Inactuelles, 36 : Adorer la liberté libre

Quand mon père se décida enfin à acquérir un téléviseur, il tomba aussitôt amoureux de Sheila. J’ai aussitôt compris que c’était bien davantage pour ses couettes, son regard mutin et ses jupes minimalistes que pour ses chansonnettes. Qu’importe : le petit écran avait fait plus en un instant que des années de Salut les copains, l’émission culte à cause de laquelle les ados se battaient pour l’accès au poste à transistors, conquête absolue de l’époque. Un peu de soleil, fût-ce en noir et blanc et sur une seule chaîne, venait d’entrer par effraction dans la grisaille des foyers (depuis deux ans j’étais pensionnaire à 50 km et heureux de l’être). C’est du reste sur la télé du foyer de l’Ecole normale d’instituteurs d’Angoulême que j’ai vu le Dom Juan de Bluwal, une révélation. Quant à Sheila, comme dit Brassens, mon Dieu…Elle pouvait passer pour un de ces jolis produits jetables comme il y en avait tant déjà. Or elle est toujours là, Annie Chancel, pimpante et fringante, souriante et svelte, embellie même par la patine du temps, ce qui est bon signe quant à l’âme. Elle chante toujours, et plutôt mieux, elle a toujours des fans, anglicisme très sixties, et n’en fait pas une affaire. Elle n’a pas survécu, elle a vécu, et cet exercice elle compte bien qu’il va perdurer. Les Sixties, c’est aussi son âge, qu’elle porte fièrement et semble-t-il sans artifices esthétiques. La belle-mère idéale.

C’est en revoyant Sheila ces jours-ci, après tant d’années, que j’ai voulu parler de liberté, de ce qu’est pour moi – et si possible pour nous – ce qu’on appelle liberté, ou certains modes d’icelle, voire chantés en hymnes ou gravés au fronton des maisons du peuple ; mais pas forcément. Car la liberté ne se divise pas. Quand j’étais bolcho, seuls les ennemis de classe disaient « les libertés », selon eux menacées par nous (sur ce point ils n’avaient pas tort). Pourquoi Sheila ? mais parce qu’elle respire, et inspire, la liberté. Non qu’elle ait toujours conduit sa vie librement, sans contraintes ni influences ni déterminations : c’est impossible, comme on sait. Mais elle porte sur elle comme une évidence de liberté ; de cette liberté elle est la preuve vive (en anglais : evidence). Mais laissons-la vivre sa vie et parlons un peu de nous.

On oppose classiquement, dans une dialectique sans fin, sécurité et liberté – c’est le cas dans la fable de La Fontaine, très profonde et subtile, « Le Loup et le Chien ». Cette dialectique n’est pas inévitable ; mais elle n’est pas inutile. Car au fond nous employons notre vie à la mettre en images : free-lance ou fonctionnaire ? marié ou pacsé (ou en union libre) ? fidèle ou adultère ? adultère régulière ou occasionnelle ? mini-golf ou saut à l’élastique ? verveine ou vodka poivrée ? chihuahua ou boa constrictor ? Six mois de guitare pour gratouiller à N-D.-des-Landes, ou quinze ans de piano sans aucune certitude d’être Samson François ? Et tout à l’avenant. A chaque instant s’imposent à nous des délibérations littéralement triviales, ces bifurcations (ou trifurcations) en patte d’oie où l’on ne sait qu’emprunter, il le faut pourtant, l’absence de choix est impossible, on ne passe pas son tour. Dans ces tribulations trifurcatoires, sommes-nous libres et jusqu’où, telle est la question. Qu’est-ce donc qui fait que de trivialité en trivialité tel d’entre nous touche du doigt des objectifs que sa jeunesse lui dépeignait comme absolument hors de portée ; que tel autre au contraire, promis par son milieu, ses aptitudes, ses dilections, aux plus hautes destinées, s’abîme comme un ange déchu dans la marge, la corruption, le crime, l’abjection historique ; que tel ou tel enfin, et c’est l’exemple le plus commun, jeté de plot en plot comme dans un flipper métaphysique et moral, parvienne par chance ou lassitude, ou quelque humble et tardive illumination, à ce semblant de sérénité, réalisation concrète de la raison pratique ?

