Inactuelles, 15 : promenades dans l’art (post)moderne

     J’ai été un peu dur avec Serrano. Après tout ce doit être un artiste, au sens actuel et très généreux de ce mot, puisqu’il sait faire des installations, les photographier, et coller un concept  là-dessus (ou là-dessous). Ils sont des milliers à faire ça de nos jours, et ceux que le marché encense ne sont peut-être pas les plus inventifs. Mais allons à l’essentiel. Dans un article de 1967,  » Paragraphs on Conceptual Art », l’artiste américain Sol LeWitt affirme tranquillement ceci :

« Quand un artiste utilise une forme conceptuelle d’art, cela signifie que tout ce qui concerne la programmation ou les décisions est prévu d’avance et que l’exécution est une affaire négligeable. L’idée devient la machine qui fabrique l’art. Ce genre d’art n’est pas théorique ou illustratif de théories ; il est intuitif, il engage plusieurs sortes de processus mentaux et il est dénué de finalité. Il ne dépend généralement pas des qualités d’artisan de l’artiste. L’artiste engagé dans l’art conceptuel a pour objectif de rendre son oeuvre mentalement intéressante pour le spectateur, et en règle générale il aimerait que cet art devienne émotionnellement sec. » (c’est  moi qui souligne)

Tout était dit. Le primat de l’intellect sur l’émotion, le tarissement souhaité de toute émotion, le mépris pour les « qualités d’artisan » de l’artiste – autrement dit pour tout ce qui fait l’artiste, le geste créateur, de Lascaux à Warhol et Basquiat, le coup d’oeil, l’engagement du corps, ceci est mon sang. Emotions néolithiques, surannées, ringardes. Affects désormais proscrits. Et pourtant, non seulement la peinture n’avait pas dit son dernier mot (Cremonini, Guston, Alechinsky, Baselitz, Rebeyrolle, Garouste, Potage… et bientôt Basquiat, Di Rosa, Barcelo, Dilasser, Titus-Carmel, Pincemin, Desgrandchamps, tant d’autres), mais même un iconoclaste comme Pistoletto entreprend une série de « tableaux-miroirs » bien intéressante. L’art conceptuel, au fond, c’est un pléonasme, puisque la peinture, on le sait depuis Léonard, « è cosa mentale » – seulement, comme peu avant pour le Nouveau Roman, trop de théorie tue la pratique, l’art s’exténue à illustrer des manifestes. Dans la Deposizione de Pistoletto (1973) le quart inférieur gauche du miroir est occupé par la photo d’un couple d’époque, une fille en minijupe et chemisier lie-de-vin, courbée vers la gauche, soutient ou soulève ou traîne un homme étendu dont on ne voit que le buste (évanoui ? mort ? ivre-mort ?), et on pense à la Mise au tombeau du Caravage, « profanée » sans doute, mais profane celle-ci  l’était déjà pour l’iconographie dominante. Avec cette nouvelle règle que le spectateur s’y reflétant entre dans l’image et la contourne comme une sculpture, s’y invite, la commente, l’autorise de sa présence, la re-sacralise. Comme si l’on était déjà entré dans cet Age Postmoderne que nous habitons toujours, âge néo-baroque où la vérité et l’illusion échangent leurs signes, où l’oeuvre est plus que jamais « interactive », où elle doit présenter à tout instant les preuves labiles et réversibles qu’elle est bien une Oeuvre et non un artefact, un happening, un hologramme.

     Balthus disait qu’il n’était pas un peintre moderne parce que pour être considéré comme moderne il faut un truc, et que ce truc il ne l’avait pas trouvé – les portraits tête en bas de Baselitz, les bandes de Buren (8,7 cm)… (lui ne citait personne). Aussi Balthus n’est-il pas moderne, mais universel, on pense avec lui – en sa compagnie – aux portraits du Fayoum, à Giotto, Cranach, bien d’autres, aux estampes japonaises, moins Utamaro que Harunobu plus troublant, bref on voyage avec lui dans la peinture ; comme dans celle si différente de Bacon il y a Rembrandt et Chardin, Grünewald et Goya, les grands triptyques flamands, et Giotto encore (l' »Euménide » qui surgit à droite du Personnage assis de 1974 « provient » visiblement d’Assise : Les démons chassés d’Arezzo). Evidemment, quand on expose son urine, c’est une autre démarche.

