Inactuelles, 14 : art et provocation

     

Artiste, c’est comme psychanalyste. Pas besoin de diplôme, il suffit de visser une plaque sur laquelle on a fait graver : Untel, artiste. Essayez, vous verrez, personne ne vous fera de procès. Un romancier, encore faut-il qu’il ait publié des romans ; un artiste n’a rien de spécial à faire, rien à prouver : il se proclame artiste, et voilà, avec un peu de chance et d’entregent les critiques vont en dire autant, et l’affaire est dans le sac. Le jeune Corrège devant la peinture de Raphaël s’écrie  » anch’io son’ pittore ! » et aussitôt il est peintre. Apollinaire  avec l’humour qu’on lui connaît l’aurait répété à Picasso en lui montrant ses calligrammes. Se non è vero…

      Moi aussi je suis artiste ! a dû s’écrier un jour ou l’autre Andres Serrano, en tout cas bien avant qu’un commando anti-art (enfin, anti celui-là) vienne en Avignon, lui faisant ainsi beaucoup d’honneur, vandaliser son oeuvre (l’oeuvre est autoproclamée, comme l’artiste) Immersion. Piss Christ,  et ils n’avaient même pas besoin d’avoir vu la chose, une photo paraît-il, pour la décréter indigne et blasphématoire. Ce qu’elle est, d’un certain point de vue, et tout est là.

      Pour en rester aux « fluides corporels », comme on dit dans ces milieux, à la fin des années 60 je ne sais plus quel tenant de l’ arte povera eut l’idée de pisser dans un flacon, de soigneusement le reboucher, d’y apposer une étiquette, Mon urine  avec la date, d’exposer ça, de le vendre même, en même temps que d’élégantes boites en fer blanc, Merda d’artista (pas de date de péremption). Dieu étant mort depuis longtemps, ces nouveaux prophètes annonçaient « la fin de l’art » et la mettaient en pratique, proposant par exemple un Mètre cube d’infini (Fontana), oeuvre « de pur rien » comme l’avait dit dans une de ses canços, neuf siècles plus tôt, Guillaume IX d’Aquitaine :

                            Farai un vers de dreit nien
non er de mi ni d’autra gen
non er d’amor ni de joven
ni de ren au
qu’enans fo trobatz en durmen
sus un chivau

(« Je ferai un poème de pur néant / il ne sera ni de moi ni d’autres gens / il ne sera ni d’amour ni de jeunesse / ni de rien autre / je l’ai composé en dormant / sur un cheval »)

      Il se disait parmi les trobadors qu’être poète c’était être fada, doué par les fées. Avouons que ce fada ne manque pas de gueule, qui affiche au XIIe siècle l’ambition d’un Mallarmé, tout en régnant, chevauchant, guerroyant. Il y a déjà de la provocation dans cette poésie, la provocation est inséparable de tout ce qui en art est nouveau, « absolument moderne » comme dit Rimbaud ; et Zone (Apollinaire) est une provocation comme les rigoureusement contemporaines Demoiselles d’Avignon (Picasso). Puis il y aura Dada, le surréalisme, Pollock, Rothko, Bacon… Dès 1952 John Cage propose sa première « composition silencieuse » (4’33), avant d’inventer la musique postmoderne en faisant exécuter pour de bon (1963) les 840 da capo des Vexations d’Erik Satie, ce qui donne une oeuvre de plus de dix-huit heures. Et c’est à la fin des années 60 encore que Denis Roche prétend enterrer la poésie : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas » proclame-t-il dans Tel Quel (automne 1967) – il se consacrera désormais à la photographie, mais la poésie est toujours là. On pourrait multiplier les exemples. Dans les années 60 on a atteint les sommets, ou touché le fond, de tout le possible.

