Inactuelles, 31 : Jeux Oniriques

Je l’ai déjà écrit quelque part dans une incise – ce devait être à propos de politesse, en janvier : la compétition, quelle qu’en soit la forme ou le prétexte, ne m’inspire ni admiration, ni, même, respect. Parce qu’elle est la matrice, sous sa forme aiguë de compétition entre peuples, nations, systèmes, de toutes les horreurs des siècles passés, et particulièrement du XXème, qui en ce sens est loin d’être achevé ; puis surtout, foncièrement, cette croyance que j’ai partagée dans ma prime jeunesse, qu’un individu ne se réalise pleinement que dans sa « supériorité » à un autre, voire à tous les autres, en quelque domaine, me paraît aujourd’hui ce qu’elle est en effet : une chimère et une sottise.

Encore, ne s’agirait-il que de l’intellect…On conçoit bien que Shakespeare, Newton, Rousseau, Beethoven (plus près de nous Einstein, Beckett, Deleuze, Messiaen) pourraient se prévaloir d’aptitudes confinant à l’excellence, que le commun des mortels ne peut que contempler d’en bas. Mais cela même est relatif, et la forte proposition de l’Hyperion de Hölderlin : « Nous ne sommes rien, ce que nous cherchons est tout », ceux que nous nommons phares, prodiges, génies l’avaient tous intériorisée. Que dire alors d’aptitudes relevant – même si rien jamais n’est purement « physique » – de la mécanique de notre enveloppe corporelle ? Plus vite, plus haut, plus fort, dit la devise olympique. On croit d’abord à une blague, dès qu’on pense un instant aux autres espèces du vivant. Car nul sprinter n’égalera un guépard, nul nageur un requin, nul boxeur un grand singe…et nul sauteur, fût-ce à la perche, une puce. Au sommet (pour l’instant) de l’évolution, l’espèce humaine a confiné toutes ses qualités dans sa boîte cranienne ; le reste n’est que brindilles.

Mais dans notre nostalgie de l’animalité sans doute, ce reste nous n’avons de cesse de le faire mousser. Si les hommes du XVIIème siècle, Pascal en premier, affectaient de mépriser leur corps, ceux du dernier demi-siècle en ont fait une hypostase de quelque divinité perdue. A l’époque (1987-1992) où je fréquentais assidument – par hygiène, mon dos m’en remercie encore – une salle de musculation, j’ai assisté incrédule à l’enthousiasme d’un camarade de sudation, banquier de son état, pour l’extraordinaire performance aux jeux de Séoul d’un certain Ben Johnson…On sait que cet athlète, outrageusement dopé, fut déchu de son titre (comme le sera bientôt Lance Armstrong de ses nombreux Tours de France) ; au vrai on devrait lui ériger un monument, comme au précurseur de « l’homme bionique » que des chercheurs, dans l’ombre relative (tout cela est secret de Polichinelle) sont en train de mettre au point : autogreffes tissulaires, manipulations génétiques…N’ayez crainte, happy taxpayers, vous en aurez pour votre argent. Sauf improbable sursaut moral des milieux sportifs, le surhomme de demain est en route. Comme le scarabée il tombera sans mal de dix étages, et sur ses six pattes, ainsi que Kafka l’avait prédit.

Comment en est-on arrivé là ? Alain Mimoun, médaillé d’or au marathon de Melbourne, est encore vivant à 91 ans. C’est peut-être le dernier de ces héros grecs célébrés par Pindare, qui carburaient aux figues sèches et à l’huile d’olive. Il a fait de sa vie un exploit, et de cet exploit, sa vie. Bon, pourquoi pas ? ça n’inspirerait peut-être qu’un rictus à Deleuze, à qui en revanche on pourrait rétorquer que s’il avait couru au lieu de tant fumer, ses lecteurs se sentiraient moins orphelins. Mais voilà l’inconséquence dans laquelle nous sommes pris : une injonction (morale) de nous assainir et prolonger par le sport, en même temps qu’une autre injonction, mercantile autant que religieuse, de gober comme des enfants la grand-messe olympique et ses héros méta-humains. « Je veux être une légende », vient de déclarer Usain Bolt, l’homme qui court plus vite que son ombre. Il n’a pas besoin de courir, car ce seul énoncé le fait entrer dans la légende en effet, avec M.Prudhomme et le sapeur Camembert. Quand on passe les bornes il n’y a plus de limites.

Des légendes, oui. Comme Achille, Ajax, Ulysse. « Ce qui mène tout, c’est la langue, non les actes », déclare froidement ce dernier au début du Philoctète de Sophocle. Et c’est là que gît le lièvre : car « légende » signifie littéralement « (vie de saint) faite pour être lue » – autrement dit : que l’on doit lire (et croire), dont on doit s’inspirer pour son édification personnelle. Ce travail de propagande à proprement parler, c’est celui des media qui montrent, commentent, exaltent à grands cris. Il faut entendre les clameurs, les superlatifs homériques : tel coureur est « mythique » (il est vrai qu’on le dit aussi d’une chansonnette de Dalida), tel nageur un « monument » (qui surnage, sans doute, de quelque cité engloutie), et bien sûr chaque « exploit » est « énorme » (on notera que « grand » et « immense » tendent de plus en plus à être supplantés par « gros » et « énorme », qui sans doute disent mieux la vulgarité du locuteur, et son mépris pour qui l’écoute)(et comme si cela ne suffisait pas, un commentateur a inventé « énormissime », dont il use et abuse – il est vrai que les Vénitiens du temps de Casanova se donnaient de l’illustrissime…)

Or la légende, c’est le rêve. Et le rêve, n’est-ce pas, nous en avons bien besoin – du rêve éveillé, s’entend. Comment, vous ne saviez pas que vous en aviez besoin ? Ce monde orwellien, cette société du spectacle sont là pour vous le rappeler sans cesse. C’est ainsi que depuis trois mois on a vu se succéder sans temps mort le festival de Cannes, le tennis à Roland-Garros, l’Euro de football, Wimbledon…J’en oublie sans doute. Quand les JO seront finis le réveil sera rude, d’autant qu’il faudra reprendre le boulot par surcroît. Mais il fallait bien cela pour oublier cette campagne présidentielle « d’un ennui mortel », clamaient-ils tous en choeur. Ennuyeuse, parce qu’on n’y a pas abordé les vraies questions ? Vous n’y êtes pas : au contraire, parce qu’on y a trop longtemps parlé de choses sérieuses. Le sérieux, le réel, la matière, voilà l’ennemi. Sus à la réalité ! Vive le rêve !

Qu’on se rassure, moi aussi j’ai besoin de rêve. Ainsi, ce 14 juillet, à Beaubourg, devant certains tableaux de Gerhard Richter. Pas tous, mais certains, où « la réalité réelle » selon Jaccottet nous fait signe. La série abstraite des Forêts par exemple, qui est comme l’Idée de la Forêt, un milieu où j’ai toujours aimé me perdre et respirer. On dira que cela ne concerne que moi. D’abord je n’en suis pas sûr – et quand bien même ? Les artistes ont le don – la mission, peut-être – de dévoiler à chacun de nous un petit pan du monde. De nous aider à être au monde. Des athlètes que Pindare célébrait, on ne sait plus rien depuis bien longtemps. Leur beauté a passé comme les roses. Quand Pindare, lui, est toujours à nos côtés.

Alain PRAUD

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