais si j’étais ministre (à mon avis, je serais viré encore plus vite que Léon Schwarzenberg, un record jusqu’ici). Car enfin où est l’enjeu ? On ne fera croire à personne j’espère qu’il en va de la sécurité nationale et de la survie de l’Occident : il en va surtout de l’intérêt bien compris de la famille Le Pen, parents, alliés, affidés, imitateurs, thuriféraires – au rang desquels il faut désormais compter Alain Delon, ce qui n’est pas vraiment une surprise.
Et voilà qu’il paraît que les vaches seront bien gardées, puisqu’il existe une troisième génération à l’exemple de Marion Maréchal – Le Pen, nièce de la Marine ( ça ne s’invente pas : Maréchal, nous voilà ! ). Encore plus décomplexée, car absolument aveugle et ignorante : l’extrême-droite en France, mais quelle extrême-droite ? Même pas en rêve. Courons, le MP3 sur l’oreille, à des lendemains radieux et parfumés, capitonnés d’images d’Epinal. Chacun voit le peuple à sa porte, et ici le peuple a un problème, jusqu’au point de s’apprêter peut-être à renier deux siècles d’idéaux. La sainte famille a quelques beaux jours devant elle.
Alain PRAUD