Des « êtres de nature » (2)

      Longtemps, Pierre Bergounioux a collectionné : les livres, les minéraux, les papillons, les cétoines, les longicornes.  Le plus beau de tous les longicornes du vieux continent sans doute, Rosalia alpina, s’est trouvé une nuit sur ma porte d’entrée, sans doute évadé de sa souche  pourrie habituelle par quelque rêve de ciel. Ne sachant qu’en faire j’ai attendu le matin, et ne l’ai jamais revu. Quand j’en ai parlé à Pierre il a eu des propos sibyllins : j’ai eu affaire à Rosalia alpina, je pourrais en dire… Plus tard j’ai trouvé sur ma terrasse un carabe superbe, mordoré, éclatant de métaux précieux : sans doute Chrysocarabus splendens, une espèce endémique. Je me propose de le lui envoyer, mais pour cela il faut le tuer. Comment ? J’appelle Pierre ; il faut, me dit-il, le noyer dans l’éther. Problème : l’éther est indisponible sans ordonnance. Mais j’ai de l’alcool à 90°: j’y plonge l’insecte, et l’y oublie quelques heures. Une araignée en serait morte aussitôt, et d’abord de stress (elles sont très sensibles au stress) ; mais l’alcool évaporé, mon carabe, dégrisé, tentait déjà de sortir de son bocal. Je l’ai relâché dans son biotope pyrénéen, toutes ses facultés apparemment intactes. Ces êtres rustiques et indispensables étaient là depuis des millions de siècles, et nous survivront d’autant, c’est probable. L’apocalypse nucléaire que j’évoquais plus haut détruirait sans doute quelques unes des 300 000 espèces – au bas mot – de coléoptères, non par irradiation mais dans les gigantesques incendies de forêts, de savanes, de récoltes, de villes ; l’essentiel subsisterait en s’adaptant à un environnement que nous appellerions cauchemardesque, s’il était seulement concevable. Certes le système nerveux rudimentaire de Rosalia alpina ne saurait produire le moindre concept, pas même un commencement de songe, un semblant d’idée ;  luxe, raffinement superflu. Sans les longicornes, les collemboles, les cétoines, les bousiers, le monde s’étoufferait de biomasse. La girafe, le rhinocéros, l’éléphant lui-même sont des excentricités, voire des superfluités (le grand panda en est une, presque évidente – mais il survivra parce que 1,3 milliard de  Chinois  le couvent comme  un poussin de phénix) ;  le cancrelat, lui, est indispensable à la bonne marche du monde, comme aussi le rat des villes, horresco referens.

      En Inde où les dieux sont innombrables, et où chaque animal est un dieu, on voit sur les terrasses de Bénarès des enfants courir après les rats, simplement par jeu et avec des cris et des rires : qui voudrait molester ce nettoyeur émérite ?  J’ai vu, dans un restaurant plutôt huppé d’Amritsar (Pendjab), un rat d’une blancheur immaculée, gros comme un chat, courir sur la moquette bleu roi ;  et, devant notre sursaut de réprobation spontanée, un des quatre serveurs sikhs qui se pressaient autour de notre table (turban blanc, livrée bleue, barbe enserrée dans un filet impeccable),  s’est contenté de mimer en souriant, balai à la main, une chasse qui n’en était pas une, ni de près ni de loin, comme dans une de ces improvisations qui ont fait la fortune d’Arlequin. Ce rat était à l’évidence un collaborateur, quasi apprivoisé. Les seuls chats que j’ai vus en Inde étaient au zoo d’Amritsar, couple perdu dans une immense cage faite pour des tigres – mais dans ce pays les tigres sont en liberté, bien sûr.

      Et les rois des airs, qui planent en majesté au-dessus de Bénarès comme de Delhi, ne sont pas des aigles mais des vautours, immenses, silencieux, vigilants.  Car dans une ville saturée de bovins (j’y viens) et peu accessible aux services officiels, il y a bien ici ou là une carcasse à nettoyer. Sans compter qu’à Bénarès il ne s’agit pas que de bovidés, puisque on y vient mourir des quatre coins de cet immense pays ; il y a encore trente ans (et on peut douter que cela ait beaucoup changé : Bénarès est hors du temps), il n’était pas rare de voir flotter sur le Gange des cadavres humains incomplètement brûlés –  ou pas du tout, car les enfants et les femmes enceintes, réputés purs, étaient disait-on livrés tels quels aux eaux sacrées de la mère de tous les Indiens, Mother Ganga… Et les vaches donc, sacrées car divines depuis que le lait de l’une d’elles avait sauvé la vie de Krishna mourant d’inanition, là même, sur cette rive gauche du Gange où l’on édifia la cité des miracles, la ville de la mort, la plus insolemment vivante que je connaisse. Là, tout citadin un peu aisé a une vache dans sa maison (le vestibule, c’est l’étable) ; dans la journée elles divaguent à leur aise dans les ruelles tortueuses de la ville basse, bousculant tout le monde, maraudant à l’étal des vendeurs de fruits et légumes, avant de réintégrer leurs pénates le soir venu. Et dans les quartiers chics de New Delhi, entre deux ambassades elles s’étalent sur leur portion de trottoir où les riverains les dorlotent d’offrandes, friandises, colliers de fleurs fraîches ; vachées là, comme disent les alpinistes, elles toisent de leurs yeux d’or toujours mi-clos l’étranger, ce hors-caste définitif, et lui font clairement savoir qu’il n’est que de passage. Parfois sur telle rocade ou voie rapide elles provoquent de tels embouteillages que malgré toute leur dévotion les automobilistes sont contraints d’agir, avec respect mais fermeté, tirant à hue et à dia sous les conseils contradictoires de dizaines d’autres quidams – et elles résistent sans mugir, vendant chèrement leur peau… Mais toutes divines qu’elles sont, il leur faut bien mourir aussi, et alors quoi ? Peu vraisemblable, me disais-je, qu’on leur consente comme aux brahmanes la crémation sur un bûcher de bois de santal ; plus probable qu’on les expose aux vautours et à la populace des corvidés sur quelque Tour de Silence…

