Je suis né à l’ hôpital, sur les hauts de ma ville romaine, à peu près où se situait pense-t-on le temple de Jupiter, mais dans un ancien couvent à toits d’ardoises, encore tenu par des religieuses acariâtres et vindicatives qui y faisaient office de sages-femmes bien mal nommées. Quarante ans plus tard, l’oeil noir comme Antisthène, mon père rapportait les édifiantes paroles de ces saintes femmes : « ça vous fait mal pour sortir ? ça vous faisait moins mal pour entrer… » Qui s’étonnera après cela que j’aie sur les couvents la même appréciation que Diderot (exception faite de Madagascar) ?
N’empêche, cest bien là que j’ai vu la lumière comme disaient les Anciens. Et quand je reviens là-bas et que depuis l’arc de Germanicus, sur l’autre rive de la molle Charente, je lève un oeil vers ces bâtiments depuis longtemps désaffectés (on a bâti un hôpital moderne, plus haut) c’est avec une sorte de tendresse froide. Ce lieu ne parle plus à quiconque.
Et pourtant par la suite je n’aurai de cesse de fréquenter hôpitaux et cliniques. Non pour y visiter parents ou amis, à cela j’avoue que je répugne un peu, je n’aime pas y être de passage, à heures fixes, à peine toléré ; non, en tant que pensionnaire et hôte de plein droit, vêtu, nourri, lavé, choyé, – un peu martyrisé certes aussi, mais pour son propre bien que ne tolèrerait-on ?
La première fois fut aussi violente qu’une seconde naissance.
Pour paraphraser Héraclite, le corps est notre daïmôn. Et Spinoza d’ajouter, more geometrico : Nul ne sait ce que peut un corps. J’avais 26 ans, mon corps m’a poignardé dans le dos. Pneumothorax spontané complet. Un seul poumon, le gauche évanoui comme ballon d’enfant. Déplacement du médiastin ; le coeur n’est plus à gauche mais au centre, offert au couteau aztèque. Ambulance, 150km, Toulouse, Hôpital Purpan, la rotonde des urgences absolues, premier cercle de l’Enfer de Dante. On est à l’époque des 15 000 morts par an sur les routes, c’est le début du week-end et les brancards se succèdent dans une ambiance de guerre, corps martyrisés, intubés, perfusés, masqués. Au centre de la rotonde c’est presque l’oeil du cyclone : la situation est grave mais pas désespérée, le pronostic vital n’est pas engagé. Mon voisin de brancard se lamente qu’il a assez pissé – une voix lui réplique froidement qu’il pissera encore et beaucoup, que ça lui apprendra à se suicider à l’aspirine, salicylémie, lavage complet du sang, et voilà. Il est aussi jeune que moi, et j’en oublie mon mal, fort douloureux pourtant : pourquoi vouloir mourir ? et pourquoi l’aspirine ? Ma question est inaudible, il gémit qu’il en a marre de pisser.
Enfin un box de la rotonde se libère, on m’y installe. Mon cas doit être grave, car il y a plusieurs soignants, on me propose de l’oxygène, pas besoin, je respire, j’ai seulement mal. On s’étonne même que je sois en état de parler. Normalement je devrais être en détresse respiratoire. (Je retrouverai souvent par la suite ces étonnements : comment, déjà consolidé ? déjà rééduqué ? etc. Dans ma jeunesse c’était le temps du « pas encore ») (Temps qui reviendra, à la toute fin, quand une voix de miel dira « il est encore vivant ? » juste avant que j’éteigne la lumière). On amène dans mon box une machine qui n’a rien à envier à R2D2, qui me suivra partout et que j’appellerai « la machine à bulles ». Puis une espèce de chirurgienne qui tout en enfilant ses gants m’informe brièvement de mon sort : perforation du thorax pour y brancher la machine à bulles censée redonner au poumon son volume initial. Anesthésie : locale. Des questions ? Alors on y va. Ils sont trois à me tenir tandis qu’elle pèse de tout son poids pour enfoncer le bistouri, grognant « il a la peau dure ! »
Perforation. Le poumon rabougri est aspiré comme par une pompe immense, cosmique – « Ne toussez pas! » crient-ils en choeur, et je voudrais bien les y voir, car la sensation est indicible et pour cause, c’est celle de la naissance, un essor incroyable, dionysiaque et terrifiant, la chenille qui d’un coup devient papillon, le baleineau tranquille dans son bain tiède soudain expulsé dans l’oxygène et la lumière, les deux poumons qui d’un coup s’éploient comme des parachutes, et tout en même temps, la sphère ORL, le cri… Ne toussez pas ? Facile à dire. C’est chanter qu’il faudrait pouvoir.
