ROSES GUERRIERES
Fête aux lanternes en acier
Qu’il est charmant cet éclairage
Feu d’artifice meurtrier
Mais on s’amuse avec courageDeux fusants rose éclatement
Comme deux seins que l’on dégrafe
Tendent leurs bouts insolemment
Il sut aimer Quelle épitapheUn poète dans la forêt
Regarde avec indifférence
Son revolver au cran d’arrêt
Des roses mourir en silenceRoses d’un parc abandonné
Et qu’il cueillit à la fontaine
Au bout du sentier détourné
Où chaque soir il se promèneIl songe aux roses de Sâdi
Et soudain sa tête se penche
Car une rose lui redit
La molle courbe d’une hancheL’air est plein d’un terrible alcool
Filtré des étoiles mi-closes
Les obus pleurent dans leur vol
La mort amoureuse des rosesAutomne 1914 : Apollinaire, toujours apatride, songe à s’engager. La procédure de naturalisation traînant en longueur (elle n’aboutira qu’en mars 1916), il a suivi un ami à Nice où il avait vécu à la fin des années 1890. C’est là, sans doute au cours d’une fumerie d’opium chez le commandant du port, qu’il fait la connaissance de Louise de Coligny-Châtillon, 33 ans, divorcée, comtesse et descendante directe de l’amiral de Coligny ; une jeune femme de moeurs très libres, « frivole et déchaînée , imprudente et osée » (A.Rouveyre), qui d’emblée l’intrigue puis le fascine. En décembre elle le rejoint à Nîmes où il suit une formation d’artilleur. De cette liaison brève et frustrante – elle a déjà un amant en titre, artilleur lui aussi – restera pour la postérité une de ces légendes comme les artistes savent en forger, mais avant tout plus de deux cents lettres, souvent accompagnées de poèmes ; certains publiés dans Calligrammes dès 1918, les autres en 1947 seulement sous les titres successifs Ombre de mon amour, puis Poèmes à Lou. Les lettres, elles, ne paraissent intégralement qu’en 1969 (Lou est morte en 1963).
« Roses guerrières » est un des derniers poèmes que recevra Lou : envoi non daté, fin septembre 1915 selon elle. D’abord ponctué jusqu’à la strophe 3 (un point après « silence »), il se terminait par des points de suspension, avant de perdre toute ponctuation dans sa version définitive. Six quatrains d’octosyllabes qui brodent sur le symbole de la rose, déjà célèbre dans la poésie européenne, arabo-persane, indienne ; mais symbole très « apollinarien », quasi obsessionnel dans sa correspondance avec Lou ( « O Lou ma rose atroce », 6 avril 1915). Dans ce poème désenchanté le symbole est ambivalent : lié au corps de la femme, au temps qui fuit, à la guerre (à la mort). Cette ambivalence va nous guider.
Une fête menaçante et menacée ( la dernière fête )
Le mot « fête », suscité par l’image quotidienne du feu (d’artifice), ouvre le poème, et par l’entremise de l’image de l’obus qui lui est liée, le parcourt et le referme. Fête d’emblée inquiétante : « acier/meurtrier/courage » la contaminent de violence – fête foraine mais où on peut mourir. Feu d’artifice dont les fusées sont des « fusants »(obus redoutés qui explosent au-dessus des tranchées en les criblant de shrapnels – Genevoix note qu’on ne les entend pas venir), sous le regard indifférent de divinités lointaines et cruelles (« étoiles mi-closes »). A noter, l’évolution de « charmant » (ironique, v.2) à « terrible »(v.21) ; de la douceur galante (« deux fusants rose ») à la force obscène (« Les obus pleurent ») ; de « on s’amuse » à « terrible alcool ». Il semble que la fête foraine/galante ait dégénéré.
Mais le choc du galant et du brutal était présent dès le début dans l’opposition sonore des v.1 et 3 aux v.2 et 4 (même opposition dans la dernière strophe)- les rimes impaires sont masculines, les rimes paires féminines. Et la présence incongrue du mot « éclatement » dans le rose surligné des v.5-6 ; l’incongruité aussi du v.11, dur comme un grognement. Ainsi la fête a un parfum de mort : le « terrible alcool » qui saoûle sans plaisir est suggéré dès le v.4, vers absurde qui résume la pudeur du soldat (la guerre est rose, il le faut bien) en suggérant le désespoir de l’amant. Le rose de la fête est à la fois vulgaire, sensuel et violent comme une bave de sang.La rose , ou les amours mortes :
Le mot, adjectif ou substantif, revient avec insistance : 6 fois, sans compter le titre. Il est lié au symbolisme de la Renaissance ( Roman de la Rose , Ronsard…) comme à la poésie arabo-persane ( Hâfiz, Saadi ), domaines qu’Apollinaire connaît bien. Mais c’est surtout un signe de reconnaissance destiné à Lou : le mot revient sans cesse dans les lettres d’A. pour désigner diverses parties du corps de la femme (et surtout les seins-obus) ou Lou elle-même : ainsi le poème « LOU MA ROSE » du 2 juin.