      Dans les Pyrénées, où selon Claude Dendaletche sa population s’élevait à 1500 couples à la fin du XXe siècle (dont 400 sur le versant français), il n’est pas rare de côtoyer le vautour fauve, Gyps fulvus. C’est plutôt en altitude bien sûr, au dessus de 2000 mètres, dans un pierrier sous les aiguilles d’Ansabère, ou en franchissant le pas de l’Escalette entre Gascogne et Catalogne. D’abord on est recouvert de son ombre, puis on sent le vent de sa voilure : hautain, indifférent, le planeur n’est passé qu’à quelques mètres, simplement parce que le courant qui le porte coule justement là, et pourquoi s’en écarter au prétexte de créatures chétives même pas charognes, et le fussent-elles, même pas goûteuses ? Chaque fois je l’ai salué en ami, et s’il n’a pas daigné répondre c’est qu’il était chez lui, moi non. Une fois pourtant j’ai essayé d’attirer son attention : seul comme souvent, – et mieux valait, car le randonneur manque souvent d’humour – je me suis allongé bras en croix sur la pelouse d’altitude, entre les touffes d’asphodèles ; et les yeux mi-clos, retenant mon souffle, j’ai fait le mort avec application jusqu’à ce que le solitaire que je voyais planer au loin me repère ; et pour sûr qu’il m’a repéré, lui qui voit une souris à des kilomètres. Il est venu décrire un cercle au-dessus de moi, un seul, et s’est éloigné définitivement. Il m’avait survolé à 200 mètres ou même davantage tant il me paraissait petit malgré ses 2,60 m d’envergure ; à cette distance le moindre frémissement de narine lui était perceptible et trahissait en moi la vie, cette chose dégoûtante. Dans son très petit cerveau bien lisse il n’y avait place ni pour le ressentiment ni pour le mépris, ces passions tristes. Comme l’araignée, le rat, le carabe, le requin, il ne savait qu’une chose au monde, ce qu’il avait à faire, cette tâche précise et elle seule qui depuis toujours lui était impartie dans cette grande entreprise où nous sommes, eux et nous – ce monde auquel sans cesse nous avons besoin de croire, quand il leur aura suffi, à eux, d’y adhérer une fois pour toutes. « Si diverse et profuse est la beauté du monde qu’à peine j’imagine le bonheur que ce serait d’y être purement et simplement », écrit quelque part mon vieux Pierre, qui me pardonnera de le citer de mémoire et donc imparfaitement. Notre condition c’est d’être au monde mais de biais, par la bande et sans trop y croire, en l’adornant et le surchargeant de nos rêves, utopies, imprécations, interprétations ; en le peuplant d’elfes, de génies, de signes, de prémonitions ; en tâchant de l’enfermer dans des formules, des conjectures, des lois, des théorèmes, des systèmes. Si imparfaits dans notre inquiétude que ce simple rêve, d’être comme l’oiseau, s’il devenait réalité une seconde, si une seconde seulement nous étions comme Gyps fulvus planant entre les cimes, avec cette même absolue conscience de ce monde et notre incertitude par surcroît d’y être légitimement, cette réalité nous tuerait.

    

Alain PRAUD

2 commentaires sur “Des « êtres de nature » (2)

  1. Et l’envie m’est venue,après la lecture de ces trois textes vibrants ,d’aller relire les Vers Dorés de Nerval;et la quatrième eglogue de Virgile;et le Carnet du bois de pins de Ponge.

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  2. Le 25 février 1926 (il ne lui reste que peu à vivre), Rilke écrit ceci en réponse à une lettre d’un lecteur russe :
    « Vous devez concevoir l’idée de l’Ouvert, que j’ai essayé de proposer dans cette élégie, de telle sorte que le degré de conscience de l’animal place celui-ci dans le monde sans qu’il ait besoin, comme nous, de constamment se le poser vis-à-vis de lui ; l’animal est DANS le monde ; nous autres, nous nous tenons DEVANT LUI, du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prise notre conscience. »
    ( Cité par Heidegger, in « HOLZWEGE », « Pourquoi des poètes », 1946 )

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