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » s’écrie Rousseau dans une formule qui a fait le tour du monde et des révolutions de l’histoire contemporaine. C’est ainsi que nous allons de chaînes en chaînes, familiales, éducatives, professionnelles, matrimoniales, passionnelles, politiques, voire oblatives, religieuses, sectaires, suicidaires…Et cependant, à toutes ces étapes de la trivialité, banalement d’autres voies s’offrent à nous comme elles s’offrirent au Caravage, et à Poquelin (Jean-Baptiste), à Shelley, Marx, Rimbaud puis Verlaine, Van Gogh et Gauguin, Genet, Pollock, Bacon, Basquiat…Ces voies sont celles de la désobéissance, de la désertion, du blasphème, de la sainteté, de l’errance, de la déviance, de la folie. Voies de François d’Assise que l’on crut fou, de Sade qu’on embastilla puis interna comme tel, d’Artaud qui finit par le devenir. Ou de telles jeunes femmes russes qui s’avisèrent de conspuer en musique, et dans une église, le nouveau tsar. L’Inquisition qualifiait de « sodomite » quiconque s’adonnait à la déviance théologique (ce pourquoi le mot bougre, en son sens premier d’homosexuel, provient par altération de l’hérésie bulgare) ; en cela tout rebelle est sodomite, puisque la désobéissance est contre nature. Certaines gens ne désobéissent jamais, serait-ce imperceptiblement, et toute leur vie font où on leur dit de faire, formule un peu facile mais d’une certaine efficacité ; leur nécrologie croule sous les titres, les distinctions, les décorations ; ils ont au Père-Lachaise des tombeaux énormes devant lesquels on s’entend marmonner « mais qui c’est ce type ? » Pas un rebelle en tout cas : plat conformiste et bouffi de vanité jusque dans la mort qui pourtant remet tous les flippers à zéro.

C’est le christianisme qui a instillé dans le monde le poison de la liberté, en posant, assise au coeur même de la divine création, l’évidence du mal, et en traçant à l’encre rouge le chemin de désobéissance qui y conduit. Chemin infiniment séduisant : car enfin, cultiver éternellement le jardin d’Eden – tâche que Voltaire assigne à Candide, mais après tant de tribulations, et quelles – en voilà une perspective ! J’ai raconté ailleurs (Dieu est partout, c’est-à-dire nulle part) comment j’ai découvert en même temps que le sens profond du christianisme, les séductions infinies de la concupiscence, et comment je balançai un moment (pas longtemps) entre la dévotion et le péché, aidé en cela par de fructueuses lectures (Gide, Nietzsche, Barrès – oui, Barrès). Je désobéissais à la fois au père, aux prêtres, à ce dieu dont je touchais du doigt l’inexistence, à tout le moins l’absence au monde puisque je ne tombais pas foudroyé.
Il ne me fut pas difficile, ensuite, de désobéir à mes maîtres, qui toisaient le surréalisme avec condescendance, sans parler – à l’exception notable d’André Jarry, mort récemment – du structuralisme, machin sans issue, ou du Nouveau roman, ce truc de fumistes. Breton, Char, Claude Simon, l’inclassable Denis Roche, Pierre Guyotat, furent donc des découvertes décisives ; quand on me conseillait plutôt (je les lisais aussi), Anatole France, Martin du Gard, Mauriac, Malraux – à la rigueur Sartre et Camus, pointe extrême de la modernité.

La première fois que je me suis marié – nous sommes restés bons amis – je savais que ça ne durerait pas toute la vie. Cette époque n’était plus, et mon inclination libertaire autant que libertine était incompatible avec des engagements d’aussi longue haleine. Et puis s’agit-il d’un engagement libre, quand la pression familiale est si forte pour entériner, légaliser, sacraliser…Le prêtre avait rang d’évêque, et c’était…l’oncle maternel de la mariée ! Au demeurant un prélat paré de toutes les séductions, amateur de whisky et de havanes, fort libéral en paroles mais ne cédant rien sur l’essentiel. Quant à la forme…il était au fait de nos accointances communistes, et n’y fit jamais la moindre allusion. Il savait, comme tout le monde, ce qui se disait à l’aile gauche de l’Eglise, au Brésil et partout, que Jésus était le premier révolutionnaire, même le premier communiste : n’avait-il pas dit qu’il était plus aisé à un chameau de passer par le chas d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu ? Que les derniers seraient les premiers, et lycée de Versailles ? Bref, un bolcho, un communard fusillé par les Pharisiens au mur des Fédérés. Le prélat envisageait ces audaces avec équanimité mais sans indulgence particulière. Il était bien placé pour voir que tout partait en quenouille.