     Mais prenons Giuseppe Penone qui lui ne peint pas mais fait concurrence à la nature comme Balzac à l’état-civil. Je n’avais jamais entendu parler de lui (preuve de mon amateurisme : il travaillait déjà en 1967, comme son ami Pistoletto) quand à Beaubourg je l’ai pris en pleine figure et pour cause – son monumental Cèdre du Liban était érigé dans le hall d’entrée, les gens tournaient autour de lui silencieux comme dans une église, mesurant à lui leur petitesse et précarité, en quelque sorte leur inachèvement. A ce tronc ou cette grume il manquait la ramure sans doute ; mais ce n’était plus un arbre : écorcé, verni, évidé à hauteur d’homme, montrant par cette fenêtre ses « organes » d’arbre reconstitués, fantasmatiques, il laissait dialoguer du regard les voyeurs avec ceux d’en face, il était simplement là, massivement, impérieusement, comme Dieu, Ego sum qui sum. Hegel devant lui comme au pied des Alpes bavaroises aurait seulement dit : Das ist. Cela est.  Penone n’a pas un truc, mais des idées fortes, qu’il élabore et creuse depuis plus de 40 années qu’il arpente les bois, choisit des branches, des racines, des feuilles par milliers qu’il recrée en bronze, des taillis factices, de vrais chablis qu’il enserre dans une main de bronze (la sienne), laissant l’arbre vivre sa vie et à son tour lui manger la main ; et puis il est capable d’exposer un tas de vraies feuilles de peuplier portant l’empreinte de son corps en position foetale, on en sourit d’abord avant de se demander ce que peuvent être les conditions concrètes d’une oeuvre pareille. Oeuvre en effet, artefact difficile, méticuleux, saisissant – on pense à cette photo célèbre d’ Annie Leibovitz , Whoopi Goldberg dans une baignoire emplie de lait d’où émergent les bruns satinés de sa tête et de ses quatre membres. C’est à Beaubourg, soit dit en passant, que je dois beaucoup des émotions esthétiques qui ont réorienté ma vie intérieure, et donc artistique ; ce Centre Pompidou que j’ai vu se construire, contre Giscard et ses goûts pompiers XIXe qui l’a amputé d’un étage, qu’on a traité d’usine, de raffinerie, d’incinérateur qui défigurait Paris (comme en son temps la tour Eiffel, après tout on se demande ce que cette cheminée d’usine, dixit Maupassant, fait encore là)… J’ai tout de suite été enthousiasmé par cet édifice, aujourd’hui l’un des plus visités au monde, aéré, lumineux, fonctionnel, coloré comme un cube de Rubik, depuis on a fait le Guggenheim de Bilbao par exemple, sûr que des mémères espagnoles s’en étranglent en buvant leur chocolat, et puis quoi ? Titien aboie, le Caravage passe. J’aime Paris plus que toute autre ville au monde (même Rome, c’est tout dire), parce que j’y ai eu 20 ans mais surtout parce que c’est une des seules villes d’art vivant qui soient, en gros depuis le XIIIe siècle, à la différence de ces monstres de beauté intouchable, Rome, Florence, Venise, Kyôto, villes mortes parce que sublimes. Paris est sublime parce que belle et vivante, palpitante encore de ces audacieux chantiers, la pyramide de Pei (quelle levée de boucliers !), la colonnade de Buren, la Grande Bibliothèque, la Grande Arche, tant d’autres. Il faudrait abattre la tour Montparnasse, cette incohérence pompidolienne comme la voie express rive droite, et Paris serait presque parfaite. Mais le Marais est devenu d’une tristesse à mourir passé 20 heures, avec ses préservations pseudo-médiévales, à moitié XVIIe, l’exemple de ce qui tue les villes de province, toutes celles qui se rengorgent de leur Patrimoine. Cercueils, bacs à fleurs, naphtaline.

     C’est à Beaubourg encore que j’ai rencontré Jackson Pollock, dans les années 80, à l’occasion d’une rétrospective. On le voyait passer d’une figuration un peu laborieuse à cette révolution copernicienne propre à bien peu d’artistes, Picasso tous les dix ans mais c’est Picasso, sinon je ne vois guère que Schoenberg. Révolution du support, de l’outil et du geste. Soudain Pollock dépose la toile sur le sol, mais ce qu’il ne dépose plus c’est la peinture qu’il laisse couler, dansant autour du cadre, au besoin sautant par dessus, laissant se former des paysages cosmiques, des supernovae, des étoiles à neutrons, des pulsars, des trous noirs où tout l’art contemporain menaçait d’être englouti. Jusque là me fondant sur des reproductions je trouvais l’entreprise quelque peu gratuite, voire, pour ce qu’on savait de l’artiste, à la limite de la fumisterie éthylique. Mais tout ou presque ici est affaire de format : redressé sur le mur du fond, un dripping de 6m x 3,5m vous a une toute autre allure, que j’appellerai apotropaïque – les démons reculent, et vous avec eux. Cette peinture-là vous tient en respect. La question de savoir si c’est encore de l’Art n’a pas même connu un début de formulation, parce que vos cheveux ont commencé à se hérisser comme devant le bouclier d’Athéna. Cette peinture a du souffle ( qi ), et ce souffle on le perçoit physiquement ; le dripping peut passer abstraitement pour un de ces trucs dont se moquait Balthus, mais ce préjugé ne résiste pas à la confrontation quand on est de bonne foi.