      J’entends bien que ce n’est pas là que le bât blesse. Dieu et l’homme et le sexe et la mort, ce qui est exhibé de façon médiocrement univoque chez Serrano est au coeur de tous les grands scandales artistiques. Dieu et la mort pour commencer. Certes ce scandale incompréhensible (mais auquel on doit croire « puisque c’est absurde », selon Tertullien) d’un Dieu qui s’incarne et se fait supplicier pour racheter les péchés du monde, c’est l’essence même du christianisme. Tant qu’à représenter cette mort, puisque c’est le choix hautement risqué de l’Eglise, autant le faire avec dignité, et si possible avec élégance – ce qui n’a rien d’évident s’agissant de la crucifixion (certes un « progrès » par rapport au pal, mais tout de même), d’autant que les Evangiles canoniques, et après eux toute l’iconographie, font le choix des clous ; ce qui n’allait pas de soi, on préférait de fortes ligatures, car la chair des mains souvent se déchirait et précipitait le supplicié avant qu’il fût dûment asphyxié (voir Salammbô  – Flaubert s’était maniaquement documenté sur la question) . Le plus souvent d’ailleurs seul Jésus est cloué, les larrons sont liés – et leur croix est plus grossière, jusqu’à un simple arbre fourchu. Quant au supplice donc, personne n’a osé faire dans l’hyperréalisme, après tout il faut que le christ reste assez valide pour prononcer ses fameuses Sept Paroles, pas question de l’asphyxier trop tôt. Là où ça devient délicat, c’est quand on veut représenter le christ mort, le cadavre, la dépouille, par définition un simple objet (même s’agissant de lui). Avant la Renaissance, peu s’y risquent. Le Christ mort de Mantegna fait l’effet d’un coup de tonnerre parce qu’il est vu en perspective horizontale, « les pieds devant » comme on dit si bien, et les pieds au premier plan avec encore les trous, on ne voit qu’eux. Nous sommes en 1485. Autour de 1515, Mathias Grünewald peignant le Retable d’Issenheim va plus loin : son Christ en croix est déjà mort, les doigts tordus, la face convulsée dans un rictus de souffrance qui inspirera Bacon, la peau verdâtre et boursouflée, hérissée de pustules. Aucune concession, c’est ainsi que tu seras et souviens-toi de lui, à peine est-il encore temps.

      C’est choquant mais pour la bonne cause, dira-t-on. Maintenant, Dieu et le sexe, attention, nous sommes au coeur du coeur. Dans l’agitation autour du Serrano vandalisé un petit marquis de l’art contemporain est allé jusqu’à parler d' »acte de barbarie »(mais oui) ; et une vicomtesse poudrée de comparer la photo à L’Origine du monde de Courbet, autre image « blasphématoire »… J’en suis resté baba : la représentation d’un sexe féminin, blasphématoire ? dans quelle religion ? l’islam ? les Mormons ? les Inuits ? Sans doute qu’en faisant des moulinets de bras cette dame est sortie de l’aire de lancement, et son marteau s’est perdu dans les gradins, heureusement déserts à cette heure. Ce qui choque la bourgeoisie est blasphématoire, dont acte. Autant dire que le blasphème est partout, depuis Les mangeurs de pommes de terre (Van Gogh) jusqu’à Guernica. Sans doute déjà dans les figures ithyphalliques des vases grecs. Revenons à Dieu qui a failli attendre.

      De mai 1508 à octobre 1512, enchaîné avec son échafaudage à la voûte de la Sixtine par le caprice pharaonique du pape Jules II, Michel-Ange se venge en mettant tout le monde à poil, et viens y trouver à redire quand ça sera fini. La Création d’Adam, lui et Eve séduits puis chassés de l’Eden, le Déluge… et surtout une vingtaine d' »ignudi », jeunes gens fort réalistes pour ne pas dire plus, les génitoires bien en évidence. Les préférences sexuelles de l’artiste étaient un secret de Polichinelle, et ces audaces pouvaient lui coûter cher, au sens propre ; mais Jules était à ce point impatient qu’il  alla dit-on jusqu’à frapper Michel-Ange de sa canne parce que les travaux n’avançaient pas assez vite. La messe inaugurale célébrée par lui dans cet invraisemblable décor de théâtre valait bien qu’on ferme un peu les yeux ; et puis à cette hauteur, dans la fumée des chandelles, on ne distingue plus ces détails scabreux.
Mais beaucoup plus tard, alors que  déjà sexagénaire Michelangelo n’a plus le coeur à ces enfantillages, un autre pharaon nommé Paul III Farnèse va de nouveau le lier à ses perches et ses planches, moyennant le titre d’architecte en chef et 1200 écus d’or par an et à vie, une fortune. Alors entre 1536 et 1541 il va peindre à fresque comme le reste, sans possibilité de repentirs, le mur du Jugement Dernier, plus de 210 m2. Et encore une fois, hormis la Vierge quand même, point de textile comme disent les naturistes. Un christ imberbe à musculature de lutteur, élus et damnés, apôtres et martyrs dans toutes les postures ; celle de saint Blaise et Catherine d’Alexandrie passablement équivoque, justifiant à elle seule le rhabillage général ordonné par Paul IV Caraffa, et qui vaudra au malheureux peintre Daniele da Volterra le sobriquet de Braghettone, le Grand Culotteur (mais déjà, et Jules II n’y avait rien trouvé à redire, le sexe d’Adam tenté par le serpent était fort près de la bouche d’Eve)… Après ça on qualifiera Courbet de blasphémateur ?