Dans ce poème-ci, c’est d’abord une image violemment sensuelle (v. 5-6) qui mêle les symboles mâle et femelle : image de l’orgasme associée aux préliminaires de l’amour, attendrissement duv.7 – il s’agit bien des seins de Lou (25 mai : « ton nichon adorable qui lève son nez rose ») et même de son caractère : l’impudeur, la provocation – mais « insolemment » fait entendre « un seul amant », et « bouts » évoque « boutons »(de rose). Le même attendrissement charnel reparaîtra aux v.19-20 (la fameuse croupe de Lou, « montagneuse » ; photo reçue d’elle et commentée dans la lettre du 4 août 1915).
Mais ces images-là sont en train de mourir. Le v.8 contient un des rares verbes au passé simple (avec le v.14) d’un poème tout entier au présent ; ce passé simple dit la mort du poète (v.9) qui n’a plus de muse (v.4). « Quelle épitaphe » est chargé d’amertume : le « silence » du v.12 est celui de Lou qui n’écrit plus, ou si peu. Il suscite, par lassitude, l' »indifférence » (v.10) de l’amant, mais cette indifférence est aussi celle de Lou. Ainsi s’explique ce paysage d’ amours mortes : « forêt », « parc abandonné » – paysage emprunté à la vie quotidienne d’Apollinaire sur le front, mais décoloré par son désenchantement : c’est lui qui est « abandonné » (v.13), « détourné » (v.15) du paradis charnel. Ce parc est un Eden en friche. Et « son revolver au cran d’arrêt » dit sans phrase l’inutilité d’une virilité qui ne trouve plus à s’exercer. Il y a comme de la rage dans ce vers. Et le passé simple « cueillit » évoque un geste mièvre, désormais vain (pétales envoyés dans les lettres).
Le comble de la tendresse rejoint alors celui de l’ironie : « Les roses de Sâdi » (v.17), c’est un poème, alors archiconnu, de Marceline Desbordes-Valmore (1860) :J’ai voulu, ce matin, te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les noeuds trop serrés n’ont pu les contenir.Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.La vague en a paru rouge et comme enflammée :
Ce soir ma robe encore en est toute embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir…Ce poème un peu mièvre, mais subtilement érotique, se charge alors d’allusions lascives partagées avec Lou : le v.17 est en quelque sorte « codé ». Elle comprendra, comme elle comprendra aussi « sa tête se penche »(v.18) et mieux encore « Les obus pleurent » (v.23) qui disent le mâle inutile, et l’amour remplacé par l’onanisme du souvenir.
On notera que l’obus est une image fréquemment adressée à Lou : « C’est une bataille de fleurs / Où l’obus est une fleur mâle » (poème, 7 février) ; « Tendres yeux éclatés de l’amante infidèle, / Obus mystérieux… » (poème, 10 avril) ; « Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour » (poème, 22 avril)…
Ainsi l’obus est non seulement le sexe de l’amant mais le corps de Lou, et Lou elle-même, son nom. Lou est la mort.La rose, ou l’amour de la mort :
Le poète aime Lou, le poète aime la guerre (il faut s’y faire : on est en 1915), Lou est la mort même : le poète désormais aime la mort. En novembre 1915 il va vraiment la chercher, versé à sa demande dans l’infanterie, combattant en première ligne, au corps à corps. Cet amour de la guerre est disséminé dans le poème : les v.2 et 4 peuvent aussi être pris à la lettre, les v.5-6 comme une jubilation guerrière (Lou, déesse de la guerre ? Reine des Amazones ? Penthésilée ?) . L’homme d’avant 1914 « prenait d’assaut » une femme ; violence amoureuse, à la limite sado-masochiste. « Sade » est dans « Sâdi »…
Le « sentier détourné » ne mène-t-il pas au front ? Et « chaque soir » ne dit-il pas l’obstination à s’exposer ?
Il y a plus, dans un poème du 22 avril, « Choeur des jeunes filles mortes en 1915 » :Ceux qui nous aimèrent naguère
Emportent la rose à la guerreO mort mène-nous dans le bois
Pour retrouver la rose morteoù la rime « naguère / guerre » dit que l’abandon à la guerre est dû à la mort de l’amour.
