La Fontaine pourrait bien être, de tous nos écrivains patrimoniaux, le plus malmené. On l’ignore déjà comme poète, obnubilé par le sempiternel fabuliste, quand, poète, il est peut-être le plus grand. Mais comme fabuliste c’est plus grave encore, tant sa réputation relève du contresens permanent. Responsable principale, la Troisième République qui est encore la nôtre, gratuite, obligatoire et laïque, qui s’est empressée de l’annexer à la morale bourgeoise, elle aussi obligatoire ô combien et urgente ; mais le tort avait commencé bien avant, en réalité dès le début, pourquoi pas de son vivant. Car si La Fontaine, on l’oublie souvent, n’est pas seulement l’auteur des Fables, celles-ci se sont d’emblée insérées dans un projet pédagogique déjà nourri de quelques-uns de ses modèles antiques. Ensuite advienne que pourrait.
Dès le siècle suivant (Emile ou De l’éducation, 1762), le Genevois J.J.Rousseau pointe dans cet enseignement des partis pris scandaleux et des contresens manifestes. Qu’il en rende responsable La Fontaine lui-même n’est au fond qu’un épiphénomène : un poète n’a pas à se justifier, moins encore à se faire son propre exégète. Mais au-delà, Rousseau sait parfaitement qui est le coupable, et quelles vérités il est urgent de rétablir (ou d’établir) :
« On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. »
Suit une démonstration par l’exemple, sur « Le Corbeau et le Renard », tête de Turc facile en effet. La thèse secondaire de Rousseau, c’est que les enfants se mettent toujours du côté du plus fort, du plus habile, du trompeur, de l’escroc, du voleur. « On n’aime point à s’humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. »Ce que Rousseau appelle amour-propre, depuis Freud dont il anticipe souvent les intuitions (voir les premiers livres des Confessions) nous l’appelons Ego, presque toujours « surdimensionné », surtout chez l’enfant justement. Passons sur ce filou de goupil, voleur par astuce, voleur quand même – le corbeau n’est coupable de rien, la vanité et l’aveuglement ne sont pas même des délits, juste des ridicules universels. Rousseau sait parfaitement que La Fontaine n’est pas un moraliste, ni au sens aristocratique (La Rochefoucauld), ni surtout au sens bête et bourgeois du mot. La Fontaine est un libertin, un esprit libre autant qu’il se peut à son époque, en tout cas il n’est jamais là où on croit, classique, baroque, rabelaisien, platonicien, épicurien, quiétiste… Si le fabuliste a péché envers les enfants, ce n’a été que par imprudence ; les pédagogues, pédants à oeillères, ont fait le reste. Mais La Fontaine écrit-il pour les enfants ? et pour qui au juste ? Cette question n’est pas posée, ne le sera pas. La question est celle de l’inutilité de la lecture, puisque elle est presque toujours à contresens.
Avec « La Cigale et la Fourmi », Rousseau enfonce le clou, avec autant d’à-propos mais en passant à côté de l’essentiel. « Quelle horrible leçon pour l’enfance ! » s’écrie-t-il (s’écrit-il, surtout). « Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse » (Livre second, Classiques Garnier, pp. 110-114). La fourmilière serait une sorte de Restau du coeur à l’envers, qui virerait avec raillerie les chômeurs, marginaux et gratte-guitare. Et c’est bien ainsi que l’entendra (que l’entend aujourd’hui encore) l’école de la République : la fourmi, M.Prudhomme, est travailleuse, économe, prévoyante ; la cigale qu’elle envoie danser (devant le buffet : mourir de faim, donc) est de ces parasites qui déclament dans le métro, qui en plus ont le culot de faire la manche. Verlaine quoi, ou Kerouac. Il n’est pas sûr en revanche que l’enfant, pas si conformiste que ça, se range dans le camp de la fourmi – l’adolescent, moins encore (mais les parents, oui : qui veut d’un fils poète et sans revenus réguliers ?).
