Pierre Gélineau, dès les années soixante, était sans le soupçonner un professeur postmoderne : libre de tout récit messianique, ardent, échevelé, destructuré d’apparence, virtuose de l’improvisation… « Petits, comme je disais hier… » Il était entré en coup de vent, marmonnant encore du grec ancien ou du russe, ou du Rabelais en v.o., jetant son cartable sur le bureau, ajoutant invariablement « J’ai accoutumé de m’asseoir sur une chaise ! » (nous venions de faire le ménage). Et tout de suite dans le sujet, débonnaire, entier, dionysiaque. Les premiers jours on était fasciné. Puis on s’y faisait, sans s’habituer.
L’expression pétri de culture semblait avoir été faite tout exprès pour lui, car il avait assimilé des bibliothèques, retenu par coeur des centaines de pages, des milliers de vers ; on le disait agrégé de grammaire, espèce rare de gens qui tutoient les racines sanscrites ; le fait est qu’il parlait couramment la langue de Thucydide. La légende voulait qu’il ait appris le russe pour lire Pouchkine dans le texte, mais c’était prendre l’effet pour la cause : il avait eu le coup de foudre pour la langue même, sa musicalité, sa richesse en images, sa profusion d’adjectifs. Il aurait pu aussi bien apprendre l’arabe ou le japonais. Il semblait ignorer l’oisiveté, même la rêverie : en dehors des cours il arpentait les couloirs un livre à la main, ou bien il s’en récitait un autre. On se demandait comment il pouvait conduire.
Jamais il ne s’appuyait sur un cours écrit ; et sur des notes, bien rarement. Jamais il ne s’écoutait parler, pourtant toujours en représentation, arpentant l’espace en scandant l’alexandrin, la main en peigne dans les cheveux, les yeux au ciel, se commentant lui-même sans complaisance, grommelant d’inaudibles scolies, tellement qu’on se demandait parfois s’il avait conscience de notre présence, pestant contre « Lagarde compliqué de Michard » qui avaient osé « châtrer » telle page célèbre de Rabelais, l’instant d’après émerveillé, enthousiaste devant telle beauté qu’il semblait découvrir dans un texte mille fois commenté pourtant, félicitant avec effusion tel d’entre nous – le plus inattendu parfois – qui d’un mot venait de contribuer à éclairer une phrase d’un jour tout neuf pour lui, récitant cent vers de Hugo pour en expliquer quatre, soudain flairant comme un chien de meute une nouvelle piste, et s’y élançant ventre à terre, furetant, fourrageant dans les magasins de sa prodigieuse mémoire, puis reprenant souffle et rageant contre notre passivité, mais comment oser interrompre un tel flux, ou seulement s’y inclure ?
(Son collègue de mathématiques M. Delobel, tout douceur et culture – poétique, musicale – avait aussi parfois de semblables étonnements, se reculant un peu pour examiner une figure qu’il venait de tracer, et murmurant « C’est amusant, ces choses… »)
Il m’avait pris sous son aile. Un weekend où j’étais en retenue pour cause de moyenne hebdomadaire insuffisante il m’avait confié, au prétexte de quelque travail à faire, la clé de la bibliothèque, et je m’y étais enfermé tout le dimanche à dévorer Paul Valéry, Mallarmé, Camus, Sartre. Puis j’étais devenu un assoiffé, avalant d’ahan (outre Nietzsche qui ne me quittait jamais) les Présocratiques et tout le théâtre grec, Dante avec Boccace, Brantôme et Marguerite de Navarre, tout Rabelais en attendant Montaigne, l’Essai sur les moeurs de Voltaire en même temps que les Confessions de Rousseau, Flaubert et encore Flaubert, Mallarmé toujours puis la douche brûlante du Surréalisme, et puis Kierkegaard, Unamuno, Toynbee, Mircea Eliade, Jean Wahl, des bouts de Freud et des lambeaux de Heidegger où je n’y voyais goutte, Shakespeare et Malraux, Mauriac et Kafka, Wilde et Genet, Caldwell et Pound par-dessus Docteur Jivago… Je cite à mesure que ça me revient par la grâce de l’anamnèse, Bernanos, Malaparte, Montherlant, Ponge, Breton, Leiris, Gombrowicz – je lisais le jour, la nuit, les vacances, pendant les cours de maths avec la bénédiction du bon M.Delobel, en étude au lieu de mettre au net les éprouvants TP de biologie (ah, l’appareil génital de l’escargot… ils auraient mieux fait de nous parler du nôtre) ; même en français je tardais à ranger les Divagations de Mallarmé pour écouter le maître transmuer en or le plomb de Lamartine et Musset. Les filles n’allaient pas tarder à m’occuper, et de fort près ; mais là je n’avais vraiment pas le temps. Sans compter qu’à cette lointaine époque il fallait des semaines de cour assidue pour espérer quelque faveur palpable. Rien que du temps perdu.