On comprend mieux alors l’enthousiasme « patriotique » d’Apollinaire : si Lou s’était vraiment donnée à lui seul, durablement, il ne serait pas parti au front (apatride, rien ne l’y obligeait). C’est Lou, « sa muse avec courage », qui le pousse à l’héroïsme : il veut être plus digne d’elle, comme un chevalier médiéval (plusieurs fois, en vain semble-t-il, il lui demande quelles sont ses « couleurs », celles qu’il doit porter au combat ; d’ailleurs n’est-elle pas noble, et d’une grande famille de guerriers ? Et lui-même se pense apparenté aux anciens rois de Pologne…En tout cas son grand-père, Apollinaire de Kostrowicki, officier dans l’armée russe, avait été blessé au siège de Sébastopol. Voilà qui suffit à vous façonner un imaginaire).
Mais il y a un revers à cette médaille (bientôt, blessé à son tour, il se verra décerner la Croix de Guerre), et on comprend mieux aussi le v.21, en effet terrible, qui dit à lui seul un univers de meurtre, un ciel de sang où les dieux, les yeux « mi-clos », se taisent et savourent le carnage. Si « alcool » rappelle le livre qui a rendu le poète célèbre ( et comme Ronsard il répète souvent à Lou qu’elle aussi sera célèbre grâce à lui, surtout s’il meurt – et ne le souhaite-t-il pas ?
dès le 17 janvier : « C’est pour notre bonheur que je me prépare à la mort »
et surtout le poème du 30 janvier :
Si je mourais là-bas sur le front de l’armée,
Tu pleurerais un jour, ô Lou, ma bien-aimée.
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée,
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur.– le reste du poème est en corrélation étroite avec celui qui nous occupe, preuve de la profonde unité de l’inspiration d’Apollinaire toute cette année-là ), le « terrible alcool », l’eau-de-vie des soldats qui vont à la mort, témoigne d’une angoisse que le dernier vers n’apaise nullement (il est plus rude qu’il n’y paraît). Il manque d’ailleurs une rime à « rose », mais elle est dans la lettre du 29 avril l’hématidrose, explique-t-il à Lou, c’est la sueur de sang du Christ au Jardin des Oliviers, abandonné de tous dans la nuit noire…
Ce poème, écrit à la va-vite avec un mauvais crayon sur un bout de carnet entre deux canonnades, comme les autres « poèmes à Lou », mais remanié, déponctué en vue de la publication, est en fait d’une richesse exceptionnelle : c’est à peu près le dernier qu’il lui dédie, et s’il se veut galant et distant, il se donne aussi comme un véritable testament, qui scelle autour du symbole de la rose une série dense et cohérente, que Lou a contribué à catalyser : déjà le 14 janvier, en pleine extase d’amant comblé,
Les douleurs en passant près de toi se métamorphosent
En une gerbe où fleurit la Merveilleuse RoseEn une dérision qui est la vie même, Lou la frivole, l’insignifiante, la partouzeuse, venait de marquer « Gui », le poète mûrissant et déjà célèbre, du signe de sa mort : des combats à la trépanation, puis à l’épidémie qui l’emportera, Apollinaire a choisi de mourir dans le Nom de la Rose.
(17 mai) Et je te baise
Sur ton beau sein fait d’une rose et d’une fraise
Et tu me baises sur le FRONT(19 mai) « L’amour aussi est une oeuvre d’art »
Alain PRAUD
J’aime les sonorités du dernier vers, on dirait les notes répétées en écho léger d’une des Gnossiennes de Satie que j’ai jouée au piano il y a bien longtemps… D’ailleurs, ce dernier quatrain est mon préféré (marrant comme, souvent, une strophe d’un poème est comme un poème à part entière…)
En tout cas, quel plaisir de lire ce commentaire, riche et dense, qui explore sans décortiquer et provoque le désir de relire le poème pour l’entendre un peu différemment.
… « Si je mourais là-bas sur le front de l’armée,
Tu pleurerais un jour, ô Lou, ma bien-aimée.
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée,
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur. »
… C’est très beau.
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C’est un plaisir de lire d’aussi beaux textes, d’en avoir les explications, et de sentir que l’on s’enrichit un peu plus à chaque ligne.
Je vous remercie de m’avoir incité à venir découvrir votre blog.
Amicalement
Adeline Hoareau 🙂
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Un avis amical à tous les potaches de France, de Navarre, et de l’espace francophone : à force, tout le monde le connaît, ce plan (y compris vos profs…)
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