Inactuelles, 42 : A quoi sert encore la philosophie ?

Je vais le dire d’emblée, et c’est je crois une position philosophique : je ne sais pas répondre à cette question. Je me contente de la poser, ensuite je vais divaguer un peu, avec quelques biscuits. Et puis je ne m’adresse pas aux philosophes s’il en reste, ni aux profs de philo qui n’ont que faire de me lire, mais à mes frères humains, francophones pour l’essentiel. A quoi sert la philo (« encore » complique la question : donc plus tard), c’est une question d’actualité pour les élèves de Terminale qui font leur rentrée et qui vont en déguster, à tous les sens. Je rappelle que je n’enseigne ni n’ai enseigné cette discipline, sinon par la bande, en contrebande, sans autorité, sans être autorisé. La philosophie d’ailleurs est-elle une discipline ? quelle horreur, pourrait-on dire. Mot à mot, « discipline » signifie « punition des élèves », alors… Autrefois pour les punitions (idiotes, toujours) (la punition est toujours idiote) on disait un pensum, ce qui est une insulte à la pensée. Deleuze disait que le devenir-prisonnier était l’évasion, et le devenir-élève, la désobéissance. Moyennant quoi la punition (la discipline) est une distinction.

Et il faut partir de là : l’élève idéal c’est le cancre, cancer, le crabe qui avance de travers – on peut dire aussi bien : qui progresse de biais. Je ne parle pas de cette espèce parasite, le consommateur de bourses ; mais de qui a beaucoup lu et fui les sentiers battus, qui le revendique, qui conteste le maître. Car le maître n’a de maîtrise que sur un champ infime du savoir, et encore. Alors s’il revendique impudemment le savoir absolu, c’est en bouffon qu’il se change, et c’est bien. Que demande l’élève de philo, cancre ou non ? mais des réponses à ses questions d’adolescent : qui suis-je devant mes parents, mes copains, mes partenaires sexuel(le)s potentiel(le)s ou actuel(le)s ? Où me mène ma vie, que je ne maîtrise que très peu, voire en rien ? Quel est exactement ce système politique qui prétend prendre soin de moi, de mes parents et de ma descendance ? Quelles instances légitiment ces décideurs ? Quelles autres les contrôlent ? Devant qui ou quoi rendent-ils compte de leur autorité, de leur vie ? Et il y a davantage encore : pourquoi m’interdit-on (m’interdirais-je) ce qui est permis ailleurs ? Et réciproquement – mais la question est plus rare – pourquoi me permet-on ce que la plupart des pays condamnent ou interdisent (l’amour du même sexe, par exemple) ? Pascal a souligné il y a 350 ans la relativité géographique des législations (« Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ») : nous y sommes toujours, et que dire des Etats fédéraux, comme les USA, l’Inde, et un jour prochain, j’en suis convaincu, la Chine ?

Bon. Ce serait déjà bien s’il en allait ainsi. Mais ce n’est pas ainsi que nous en usons – nous sommes bien plus utilitaristes, c’est-à-dire que nous visons des objectifs bien plus proches de nos vies, et susceptibles de les modifier, en mieux si possible. De sorte que la philosophie ou ce que nous appelons ainsi, quand nous la sollicitons c’est plutôt pour informer, pour mettre en forme notre vie quotidienne chaotique et désorientée. Philosopher signifie à la lettre avoir envie d’être sage, donc de le devenir puisque ça nous manque ; mais qu’est-ce qu’être sage, ici et maintenant ? La même chose que dans le monde de Platon, de Spinoza, de Kant ? Un peu, oui, mais bien sûr que non. Notre monde (le concept de monde) a profondément changé, notre humanité mêmement. On ne peut plus s’enfermer dans une bibliothèque gréco-latine comme Montaigne, dans une Bible comme Pascal, dans le corpus des sciences politico-économiques comme Marx, et coetera. On ne peut plus s’enfermer nulle part puisque tout est relié, connecté, semble qu’il n’y ait plus qu’un monde et un seul, voire. C’est une nouvelle illusion probable, ce super-monde interconnecté, la communication instantanée, la fraternité par artifice, la communauté humaine électronique. Les mutants bioélectroniques, c’est pour demain peut-être, plus certainement pour un futur très lointain, et pas comme nous le fantasmons. L’humanité, comme les espèces qui l’ont précédée et avec lesquelles souvent elle cohabite, n’en est qu’à son enfance sans doute. Rendez-vous dans un ou deux millions d’années, quand elle aura colonisé le système solaire et au-delà, moyennant une physique fondamentale profondément différente de celle que nous connaissons (que nous ignorons, tant elle est déjà complexe). Que cherchons-nous aujourd’hui, nous n’en savons rien en vérité. Nous cherchons à jouir de plus en plus, et avec de plus en plus d’objets manufacturés. C’est un peu court, mais c’est ainsi, grosso modo. Que chercherons-nous demain, après-demain, plus tard encore et loin ? Bien malin qui le saurait. J’imagine parfois un monde que j’appelle archi-spinoziste, où toute approche du réel serait rationnelle, et tous les affects contrôlés. Mais je me félicite de n’être qu’un ancêtre de ce monde-là. Si Montaigne débarquait chez nous, nul doute qu’il retournerait s’enfermer dans sa librairie. Et Diogène dans son amphore.