     Et puis il y a Opalka. Pourquoi lui ? Précisément parce qu’il est en capacité de ruiner mon propos sur la gratuité, voire l’anti-humanisme de l’art conceptuel et de ce qui y ressemble. Car c’est vrai qu’Opalka « peint » – certes toujours avec le même pinceau, les mêmes pigments, selon le même format ; et toujours la même chose. Mais il peint puisque le geste est là, et l’obstination de croire au monde : autrement pourquoi cette entreprise, depuis des décennies, de faire l’ostentation du Triomphe du Temps, en traçant des nombres, à l’infini, et en ajoutant à chaque toile un peu de blanc dans le noir des origines ? Chaque toile est photographiée, et l’auteur, toujours de face, qui blanchit en même temps que son oeuvre, car elle va au blanc pur, elle y est quasiment déjà, presque blanc sur blanc et ça continue imperturbablement, il n’y a pas de raison pour que ça ne continue pas dix ou vingt ans encore. L’entreprise d’Opalka serait mystique, une quête du Graal, une de plus (de celles qui ont tué Van Gogh et Nicolas de Stael, parmi d’autres), s’il ne savait pas que le Graal est absent, à jamais absent, et que là où il va c’est dans l’éblouissement du blanc pur, rien d’autre, toutes les couleurs ensemble, toute la peinture rassemblée, le temps retrouvé, la mort. Cela ne l’affecte pas, il s’enregistre égrenant chaque nombre qui désormais le condamne et le nie. Entreprise à la lettre héroïque, comme celles de Mallarmé, de Hôkusai. Ce dernier, qui se surnommait lui-même « le vieillard fou de peinture », disait que s’il atteignait 120 ans, tout ce qu’il peindrait, même un point, aurait l’air vivant. Et il a passé ses dernières années à dessiner des lions. Chaque jour des lions. Avec Opalka, même la mort est vivante, elle est cet éblouissement auquel obstinément nous allons.

      J’ai envie de conclure  –  très provisoirement, car la question de l’art contemporain est inépuisable  –  ces quelques promenades ou divagations en citant un autre grand artiste, Pier Paolo Pasolini, ces quelques mots de son grand poème Le cenere di Gramsci (Les cendres de Gramsci, 1954) :  « questa disperata passione di essere nel mondo »,  cette passion désespérée d’être au monde, c’est ce qui fait écrire, c’est ce qui fait peindre et composer envers et contre tout ;  et qu’il y aura toujours en ce monde des artistes et des oeuvres. Les figures hallucinées , quasi comestibles de Bacon, le pays fertile  de Paul Klee, les duels perdus d’avance de Lucian Freud ou d’Opalka, les transparences égarées de Desgrandchamps, les mythes à l’état natif de Garouste, l’austérité flamboyante de Soulages. Quelques oeuvres entre des milliers dont la passion désespérée nous tient en vie.

Alain PRAUD

Un commentaire sur “Inactuelles, 15 : promenades dans l’art (post)moderne

  1. Bien d’accord. Cet « art conceptuel », dénomination fastueuse de l’impuissance, est d’ailleurs en bout de course. On assiste au grand retour de la peinture, dont le seul nom était encore obscène il y a une quinzaine d’années. Les cancres auront eu leur heure de gloire. Eternité de Molière et de ses petits marquis.

    Mais, dans les fondamentaux rétablis, c’est tout de même vrai qu’ « il faut trouver un truc », c’est-à-dire un angle d’attaque dans cette guerre avec le réel qui fait l’art et les artistes. Le Greco a un truc, et Van Gogh et Matisse et tous les grands. Après le pointillisme, le cubisme, l’abstraction, l’hyperréalisme etc, on a cru que tout était exploré, qu’il n’y avait plus de « truc » et on a donc cherché, en déposant le pinceau comme les armes, l’échappatoire au lieu de l’affrontement. L’« art conceptuel », plutôt qu’une imposture, aura peut-être été l’expression arrogante d’un doute.

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