      On dit que la peinture rend fou. Mais en vérité c’est le Beau qui rend fou : parce que « Beau est le commencement de Terrible  » (Rilke : Denn das Schöne ist nichts / als des Schrecklichen Anfang) ? Ou simplement parce que la Beauté dans sa révélation est un scandale pour le reste du monde… Combien d’agressions la Joconde n’a-t-elle pas subies, et Io du Corrège lacérée par le Régent, la Fontaine de Duchamp martelée tout comme la Pietà de Michel-Ange ; la liste est si longue que beaucoup d’oeuvres ne sont plus visibles qu’à travers une vitre blindée. Quand on ajoute la provocation religieuse (ou irreligieuse, mais Serrano se dit chrétien), c’est un océan de passions qu’on remue, et la vague de trop est toujours à craindre. On peut taxer d’obscurantisme (certainement pas de « barbarie ») les jeunes gens propres sur eux et aux oreilles bien dégagées qui ont endommagé la photo « controversée » de Serrano ; reste que s’il eût exposé en lieu et place d’un crucifix, un coran baignant dans une urine sanguinolente, notre artiste serait déjà mort ou sa vie ne tiendrait qu’à un fil. Les chrétiens qui depuis un siècle tolèrent ou subissent insultes, avanies ou persécutions (URSS, Chine, Inde, pays musulmans) , vont finir par se lasser de tendre l’autre joue, même si cette lassitude ne s’exprime encore qu’à la marge et aux extrêmes. Le catholicisme en particulier est certainement la religion aujourd’hui la plus tolérante, et celle qui a suscité le plus d’oeuvres, souvent immenses, souvent dérangeantes (Caravage non plus n’est pas de tout repos). Que la représentation du christ continue à faire débat et violemment, c’est dans la continuité de son histoire. Et Serrano ? ah oui, le message, le sida, les coupables frilosités du Vatican… J’avoue, pour le faire court, qu’à mes yeux quand l’art se réduit au seul « message » qu’il entend véhiculer (quand il n’est plus qu’un véhicule à messages), il ne m’intéresse plus guère. C’est comme la « poésie engagée », le plus souvent ça ne vaut pas grand chose, même signée Hugo ou Aragon. Bref, je donnerais toutes les « installations » de l’Art Conceptuel et consorts, toutes les photos et vidéos à programme (je ne parle ni de Bill Viola, ni de Kuntzel et quelques autres), toutes les innombrables prétentieuses anti-oeuvres dont se gave le marché de l’art, toutes les délirantes Koonseries et autres japoniaiseries à la sauce Murakami, pour un seul tableau de Twombly, de Pincemin, de Garouste, ou de mon amie Elodie, qui peint si bien. C’est un peu has been, ça, quoi. Mais j’assume.

Alain PRAUD

3 commentaires sur “Inactuelles, 14 : art et provocation

  1. Comme toujours, ton style vif agrémenté de pointes d’humour mordant nous entraînent à un rythme enlevé dans une nouvelle promenade bien agréable. J’y aurai découvert des oeuvres et des anecdotes, et trouvé grâce à toi de nouvelles pistes à suivre, tant que la curiosité ne fait pas défaut : merci.
    Quant à ta conclusion, pour éviter de rougir jusqu’aux oreilles je me contenterai de dire que, tu le sais, ta toile t’attend.

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  2. Bonjour M’sieur,

    avant les années 60, n’est-ce pas Marcel Duchamp l’inventeur de ce relativisme artistique ? puisque l’art est dans l’oeil du regardeur, une merda d’artista vaut un Raphaël. Duchamp a justement commencé cette révolution avec sa pissotière, que vous placez, comme exemple du Beau (?) agressé, entre Corrège (un voisin) et Raphaël. N’est-ce pas lui faire trop d’honneur ? Il y a en ce moment une belle exposition à Ferrare, rassemblant une belle collection d’oeuvres produites à Paris dans les années 1920, dont le ready-made « air de Paris », qui n’est qu’une ampoule vide. Je dois être un mauvais regardeur, parce que même de très près, je n’y ai pas vu d’art.

    Petite mise à jour concernant l’Origine du Monde : un prof français, qui avait pris pour »avatar » facebookien une photo de ce tableau a subi les foudres puritaines Zuckerbergiennes et s’est vu supprimé son compte pour « pornographie », qui est contraire aux conditions d’utilisation.

    Cordiali saluti da un ex-allievo.

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