Inactuelles, 19 : Engeances de notation

La jeunesse est en ce monde notre bien le plus précieux. Partant, c’est un crime de la désespérer. Les enseignants qui nous disaient qu’ils eussent été bien mieux à la pêche qu’avec nous, ceux qui nous punissaient parce qu’une minute seulement on avait regardé les hirondelles par la fenêtre, ceux qui ont insulté mes élèves en leur signifiant que leur classe n’était pas « une classe-poubelle », ceux qui peut-être le font encore, ne sont pas mes collègues ; ils se sont trompé de métier, et auront passé le meilleur de leur âge en aigreur et amertume. Surtout, ils n’ont pas mesuré le dommage irréparable de leurs appréciations hâtives en termes de mémoire et de transmission. Je me souviens de parents d’élèves de ma génération, éleveurs, artisans, commerçants, sans complexes et parfois cossus, dont je percevais clairement la crispation mutique, agressive, au début de notre entretien ; puis, une fois établi que leurs enfants étaient aussi dignes d’estime et d’affection à mes yeux que les miens, ils se laissaient aller comme au confessionnal, débondant leur ressentiment, leur amour piétiné par des maîtres qui les avaient mésestimés, découragés de devenir comme eux, d’être parés et cuirassés de ce savoir, cette autorité, cette audace souveraine qui fait qu’on s’étonne toujours, enfant, de croiser ses enseignants au cinéma, au supermarché, même dans la rue, et plus encore au bras d’une femme, d’une maîtresse peut-être. Ces hommes faits (c’étaient toujours des hommes) , en dépit parfois de leur réussite sociale éclatante, étaient brisés en quelque canton de leur for intérieur, et cette fracture était incurable, la consolidation ne s’était jamais faite, ne se ferait jamais. Même quand je fus devenu sinon l’ami, du moins le familier de certains, ils n’ont jamais pu se départir avec moi de cette distance ou réticence ou réserve de celui qui avait été un jour et à jamais humilié par quelqu’un des miens.

Et c’est pareil pour les peuples, il me semble. « Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait que vivre dans l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. » Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, communément appelé Second Discours . Claude Lévi-Strauss, après quelques autres, a fait justice de la première proposition, plus idéologique que scientifique ; mais pour le reste…Rien ne saurait nous humilier, pas même la justice divine, si nous ne vivions pas dans l’opinion des autres. La réflexion même, ajoute Emmanuel Lévinas (Totalité et infini) « implique une mise en question de soi, une attitude critique qui se produit elle-même en face de l’Autre et sous son autorité ». Etre encore capable de réflexion devant qui nous humilie, et qui plus est à sa demande, voilà un vrai défi. Comment peut-on être Grec aujourd’hui ?

Que fais-je en ce moment, devant vous qui me lisez, que d’aventurer une tentative de réflexion, en espérant de vous contrôle et validation ? Je pourrais dire hautement que peu me chaut, mais qui le croirait ? Et que demande-t-on aux Grecs ? De réfléchir à leur condition de surendettés, de faire amende honorable sous le sac et la cendre, puis (on est bon prince) de se trancher eux-mêmes la main gauche, pour commencer. Au cas où ils ne le feraient pas, on leur tranchera la droite, d’autorité. Qui ça, on ? De quelle autorité ? C’est la question.

On l’ignorait il y a une décennie à peine, mais il existe des Agences de notation. Comme si ce n’était pas suffisant d’être noté par ses maîtres, selon des critères obscurs et fluctuants, de la Maternelle à ce que mort s’ensuive, et noté par la police (Permis à points), par la justice (Casier…à bouteilles, et mieux vaut qu’elles soient vides), par la police des frontières (Visa à la discrétion des Etats : avez-vous des intentions inamicales/ hostiles/ terroristes ? Veuillez biffer les mentions inutiles), les Pompes funèbres associées aux Banques (avez-vous souscrit un Plan Obsèques ? Dans la négative songez-vous à la charge financière que votre cadavre fait déjà peser sur vos enfants ? Donnez-vous une note entre 0 et 5). On pourrait continuer. Nous sommes notés par nos patrons (évidemment), par nos éboueurs, nos concierges, nos garçons de café, nos taxis, nos femmes, nos maîtresses occasionnelles ou coutumières, nos enfants, petits-enfants, etc (« Tu es le meilleur papa du monde », c’est déjà une note). Et bien sûr nous notons à proportion que nous sommes notés, avec la même illégitimité, dans le même arbitraire, vérité en-deçà de mon Bureau, erreur au-delà.

Que demande-t-on aux Grecs ? De n’avoir pas davantage de fonctionnaires que les Maldives, et si possible moins corrompus ; de désarmer leur armée face aux Turcs, qui ne leur veulent que du bien depuis toujours ; de solder les dettes contractées lors des Jeux Olympiques qu’ils ont eu l’arrogance d’organiser pour rappeler au monde qu’ils en étaient les créateurs ; et quelques autres broutilles. Faute de quoi on leur coupera les vivres. Qui ça, on ? Pas moi, dit la petite poule rousse. Ni moi, dit la noire. Mais nous, les Agences de Notation, sommes bien obligés de vous signaler comme un produit à risque pour les Marchés Financiers, et une destination dangereuse pour les Investisseurs (par exemple dans le tourisme, voyez). Comment ? Vous seriez étranglés ? Vous exagérez. J’ai essayé sur moi, je n’ai rien senti, je vous assure.