Ils sont restés quelque temps à me surveiller, mais j’étais seul quand j’ai entendu le bip d’intensité croissante et vu dans le box d’en face le moniteur devenir plat, toutes les lignes à la fois. Deux blouses blanches ont accouru, puis d’autres. On a évacué la personne ou ce qu’il en restait. Je commençais à trouver que mon séjour dans le Premier Cercle s’éternisait. A l’aube on me transféra dans les Limbes, en pneumologie. La chambre était de ce vert-dysenterie des hôpitaux d’avant, et le lit d’un blanc cassé plutôt glaireux, mais bast ! au moins j’étais seul, relié à mon fidèle R2D2 qui bullait placidement, jour et nuit.
Le Grand Pontife du service, agrégé et environné d’une nuée de blouses blanches, me donna tout de suite du « cher collègue » tout en s’appliquant à humilier méthodiquement les malheureux Internes qui omettaient le moindre trait du Cas de Manuel qu’à l’évidence j’étais : « le pneumothorax du conscrit » (d’avant 1914). Causes ? Inconnues. On me bombarda de rayons X, multipliant les tomographies que le Pontife collait aux fenêtres pour humilier d’autres carabins. J’étais l’exception du Manuel, pneumothorax sans avoir été conscrit. Mais petit tabagique, comme ils disaient tous.
Justement, voilà le chef de clinique qui déboule avec ses carabins à lui, cigarette au bec s’il vous plaît, et fredonnant le dernier tube de Gainsbourg : La p’tite Caouète / Me fait la tête…Bon, qu’est-ce qu’il prend le monsieur ? Un Interne égrène ma pharmacopée, ajoutant malicieusement ! Et du beaujolais…et du madiran…(alimentée par femme et amis, ma cave était en évidence) Et le chef de sortir après avoir approuvé d’une moue sentencieuse, continuant à fredonner, se dandinant comme Colombo…La contre-culture n’est pas morte, pensai-je : même ici et maintenant il en subsiste des îlots ou séquelles ; en même temps c’était à peine rassurant.
Tandis que je me requinquais, le caudillo Francisco Franco n’en finissait pas d’agoniser. Le dernier ordre signé de sa main tremblante venait d’envoyer à la mort par garrote un jeune anarchiste catalan du nom de Puig Antich. En bon militant bolchevik et cadre du Parti j’écrivis de mon lit un poème rageur et militant que je m’empressai d’égarer.
Enfin creva la vieille haridelle fasciste ; et peu après on me libéra puisque on ne trouvait rien à me reprocher. Mais au bénéfice du doute, et que ce soit bien entendu. Ma levée d’écrou me fut signifiée par un jeune médecin en forme de M.Univers curieusement accompagné dans son bureau par d’accortes carabines studieuses autant que mutines. Avec cet humour particulier dont je reparlerai il me donna rendez-vous, plus tard, pour le poumon droit – l’autre étant désormais garanti à vie (grâce à R2D2). En tournant les talons j’étais absolument sûr que les filles qui buvaient ses paroles allaient lui sauter dessus pour passer à l’étape suivante. L’air du temps l’exigeait.
(à suivre)