L’ours, le vrai, ursus arctos pyrenaicus, l’ours des Pyrénées, espèce aujourd’hui défunte, je ne l’ai jamais vu.
J’ai espéré, j’ai voulu, j’ai arpenté la montagne à toute heure et en tous sens, trente-deux années durant. En vain. D’autres l’ont vu, ou l’ont prétendu. Pas moi. Un élève sénégalais a cru le voir, il m’en parlait dans la crainte encore et le tremblement. Mais vu l’endroit de référence il avait dû entrevoir un sanglier, ou un blaireau de bonne taille ; peut-être même un chevreuil. Nos sens nous trompent, surtout quand nous ne sommes plus sur notre aire culturelle. Je me sens tout à fait capable de voir des tigres du Bengale n’importe où en Inde, même dans un aéroport.
Mais lui, Bartholo, il l’avait vu, l’ours. Ce qui seul déjà rendait la chose crédible, c’était l’humour (autrement dit cette mise à distance en miroir, cette dévalorisation calculée de soi, sans quoi l’événement n’est qu’une « histoire d’ours » parmi tant d’autres) dont il colorait – épiçait – son récit. Une fois de plus il était à son poste au cours d’une battue, non pas à l’ours justement, mais au sanglier, qui pullule à moyenne altitude, brise les clôtures, se goinfre de maïs, dévaste les potagers. Et ça ne prévient pas. On a tourné le dos au petit vent aigre de novembre pour rallumer son mégot de gris, et soudain il est là, surpris lui aussi, déjà debout, en défense. Haut comme un homme, de petite taille certes, disons Louis XIV déchaussé. On a affronté sans frémir l’occupant et la milice, on a fait passer des juifs en Espagne les nuits sans lune, par des cols impossibles, dans des pierriers schisteux qui se dérobent traîtreusement sous le pied en sonnant comme des lingots de fer ; et voilà qu’on se retrouve à la lettre médusé, on n’a que le temps de s’entendre lancer en patois ce qu’on n’avait jamais pensé dire un jour : où vas-tu comme ça, Monsieur ? comme Pierre sur la via Appia reconnaissant Jésus : quo vadis, Domine ? En rêve et depuis toujours, sans doute déjà au Paléolithique, on ne s’était adressé à l’ours qu’avec le respect dû aux demi-dieux. « Moussu ». Puis on ne se souvient plus. On a tout laissé, sac et fusil, le gris et la gourde, pour courir plus vite. Au retour, plus personne. « Figure-toi, il a dû courir aussi vite, le type, dans l’autre sens. »Le rire secoue les épaules massives tandis que le battoir aux ongles carrés ramasse les miettes de tabac sur la toile cirée. Et soudain sentencieux, l’index pointé : » D’un coup de patte, il arrache l’épaule d’une vache. Alors tu te figures, si c’était toi . » Un coup de menton comme pour signer. Après une semblable rencontre, d’autres sont restés muets pendant des jours.Il en avait tué un, pourtant. Cette fois aussi il était à l’affût , il s’agissait de la palombe, grande affaire dans les Pyrénées comme nul ne l’ignore. Le fusil approvisionné donc, mais en cartouches réglementaires – pour l’ours on usait de la chevrotine, mieux de la balle, mieux encore de la balle à ailettes destinée au sanglier (bien plus dangereux que l’ours, lui : on n’a pas le droit à l’erreur, il faut briser net sa charge, surtout ne pas le blesser). Moussu s’étant invité inopinément – la brise de vallée portait ailleurs l’odeur de l’homme – on avait tiré à bout portant, dans la crainte toujours, mais sur la bête érigée, cible facile. Et à cette distance les plombs font balle. Pourtant il ne pouvait oublier le grognement dissuasif, ni l’effrayante denture.
Ou bien on n’avait pas même le temps de le voir. Ainsi lors d’une vraie battue à l’ours un ami à lui, posté fusil en joue, s’était retrouvé dans le ravin, boulé dans le dos par une charge irrésistible. Bilan : d’innombrables contusions, les vertèbres en vilebrequin, une semaine d’aphasie. L’ours lui-même savait dévaler les pentes les plus rapides en « faisant la capulette », pour échapper au contact mortel de l’homme, son seul prédateur. Et souvent on n’observait que sa trace : fientes, griffures sur les gros arbres, bouleaux lacérés jusqu’au coeur. Une vache perdue dans la neige avec son veau nouveau-né avait été retrouvée au matin, farouche, inapprochable, le petit entre ses pattes de devant. L’ours avait tracé autour d’eux, la nuit durant, une piste circulaire. Ou c’était une brebis malade qu’on avait enfermée dans une cabane d’estive ; au retour des bergers la porte était forcée, la brebis enlevée, toutes les planches du bat-flanc arrachées comme par une main énorme.
Les beaux spécimens étaient exhibés comme des trophées. Un mâle gigantesque, que le tombereau pouvait à peine porter, avait vu sa peau exposée tendue sur les grilles de l’abattoir qu’elle recouvrait presque entièrement, et sa chair dispersée comme viande de boucherie, qu’il fallait laisser mortifier des jours durant et mariner des jours encore dans le vin, l’alcool, les aromates. Malgré tout la bête restait immangeable. Mais on avait essayé. C’est le symbole qui compte.A une époque dont il parlait le moins possible il avait tenu dans son viseur non des bêtes mais des hommes qu’il aurait pu abattre en toute conscience et légitimité. « L’officier allemand d’ici, le chef, on l’appelait Cou de cigogne. J’avais touché un fusil, attention : un Winchester six-coups. Je l’avais au bout du canon. Mon cousin, tu le connais, il m’a dit : laisse-le. A cause des otages, tu comprends. » Le regard bleu aigu s’adoucit un instant comme s’il examinait une couche géologique que lui seul sait encore lire, et puis ces nuages qui changent, comme dit ce poème chippewa que bien sûr il ne connaît pas. Il n’en a pas besoin puisqu’il est lui-même un chaman chippewa. La forme et la couleur des nuages ça le connaît, le sens et le parfum d’une brise, l’odeur d’un sous-bois, l’ombre à éviter de certains arbres, le fil d’une bûche, la prise d’un outil. Les hommes il les évalue presque aussi vite et sûrement que le bétail, le gibier ; pour les énigmatiques comme moi il prend son temps. Il a aussi ses injustices, flagrantes, à l’emporte-pièce : à l’encontre des curés (sauf l’abbé S., l’aumônier et le convive des chasseurs, pas le dernier pour un pernod sec ou une chanson à boire), des médecins qui se hasardent à des conseils de diététique, ou des Italiens, allez savoir pourquoi. Lui le sait, c’est suffisant. Il s’est redressé, narines ouvertes. Il interprète l’air du soir. Comme c’est le printemps il est peut-être bien là-haut, en lisière des alpages, où quelques vents plongent. Peut-être qu’il se gratte l’échine à un bouleau, c’est meilleur. Et que ses yeux aigus lisent déjà l’autre versant.
(à suivre)
Alain PRAUD