De mon expérience communiste j’ai déjà traité abondamment (Bolcho sinon rien, 1 à 5) ; si j’y reviens ici c’est sous l’éclairage polarisant de la liberté. Etais-je libre, et au sens kantien, quand après des années de délibération j’ai enfin mis les deux pieds dans cette barque, ou galère ? Vu d’aujourd’hui, pas vraiment : mon épouse, son père, son grand-père, sans avoir la carte du parti, votaient communiste les yeux fermés (le grand-père, une figure, depuis les années 1920) ; mes amis étudiants de Bordeaux, mes cothurnes de Saint-Cloud ensuite, étaient dans la mouvance ou membres du parti (on nous glissait l’Huma sous la porte); tout nouvel adhérent avait pour tâche de susciter l’adhésion, et cela se fit pour nous deux par un couple de nos meilleurs amis (il faudrait s’interroger sur l’économie libidinale de la chose)…Le verbe « adhérer » a quelque chose de rassurant : on devient solidaire, au sens physique, matériel, d’un édifice immense, dont on ne peut connaître toutes les parties, mais dont on sait qu’il est une force agissante (« Seules les huîtres adhèrent », répétait finement un condisciple, sans doute pour s’immuniser contre la tentation). Il faudrait ajouter, mais cela va presque de soi (voir la récente note Tous gauchistes !) que l’époque était à l’engagement – le cas des « établis », renonçant à leurs études pour se faire embaucher comme ouvriers (le plus souvent manoeuvres, car ils ne savaient rien faire de leurs mains) chez Renault ou Michelin, est aussi éloquent qu’une enluminure de la Légende dorée de Jacques de Voragine.

Si donc je suis devenu bolcho comme nous disions, c’est sous un faisceau d’influences ou plutôt de facilitations. Pourtant c’était un acte libre car il comblait une attente, elle aussi en faisceau : je voulais désobéir à une tradition, à un milieu, chrétien ou sceptique, mais qui ne comportait pas, jusque là, un seul coco (comme ils disaient, eux) ; j’entendais plus largement m’inscrire contre des institutions, des instances plus abstraites mais non moins prégnantes (le couteau entre les dents, oui et alors ?) ; surtout il y avait la guerre du Vietnam (voir La guerre du Vietnam n’est pas finie), excroissance monstrueuse de la guerre froide, à cause de laquelle, dans cette guerre, j’avais choisi mon camp. Alors tout était bien. Et je me suis rarement senti aussi libre – du moins les premiers temps – que dans ce parti hiérarchisé et centralisé, où la moindre liberté de parole ou d’action ne nous était ni octroyée ni concédée mais imposée par le parti lui-même. Tant il est vrai que le sentiment d’être libre est un tissu chatoyant de paradoxes et de contradictions.

« Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre », écrit Rimbaud (16 ans) à son jeune ex-prof Izambard (25 ans) qui en reste baba. Et cette liberté entêtée va le jeter dans une errance sans but, sans principes, jusqu’à la mort prématurée. Mais ce que dit cet entêtement c’est l’intransigeance d’une liberté indivisible, à aucun moment négociable, perinde ac cadaver selon la hautaine devise des Jésuites (un comble !) – une liberté tyrannique. Ce que peut être la tyrannie de la liberté, dans l’anarchie, le péché, le vice ou le crime (Raskolnikov) nous mènerait loin, et cette note est déjà bien longue. Je reviendrai donc plus tard sur cette question, ne serait-ce que pour éclairer des pans de ma mémoire – à mon propre usage, mais pas seulement – qui sait ?

Alain PRAUD

2 commentaires sur “Inactuelles, 36 : Adorer la liberté libre

  1. Il m’a toujours semblé que Rousseau fondait toute sa construction sur un postulat absurde : « L’homme naît libre et heureux ». Qu’on m’explique, je ne suis pas philosophe.

    Quant à Rimbaud, je n’ai jamais compris en quoi on peut trouver la liberté dans le trafic d’armes à Aden. Izambard, un peu naïf comme tous les profs, a peut-être cru son petit surdoué plus intelligent qu’il n’était…

    J’aime

Laisser un commentaire