Mono no aware, 7 : Aï no korida (Nagisa Oshima)

L’immense cinéaste OSHIMA Nagisa est mort ces jours-ci dans l’indifférence générale – de la France du moins, l’esprit occupé ailleurs ; car au Japon c’est autre chose : détesté, censuré, adulé, il n’aura laissé personne indifférent depuis ses premiers brûlots des années 60 (Nuit et brouillard sur le Japon, Contes cruels de la jeunesse). L’expression « une vitalité désespérée » que Pasolini s’appliquait à lui-même, Oshima aurait pu s’en revêtir lui aussi : déchiré, écorché, inassimilable, irréconciliable. Un regard coupant comme un sabre sur le monde corrompu et hypocrite qui nous séduit à mesure qu’il nous contraint et asservit. Des images qu’on n’avait jamais vues, et que vraisemblablement on ne reverra plus jamais dans le cinéma « respectable », au Japon tout au moins.

Etudiants à Paris, ma première et moi, nous avions lié une amitié passionnée avec un couple d’étudiants japonais. Le garçon, Nagatsuka Kyozo, étudiant à la Sorbonne, allait bientôt jouer dans l’oubliable Les Chinois à Paris de Jean Yanne, avant de passer à Kawalerowicz puis de faire une longue carrière au Japon ; son épouse d’alors, Mitsuko, reste une amie très intime (animatrice d’Amnesty Japan, elle a combattu des années contre la peine de mort et pour la liberté de parole et d’action de « Madame Aung san suu kyi » – combat pleinement récompensé à ce jour). Kyozo aurait très bien pu tourner dans un film d’Oshima, par exemple Furyo où Kitano Takeshi fit ses premières armes. Et c’est avec eux que j’ai vu La Cérémonie (Gishiki), mon premier Oshima (sans équivalent français, gishiki met l’accent sur la tradition, le protocole, l’ observation tatillonne des rites et des codes – quelque chose d’empesé et de hiératique qui ne subsiste plus guère qu’à la cour impériale). Du cinéma nippon je ne connaissais guère que Mizoguchi et Kurosawa : ce fut donc un vrai choc, si l’on peut dire aggravé par la beauté dirimante de Koyama Akiko, épouse et actrice d’Oshima. Chez mes amis j’allais rencontrer l’année suivante (1972) Nakamura Atsuo, second rôle dans ce film et bellâtre glacial à qui j’avais plein de questions à poser mais qui me toisa de haut, mon anglais étant à ses yeux insuffisant pour une interview (il a fait depuis une belle carrière politique, migrant du gauchisme vers le Centre où tout finit par concourir).

Plus tard encore (1978) j’ai vu en salle, à Paris toujours, le sulfureux Empire des sens. Le titre français, fort habile, est dû je crois à J-C. Carrière qui n’a pas son pareil pour sauver les situations linguistiques désespérées – c’est une allusion fine (et aujourd’hui illisible) à L’Empire des signes de Roland Barthes (Skira), chronique de son voyage au Japon, désormais introuvable (si quelqu’un veut en alléger sa bibliothèque je suis preneur – pas à n’importe quel prix quand même). Le titre original est Aï no korida, la corrida d’amour – et c’est vrai que dans cette folle histoire, inspirée d’un fait divers des années 30, il y a une course à la mort aussi ritualisée que dans La Cérémonie, avec en plus le piment du sexe non simulé (l’actrice Matsuda Eiko, qui joue le rôle d’Abe Sada, n’a plus guère tourné après ça, et pour cause…Et le film en version non censurée est toujours invisible au Japon – pays dont la pornographie est une des plus violentes du monde). , c’est en japonais l’amour-passion dans ce qu’il a de plus inadmissible socialement, partant de plus criminel, un peu comme la « passion » chez Racine, mais avec un coefficient d’excès supérieur (vu de Tôkyô la France est un pays sage, presque tiède, en tout cas reposant : à la fois un musée, un jardin public et une pâtisserie). Abe Sada, qui errait égarée avec les génitoires de son amant dans son sac à main, fut jugée avec indulgence tant son fut estimé convaincant ; il y a une photo étonnante où elle pose, souriante, peu après son arrestation au milieu de policiers hilares, probablement émoustillés. Bien plus que Furyo, succès mondial grâce surtout à David Bowie, Aï no korida dénude tout un monde, et jusqu’à son inconscient, de ce scalpel à la fois impitoyable et étrangement tendre qui fait les chefs-d’oeuvre (La règle du jeu de Renoir, La dolce vita de Fellini, Senso de Visconti, Cris et chuchotements de Bergman, peu d’autres).

L’Empire de la passion était pâle à côté, Furyo m’a laissé froid, et je n’ai pas vu Max mon amour. J’ai toujours pensé que Stendhal aurait dû s’arrêter après Le Rouge et le Noir, Flaubert après Madame Bovary (même si je préfère de loin L’Education sentimentale, contradiction que j’assume), Zola après L’Assommoir, Aragon après Aurélien (même remarque que pour Flaubert)…Un chef-d’oeuvre, c’est un objet massif qui fait bouger les lignes de telle façon qu’après lui plus rien n’est en l’état, et que le statu quo ante devient impensable (après les Confessions de Rousseau, plus rien n’est comme avant dans le récit de soi) (l’étape suivante, c’est Leiris) (l’étape suivante, Annie Ernaux ; après, c’est le vide : Angot, etc)

Un dernier mot sur Oshima – une dernière pierre d’angle pour son tombeau : il a été l’un des premiers, le seul de cette notoriété, à oser non pas écorner mais dynamiter le mythe Mishima (voir sur ce blog l’article « Faut-il oublier Mishima ?) quand tout le monde était encore tétanisé par la saga du samurai postmoderne sans le savoir. Lui-même dit qu’il a beaucoup picolé en écrivant cet article. Rarement alcool fut plus salutaire. Sayonara, hombre.

Alain PRAUD

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