Qui sont-elles, ces agences (ces agencements, dirait Deleuze, ou mieux : ces engeances) ? Nous le bon peuple on n’en sait rien, on découvre, elles ont poussé comme amanites après la pluie, et des amanites bien peu qui ne soient mortelles pour des organismes affaiblis déjà. Fussent-ils Uncle Sam himself. La plus connue s’appelle Standard and Poors, ça fait rire, enfin pas tout le monde forcément, déjà ceux qui ne parlent anglais (la langue des maîtres) qu’au tiers ou au quart, et même, ils riraient jaune. Au fait les Chinois s’énervent : que si le AAA américain devait être dégradé en je ne sais quoi (mais moins rutilant que ça), ça voudrait-il dire qu’ils pourraient ne pas recouvrer les colossales créances qu’eux-mêmes ont gagées sur la colossale surexploitation de leur milliard de ruraux, ces esclaves indignes de rouler en Ferrari F40 dans un pays CSR (Communiste Sans Rire) ? Comme on disait en chinois classique, tu pètes par la bouche (comme ta mère). Cela ne sera pas, et pour cause : les histrions vêtus de drap d’or n’ont aucun intérêt à ce qu’implose le système qui les légitime et/ou qu’ils parasitent.

Quant aux vrais pauvres, qui ne savent comment payer leurs enseignants, leurs postiers, leurs policiers, leur armée de va-nu-pieds, leurs hôpitaux sans draps ni pansements ni seringues ni médicaments, ils n’ont qu’à aller se faire voir…chez les Grecs, car on ne daignera pas même les noter, ils sont non-accessibles à la notation, a fortiori aux investissements. Vous vous plaignez d’être mal notés ? Bien heureux qu’on vous note ! Baisez-nous l’anneau, manants.

Jésus aurait dit (en grec) : les derniers seront les premiers. Et Marx un truc pas très différent. On est patients, remarquez, mais ça traîne un peu quand même. On suggèrerait bien aux émeutiers de Londres, au lieu de brûler les échoppes de leurs voisins Pakis, de foutre une bonne fois le feu à Standard and Poors – à condition de savoir où se planque cette peste bubonique. Sûrement pas à Tottenham.

« …il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. » Rousseau, Second Discours, dernières lignes.

Alain PRAUD

6 commentaires sur “Inactuelles, 19 : Engeances de notation

  1. Colère partagée, rage de voir les Etats démocratiques trembler devant ces jurys autoproclamés comme devant le père fouettard.

    Et pourtant, et en même temps : ce n’est pas la note qui fait le cancre. Gouvernements cancres, peuples cancres et filouteurs, applaudissant à la triche et l’école buissionnière. Tout finit par se payer.

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  2. On l’a assez dit, à tort ou à raison, allez savoir : coco un jour, coco toujours. Voilà pourquoi, volens nolens, mon premier mouvement est pour les peuples humiliés (et demain nous !), même si je ne méconnais pas leurs travers – s’agissant des Grecs c’est presque trop facile. Mais à quoi bon incriminer ce penchant à vivre au-dessus de ses moyens qui est quasiment un trait de civilisation depuis la Renaissance ? Si personne ne flambe, le capitalisme n’a plus de raison d’être. Pour que le nécessaire ait une chance d’être équitablement distribué, il faut produire à foison des superfluités comme dit Rousseau (contre Voltaire) – le point de vue philosophique est intact, et c’est là que nous en sommes.

    En économie, je serais volontiers cynique, ou pragmatique, question de mots là encore ; mais ce qui me hérisse comme le hérisson (voire le porc-épic, qui blesse, lui) c’est le double langage, la fauxculterie, l’hypocrisie politico-médiatique – on l’a bien mérité sans doute, mais si quelqu’un nous convainc du contraire… Les mécanismes humains, trop humains, de l’économie globale, qui aura le courage de les dire simplement ? Sachant que ce courage est incompatible avec une carrière politique…

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  3. Merci, Mélusine ! C’est ce qui s’appelle avoir le sens de l’ellipse…

    A propos des « engeances », lire l’enquête substantielle et accablante parue dans « Libération » du 12/08 : « Triple zéro ». C’est encore plus grave que ce que je pensais – des nuisibles, aussi prétentieux qu’ incompétents.

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  4. Oui Olivier, on peut être loin, et sans doute il le faudrait, en permanence et avec toute la rigueur désirable. Parfois seulement je me réveille et je grogne, comme l’ours au printemps. Voilà tout. Chaque fois, ensuite, je me dis que je n’aurais pas dû m’abandonner à des humeurs si peu spinozistes. Mais par la grâce du net nous sommes moins éloignés de la  » réalité réelle » (Jaccottet) que les habitués du Flore.
    Et en plus nous avons le soleil, les fruits, les arbres, l’appétit de vivre, qui n’est pas rien. Les mots ne nous viennent que par surcroît.

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