Il avait pour moi les plus hautes ambitions, mais voilà : comme la plupart de mes camarades je n’avais pas fait le lycée des petits-bourgeois, et en guise d’humanités je n’avais que du latin d’église, autant dire de cuisine. Alors il me prit à part en dehors des cours, dans l’établissement même et gratis pro Deo, copiant de sa plume acérée déclinaisons et exercices ; tout ce que je sais de la langue de Virgile (ou plutôt de Catulle, que j’entrepris de traduire) je le lui dois, conjointement avec mon maître et ami de Saint-Cloud, Henri Louette, disparu cette année.
Et ce que je sais de la langue d’Homère je ne le dois qu’à lui, Pierre Gélineau ; tout un été chez mes grands-parents je demeurai littéralement en immersion dans le Bailly. J’ai encore les cours qu’il me dictait, et la vieille grammaire de Ragon sur laquelle il se penchait avec moi.
Comme il avait trois filles, je me suis parfois plu à penser qu’il m’avait adopté comme un fils, celui que les dieux lui avaient refusé – mais que peut-être il eût étouffé. Je fus même invité au mariage de son aînée Brigitte, dans une propriété du Cognaçais, un château à vrai dire, où le soir sur les parquets cirés je dansai le jerk en compagnie de quelques jeunes délurées, au grand amusement du maître.
Il représentait ce que la bourgeoisie provinciale avait su produire de mieux, négociants, médecins, universitaires, souvent éclairés, dignes successeurs de la noblesse de robe. Il y avait chez cet homme-là quelque chose d’éminemment aristocratique, comme chez Giraudoux, Mauriac, Jouhandeau, Bernanos, gens qu’on ne lit plus guère, mais qui donc les a remplacés ? De cette aristocratie que procurent de solides humanités, une grande liberté de pensée, une vraie chaleur humaine, et cette patine inaltérable de la culture authentique. Non qu’il fût exempt de préjugés de classe, préférant de loin Voltaire à Rousseau, Chateaubriand à Balzac, chez Hugo le poète au romancier, dédaignant Zola au prétexte de « scientisme », qualifiant volontiers les surréalistes de fumistes, et Les gommes de Robbe-Grillet de « roman impossible » (mais que tout de même il avait lu !). S’il a su mon adhésion au PCF (voir « Bolcho sinon rien ») il a dû en être fort marri.
Jamais cependant il ne s’est laissé aller à me tutoyer. Quand, après l’Ecole normale d’instituteurs où il m’avait nourri– comme dit la Chanson de Roland – j’ai intégré l’ENS de Saint-Cloud, je l’en ai tout de suite informé, par lettre forcément, et j’ai conservé sa réponse comme une relique : « Croyez mon cher ami que c’est avec une joie toute paternelle… » Tout est dans ces mots.
« Pour moi je m’éternise aux lieux que vous savez, tout en cultivant une mentalité d’ours solitaire. »
Sit tibi terra levis, pater optime.
Alain PRAUD
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J’apprends le décès (16 mai 2012) d’André Jarry, mon professeur en Hypokhâgne à Poitiers. Lui aussi était un maître, et incontesté car peu contestable. Déjà il se passionnait pour Alfred de Vigny, à qui il a finalement consacré cinquante ans de sa vie – ce qui est peu de chose quand on croit à quelque chose. Je lui suis encore reconnaissant de m’avoir distingué dès le premier devoir écrit (Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre »), loin devant mes condisciples ; non parce que cela fut pour moi objet de vanité (cela le fut en effet), mais parce que je trouvai dans cette distinction une énergie d’aller de l’avant qui ne m’a plus quitté – et d’abord pour intégrer Normale, grâce en grande partie à son enseignement.
Il avait un regard étrange, des silences éloquents, une élocution stupéfiante. Il n’était pas du tout un de ces mandarins contre qui s’est dressée la jeunesse de 1968, au contraire, toujours courtois et très vieille-France, sa formule favorite était « j’en tomberai volontiers d’accord avec vous… » Une fois, je ne sais plus pourquoi, il nous lut Escurial de Michel de Ghelderode, un de ses auteurs favoris dont nous ignorions tout. Eblouissement dont je me souviens comme si c’était hier. Avec cela beaucoup d’humour, et un sens de l’équilibre tout au bord de l’estrade qui nous faisait parier : tombera ? ou pas ? Bien sûr il n’est jamais tombé. Mais comme eût dit Sganarelle : Quel homme ! quel homme ! Une immense culture, et un franc-tireur. Une belle vie, en somme.
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