Donc la fourmi est inhumaine. Mais au-delà du prêchi-prêcha, ce que Rousseau a très bien compris, c’est que l’école, en s’abstenant de commenter (ou en biaisant le commentaire) fourvoie les élèves dans un contresens continuel sur les intentions de l’auteur. Car il est bien évident que le poète le plus subtil de son temps et de loin, Adonis, Orphée et Marsyas à la fois, qui a organisé sa vie de telle sorte qu’il ne ferait rien d’autre qu’écrire, et ce qu’il voudrait (un exploit en ce demi-siècle guindé, contraint, obséquieux, terrifié) – il est clair que le poète s’assimile à la cigale, se confond avec elle. Le plaisant dira-t-on c’est que la cigale ne chante nullement, elle joue de la crécelle plutôt, ou bien du violon, mais alors rien qu’avec le bois de l’archet – c’est une rockeuse un rien hard-metal, voyez. Mais notre fabuliste n’en a cure, comme d’un corbeau amateur de camembert, d’un chat croquant une belette, e tutti quanti. La poésie n’a que faire de ce réel illusoire de toutes façons (nos sens nous trompent) : ce qu’elle montre par éclats, et comme malgré elle, c’est ce que Jaccottet -le plus subtil poète de notre temps, lui – appelle « la réalité réelle » : par exemple comme ici la réalité des rapports de forces dans une société donnée, en un temps donné. La Fontaine marxiste avant l’heure ? Eh bien, pour ce qui est de la méthode, oui.
Oui, car cette fable universellement connue, La Cigale et la fourmi, est en réalité une parabole économique, une historiette codée ; ce code nous échappe aujourd’hui, mais en 1668, première édition des Fables (présentées comme traduites d’Esope, entre autres, mais non avouées par leur auteur), il était transparent. Poète oui, mais avisé quant à son intérêt bien compris (un poète ne se conçoit pas sans protecteurs influents), dès 1657 La Fontaine a courtisé Nicolas Foucquet, le tout-puissant et flamboyant Surintendant des finances de Mazarin ; quelque chose comme DSK + Sarkozy + bien autre chose, puisqu’il disposait d’une flotte de guerre privée, qu’il fut accusé d’avoir fait fortifier Belle-Ile de son propre chef, enfin de comploter pour ravir le pouvoir. Procès politique, il va sans dire. Mais en 1657 un joueur avisé devait miser sur lui. La Fontaine a le même âge que Molière, qui est encore le protégé du prince de Conti ; ils ne se connaissent pas pour le moment, ça viendra, les grands artistes se connaissent tous. Et chez Foucquet La Fontaine va se faire de très précieuses relations, Boileau, Mme de Sévigné, Racine dont il a épousé sans amour une lointaine parente. Car Foucquet, c’est aussi le François Pinault de l’époque, il s’entoure en son château de Vaux des plus grands artistes, Mansart,Le Vau, Le Nôtre qui vont dessiner Versailles, il collectionne des antiques, rien de ce qui est raffiné ne lui est étranger…
Cette époque décidément ressemble à la nôtre. Les grandes banques sont à Genève, Amsterdam. Elles prêtent aux grands pour leurs plaisirs, aux rois pour leurs guerres dispendieuses. Pas si frileuses que la fourmi, elles risquent gros à ce jeu, elles ont leurs courtiers de génie, les Crozat, Samuel Bernard, qui parlent d’égal à égal avec Louis XIV. Sous le règne du Roi-Soleil la dépense est telle que la France se déclare quatre fois en défaut de paiement – en faillite, donc. Et alors ? On efface les ardoises, et on recommence. On refond le mobilier en argent massif de la Galerie des Glaces pour acheter des canons, et ça repart. Même la désastreuse révocation de l’Edit de Nantes (1685) n’interrompt pas les affaires, et pourtant…Ce gage donné aux ultras catholiques, et au pape, moyennant compensations d’importance, a bien failli se transformer en cataclysme financier, vu le nombre de banquiers protestants contraints à l’exil, vers Londres, Amsterdam, Berlin…ou Genève. Le sait-on ? C’est de là que date le fameux secret bancaire suisse : de même que le roi ne peut avouer publiquement qu’il continue à emprunter à des hérétiques qu’il vient de chasser, lesdits hérétiques sont tenus au secret pour des raisons évidentes de crédibilité politico-religieuse…Schizophrénie apparente, en fait capitalisme bien compris.
