Je n’ai connu la publication – j’allais dire la publicité – qu’à presque trente ans, grâce à Jean Ristat et à sa revue Digraphe. Encore n’avais-je rien sollicité : la proposition est venue d’un ami qui participait à la revue et avait copie de quelques poèmes. En réalité je n’imaginais pas que cette activité, pour moi de l’ordre de l’intime, puisse intéresser quiconque hors un étroit cercle d’amis. Et des femmes bien sûr – les femmes, au moins depuis le Romantisme, sont d’assidues groupies de poètes presque tous hommes. Soudain on était introduit dans un microcosme où l’on côtoyait deux générations de poètes, les anciens comme Deluy, Vargaftig, Bernard Noël, Marcelin Pleynet, Guillevic (j’ai éprouvé une véritable émotion le jour où j’ai découvert dans une livraison de Digraphe un de mes poèmes voisinant avec un poème de Guillevic), la jeune génération alors des Ristat, Bénézet, Grandmont, Royet-Journoud ; et la statue du Commandeur, Aragon en personne (voir ici même Aragon, le bon usage), qu’on disait le Hugo de ce siècle, et ce n’est pas faux même si c’est un peu perfide (Mallarmé : « Il était le Vers, personnellement »).
Du jour au lendemain j’ai été pris dans un tourbillon de visibilité trompeuse et dérisoire, publié dans d’autres revues, lisant ma production en public, fondant moi-même un éphémère bulletin, animant des émissions de radio… Enfin j’ai failli me prendre pour un poète. J’écrivais des poèmes-livres de plus en plus coupants, intransigeants, autistiques ; avec comme l’oeil de Caïn cette formule de Thomas Bernhard : « Dès qu’on dit quelque chose, c’est déjà une exagération ». Cette plaisanterie mondaine et paranoïaque (dont certains ne sont jamais sortis, à lire la bouffissure prétentieuse de leur notice sur Wikipedia) ne pouvait pas durer bien longtemps – une quinzaine d’années tout de même. Publié dans d’autres revues, reconnu par d’autres poètes, j’entrais enfin dans une sorte d’âge de raison, de sobriété, de lisibilité, de presque silence. Cette conversion n’est pas achevée, ne le sera jamais.
« Il faut être infiniment savant pour être infiniment simple », écrit Jacques Roubaud. Oublions « infiniment », qui nous barre toutes les routes. Pascal déjà ne disait rien d’autre (« Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup en rapproche »). Trouver le Graal, quelque chose comme ce poème chippewa qui ne fut jamais écrit, savoir dire que la pluie tombe, que le temps passe, que les enfants rient, que la matière souveraine n’interdit pas le rêve, matière lui aussi mais substance inconnue, que nous pensons la nature-univers qui elle aussi nous pense, nous rêve peut-être, dire cela et que les petits de la Maternelle le comprennent comme ils comprennent Lorca et Miro, telle est la tâche. Pour y parvenir il faut une très longue vie en y pensant sans cesse, et la réussite n’est nullement garantie. Il faut des travaux pratiques qui s’apparentent à une ascèse : s’appliquer à ne plus rire d’autrui, à ne rien mépriser, à ne haïr qu’à bon escient, à n’être de soi ni admirateur ni contempteur, à aimer non seulement l’humain mais tout le non-humain, animalcules et animaux, herbes et arbres qui nous parlent en une langue nonpareille, pluie et vent, rochers, volcans, étoiles. Etre en éveil et à l’écoute du visible comme de l’invisible, de la langue et de la musique comme du silence ou de ce que nos limites disent tel ; pour cela se mouvoir entre les mots, nager dans les courants des phrases, des phrasés, de la prosodie, des musiques venues d’ailleurs, Pindare et Keats, Mandelstam et Du Fu, Bashô et Trakl, Hölderlin et Tsvetaieva, Cadou et Pasolini, Catulle et Rimbaud…(Je n’oublie pas les grands prosateurs : pour m’en tenir au XXe siècle, Proust, Claude Simon et Aragon romancier, plutôt que Breton, Eluard, et Aragon poète).