Alors, oui, philosopher, à quoi cela sert-il encore ? A apprendre à mourir, comme le soutenait Montaigne ? Sans doute pas, ou pour bien peu : plus personne ne veut mourir, ni ne l’envisage, même. Nous sommes immortels, c’est une affaire entendue. Non, philosopher participe d’un mode (je ne dis pas, comme certains esprits critiques, d’une mode) de questionnement collectif concernant le mieux-vivre, tout au contraire. Car s’il est entendu que nous vivrons très vieux et de plus en plus, alors il faut envisager cela, le regarder en face, en faire quelque chose. Notre longue retraite, qu’on se le dise, sera philosophique ou ne sera pas. Il y a eu l’attraction, ou l’attrait, des cafés-philo, et il n’est pas sûr qu’ils appartiennent au passé. Jamais peut-être on n’a autant parlé (à tort et à travers ?) de Spinoza, de Nietzsche (les citations alléguées de Nietzsche sont comme les morceaux de la vraie croix : de quoi faire une forêt, ou la Bibliothèque Nationale), de Heidegger, de Wittgenstein – mais aussi de Bergson, de Deleuze. Et des penseurs d’aujourd’hui (Habermas, Agamben, Sloterdijk) rencontrent un public dont Kant, Hegel ou Marx ne rêvaient même pas. Serait-ce le signe d’une nouvelle propension à la sagesse ? On veut bien, mais rien n’est moins sûr. Il me semble que c’est plutôt ce que Montaigne pointait dès son époque dans la multiplication des écrits de toute sorte :

L’escrivaillerie me semble quelque symptosme d’un siecle desbordé.

Une sorte, donc, d’extension indéfinie du café du commerce, mais sans alcool, sans café même, sauf équitable. De nouveaux lieux communs se répandent à la vitesse de l’internet, et un nouveau dictionnaire des idées reçues est peut-être en train de s’écrire. Pas sûr non plus, car j’aimerais que non. Et à Dieu ne plaise, ni à quelque autre, que je change mes désirs plutôt que l’ordre du monde.

Alain PRAUD

2 commentaires sur “Inactuelles, 42 : A quoi sert encore la philosophie ?

  1. Je suis actuellement en train de faire ma philo, du moins mon introduction à un sujet philosophique, et en lisant ton article Alain, j’ai été figé sur le premier paragraphe qui m’a d’ailleurs bien fait réfléchir ! La philo n’est qu’une « discipline » voulant nous prouver la réalité des choses telles qu’elles sont. Ce que je n’y comprends pas, c’est malgré notre avis personnel sur tel ou tel sujet, la philosophie aura toujours raison, pourquoi cela ? Littérature, quand tu nous tient…

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    1. Attention Richard à ne pas me pousser à l’hyperbole. C’est le système éducatif français qui fait de la phi une « discipline » qu’elle n’est pas, qu’elle ne peut pas être. Non, elle n’a pas toujours raison, elle n’a même jamais « raison », le monopole de la raison, malgré Spinoza que j’admire, et Hegel (nettement moins). Elle suggère des pistes, mieux des voies d’escalade, que c’est à nous d’équiper en échelles et cordes fixes. Dans tous les cas c’est à nous de penser : aucun maître ne le fera à notre place. Pour être après eux, et occuper leur poste, il nous faut tuer nos maîtres (même Rousseau…)

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