La Fontaine est au fait de tout cela, dès les années 1660, où il s’agit de survivre à la chute de Foucquet. Il a écrit une fable transparente, Le Renard et l’Ecureuil, qu’il se gardera bien de publier, où l’écureuil est Foucquet (l’animal figurait dans ses armoiries, et partout à Vaux), le renard Colbert. Ce dernier, tenace dans la rancune intéressée, poursuivra de sa vindicte non seulement Foucquet, qui mourra en forteresse, mais tous ses protégés ; La Fontaine le premier, mais jusqu’à Pellisson
, nommé précepteur du Dauphin, qu’il aura jusqu’au bout tenté d’évincer au profit d’un homme-lige. Certes notre poète est forcé de courber l’échine s’il veut survivre, et il s’abaisse à des formules qui nous sembleraient humiliantes si nous ne les retrouvions pas sous la plume d’un Molière. Le roi est soleil, et ceux qu’il relègue dans l’ombre sont ignorés à jamais. Alors il faut courber l’échine, et le premier recueil de Fables (1668) est dédié au Dauphin, alors âgé de sept ans, qui mourra bien avant son père. C’est là qu’on trouve, première de toutes, la Cigale et la Fourmi.Très avisé des affaires d’argent (transactions immobilières fructueuses dès les années 1650), La Fontaine n’en dessine pas moins ici, et d’un crayon épais, un parallèle audacieux entre son protecteur (qu’il n’abandonnera jamais) et son nouveau maître, qu’il hait. Deux visions de l’économie s’opposent : Colbert, la Fourmi, comptable tatillon et impitoyable, capable de freiner Louis XIV lui-même dans sa propension à dilapider pour les besoins de sa gloire ; et Foucquet, la Cigale, ou plutôt le commanditaire et protecteur de toutes les cigales, nouvel Auguste et nouveau Mécène, capable de fêtes prodigieuses où pour son malheur il aura invité le jeune Louis XIV en personne – lequel repartit persuadé que son ministre ruinait l’Etat.
Or tout venait, semble-t-il, de la cassette personnelle de l’Ecureuil, qui depuis des années fonctionnait ainsi, en seigneur baroque, financier illusionniste attirant la richesse par l’étalage du luxe, dans des constructions pharaoniques mais de carton-pâte, derrière lesquelles il n’y avait rien ou pas grand-chose. Louis XIV portera la recette à son point d’incandescence, surpassant d’un facteur 10 les festivités de Vaux pour éblouir l’univers. Même s’il gardait une dent contre La Fontaine (il le lui fera sentir toute sa vie), le roi prodigue ne pouvait ignorer que le fabuliste partageait ses vues en matière économique, celles justement de Foucquet :
« On ne sait d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien » (L’avantage de la science, Fables VIII, 19)
En ce sens La Fontaine, qui n’entendait pas grand chose en macro-économie, partage d’avance les vues de Voltaire (le superflu, chose très nécessaire), et bien plus loin celles des actionnaires de LVMH, dont s’ornent toutes les élégantes chinoises en visite à Paris cet été. Plus simplement, cet épicurien méprise l’argent qu’on enterre, comme son ami Molière, grand flambeur comme on sait. Nombre de ses fables en témoignent, par exemple Le trésor et les deux hommes (IX, 15) ou L’enfouisseur et son compère (X,4), bien sûr moins connues que la parabole prétendument innocente de nos deux insectes. Si Foucquet, dont un fils sera maréchal de France, duc et pair sous Louis XV, avait triomphé de Colbert, on ne sait quel eût été le destin économique de la France – l’époque était à se ruiner, comme aujourd’hui. Toujours est-il que dès sa première fable publiée, la plus connue peut-être, ce qui est dit est dit : l’argent est fait pour être dépensé, avec faste et magnificence comme on disait alors ; c’est aussi sa fonction érotique, et les constipés de la bourse n’ont qu’à se faire voir ailleurs (en Hollande, à Genève). Jeter l’argent, non par les fenêtres, mais dans la fontaine, c’est ce qui se fait à Rome par exemple, depuis toujours en somme : il paraît qu’on repêche dans la fontaine de Trevi, les bonnes années, pas loin du million d’euros. On aurait dû y penser pour le bassin de Latone…
Alain PRAUD