C’est encore Roubaud qui a écrit ce Noli me tangere : »un poète n’est jamais autorisé ; par personne, pas même lui. » Bien entendu que poète, c’est presque prophète, et plus encore, celui qui crée à partir de rien, ou de ce verbe qui est Dieu – et créer à partir de Dieu, n’est-ce pas être Dieu ? De là un interdit chez nous peuple des Lumières soi-disant, on ne peut se déclarer poète, c’est trop grave…Mais puisque j’écris ce qu’il est convenu d’appeler poésie, que c’est publié et lu (par peu mais qui me comblent, dit Horace, contentus paucis lectoribus), pourquoi à la fin ne me dirais-je pas poète ? Du reste ce n’est une question qu’en France, pays prétendument cartésien, en fait positiviste et scientiste dans le meilleur des cas, alors que dans n’importe quel autre pays d’Europe (sans parler du monde arabe, de la Russie, du Japon) se présenter comme poète allume les regards, excite la curiosité… Alors voilà, depuis une vingtaine d’années seulement je puis me dire poète sans complexe ni réticence – mais conscient, et de la conscience la plus aiguë, que je plane seul ou presque, de nuit, sans radar ni même boussole ni même étoiles pour me guider, entre des cimes noires, au-dessus d’un vide abyssal, tel un grand oiseau maladroit, le vautour fauve dont j’ai déjà parlé (gyps fulvus) ou pis encore le trop célèbre albatros de Baudelaire (son plus mauvais poème, sur la forme comme au fond). « Poète, vos papiers ! » chantait Léo Ferré, et il n’avait pas tort : il faut toujours se justifier d’être poète – pourquoi pas essayiste ? romancier ? philosophe ? des choses sérieuses, enfin !
A cela je ne sais que répondre, sinon par des boutades. Je ne suis pas philosophe parce que trop d’arides lectures ont éloigné de moi ce calice ; ni essayiste car c’est trop souvent fleureter avec la polémique, que je ne méprise nullement, je m’y adonne volontiers sur lemonde.fr et autres blogs – mais toute la vie ? Et romancier j’en suis incapable, déjà que je n’aime pas qu’on me raconte des histoires, alors raconter assidument une non-histoire ? En 800 pages au moins, comme il est de mise aujourd’hui ? Ce livre-là, le mien, me tomberait des mains. Alors je poétise, je bricole, je rimaille à l’occasion – la rimaye n’est-elle pas le vide dangereux entre le glacier et la roche ? Vide dangereux parce que vide absolument : de même que lancé à la vitesse de la lumière vers le centre de la galaxie et ses milliards d’étoiles on ne rencontrerait constamment que du vide, jeté sans carburant ni provisions dans l’éther indifférent de sa propre langue, tenaillé de toutes parts comme Saint Antoine par les tentations de la vanité, ou pis encore de la satisfaction du devoir accompli (comme on dit de la gymnastique conjugale), qui s’est drapé dans cette tunique s’est voué à cette ascèse selon Blanchot : « ignorer qu’il y a déjà un art, ignorer qu’il y a déjà un monde ». Il ajoute : « Soutenir, façonner notre néant, telle est la tâche » (ce que Hegel appelait « dire la pure vie »). Dans ce vide absolu, disait déjà Hölderlin, « le défaut de Dieu nous aide. »
Le plus grand, et par conséquent le plus discret des poètes de ce temps, Philippe Jaccottet, tôt le matin à sa table de travail et tout le jour encore au hasard des promenades contemple les paysages de Grignan où il vit et tente d’approprier à des mots, autant dire à une algèbre, ce que la peinture s’épuise à montrer. Ce chalenge, comme on disait dans les tournois, est perdu d’avance et il le sait. Mais il faut continuer. « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Bien longtemps avant, Zhuangzi l’avait dit en positif : »Désoccupé de soi (exactement : quand on n’occupe plus son moi), formes et choses d’elles-mêmes apparaissent ». Etre poète, le devenir enfin, ce serait avoir conquis cette liberté quelques minutes dans une vie. Minutes d’épiphanie – ce qu’on appelait, avant, l’inspiration. S’extirper de sa gangue pour accéder à cet état, ce n’est pas surhumain, c’est à la portée de tous et chacun. Mais c’est comme vouloir devenir spinoziste : l’effort de toute une vie. Après quoi, peut-être, une vraie lumière.
Après tout cela, je ne suis pas plus avancé, mais c’est bien normal après tout. Un grand poète c’est quoi ?
Enfant, j’aimais bien Jean Richepin, dont les textes évoquaient la campagne de la France éternelle (!), une poésie descriptive et réaliste.
Un peu plus tard Verhaeren me « scotcha » avec ses « campagnes hallucinées » et «ses « villes tentaculaires ». Fascinant. Des textes qui collaient bien à mon spleen (que j’entretenais avec affectation) d’adolescent.
Après ce fut Jules Laforgue, pour des raisons à peu près identiques …
Grand adolescent, il y eu (et il y a encore) Apollinaire (« alcools » surtout).
Aujourd’hui, je lis volontiers Cendrars, « la prose du transsibérien » : des vers ramassés, qui transpirent le voyage, l’aventure. Que cherche-t-on dans les œuvres poétiques ? La part de nous inexprimable, parce qu’enfouie et surtout insupportable à exhumer ?
Et si notre recherche était plus anodine, coquine, voire friponne ? Alors pourquoi pas les « chansons de Bilitis » de Pierre Louÿs (il nous a bien eu celui-là …) ou ceux plus sincères de Renée Vivien ?
A quoi ça sert la poésie ? À rien d’important, heureusement ! Au plaisir sûrement.
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