Au pays de Papouasie, 2 : Apollinaire , Crépuscule

                          CREPUSCULE

                                

                                    A   Mademoiselle  Marie  Laurencin

Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D’astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales

L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste

    A propos de ce poème, on a tendance à négliger/minimiser l’importance de la dédicace  – en toutes lettres pourtant, ornée d’un emphatique « mademoiselle » comme pour les stars/étoiles, à l’époque surtout actrices, cantatrices ; les femmes-peintres comme Marie étant fort rares (Apollinaire en connaissait une autre au moins, Sonia Delaunay). Certes les allusions à l’univers pictural, un peu mièvre, de Marie, sont nombreuses et bien visibles. Mais il y a, je crois, davantage, un clin d’oeil bien plus intime, et insistant – peut-être gênant pour la dédicataire, qui ne pouvait l’ignorer.
    La liaison d’Apollinaire et de Marie Laurencin a duré de 1907 à juin 1912, mais liaison à éclipses, orageuse, semble-t-il surtout à cause de la jalousie maladive du poète – peut-être aussi d’une libido un peu hors normes, disons emphatique, de sa part. La rupture définitive va beaucoup l’affecter, d’autant que Marie épousera en 1914 un peintre allemand. Apollinaire qui avait déménagé à Auteuil en 1909 (allusion dans « Zone ») pour se rapprocher d’elle, s’installe le 1er janvier 1913 au 202 boulevard St Germain, qui sera son dernier domicile ; il y accroche au-dessus de son lit, bien en évidence, Réunion à la campagne (1909), un tableau où Marie l’a représenté au centre d’une assemblée , elle à ses côtés, avec Picasso, Gertrude Stein…

    Le titre évoque un état indécis entre  jour et nuit, vie et mort, ciel et enfer (les limbes, ce seuil, limes, où Dante rencontre Virgile, son guide d’Enfer et de Purgatoire). C’est aussi l’idée d’un monde décadent, « fin de siècle », avec ses personnages qui ne sont que masques. Et bergamasques : le contexte culturel précis des Fêtes galantes de Verlaine mises en musique par Fauré et Debussy (« Clair de lune » surtout, tout en fluidité harmonique et rythmique) – musique brumeuse, ennuagée, « soluble dans l’air » (Verlaine) : celle de Fauré, Lekeu, Chausson, du jeune Debussy. Et en remontant le temps comme Verlaine le suggère, les personnages de Watteau, de Fragonard, une comedia dell’arte à la française ( L’Arlequine  était déjà une pièce pour clavecin de Couperin).
    Paradoxalement (en apparence : ainsi font souvent les paradoxes), cette fluidité, ce bougé, cette indécision des formes, comme on voudra, donne lieu à un poème d’une puissante unité : non une « succession de visions », mais un faisceau cohérent. Et d’ailleurs, sur le plan de la forme pure, Apollinaire s’accorde peu de libertés : octosyllabes stricts (une licence au v.12), cinq quatrains disposés symétriquement quant aux rimes, du moins cette symétrie étrange : embrassées/plates/croisées/embrassées/plates…

La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits

sens possible de ces étranges rimes croisées.

     L’ouverture est d’une sensualité prenante –  assurément les plus beaux vers du poème. Système d’échos complexes, bien au-delà des rimes (échos de toujours, elles) :flée/morts, ombres/herbe,  s’exténue (sexe-t’es nue)/s’est mise nue, morts/mise/mire, dans l’étang…charlatan,etc. Apollinaire est encore du XIXème siècle : la cohérence sonore, le pack phonétique ont pour lui un sens et puissant (il est le dernier).
   « L’arlequine », même présente ailleurs, est un être de pur fantasme – de fantaisie, comme on disait au XVIème, siècle bien connu du poète bibliophile. La rime potentielle, « coquine », serait cohérente avec tout un environnement érotique : frôlée/s’exténue/nue/son corps (« l’étang » évoque déjà « lait » du v.8). Contiguïté affirmée du désir et de la mort : non seulement le premier vers, »virgilien », mais l’allusion claire à Narcisse. Arlequine, la coquine, n’aime que son corps – elle est « morte pour moi », tout au moins c’est ce que je voudrais qu’on entende (mais pas elle, surtout).
    Le poème pourrait s’arrêter là , mais ce quatrain, chargé de matière, engendre tout le réseau : et d’abord la parade cauchemardesque des quatrains 2, 3 et 4. Il n’y a qu’un seul acteur  mais à double face : « charlatan crépusculaire », « arlequin blême », comme les deux faces, tragique et dérisoire, de la comédie de l’amour. Le menteur fanfaron, ou l’amoureux trahi (arlequin blême = Pierrot?), sont inséparables : le premier « vante les tours que l’on va faire » (lui? ou l’autre?), le second se livre à une acrobatie ambiguë voire scabreuse :

« décrocher une étoile », c’est accomplir l’impossible (cf. décrocher la lune : absente, mais dispersée en éclats dans tout le poème); mais on disait déjà « tirer le  gros lot, la plus belle femme  » : ( rappel : « voir la lune »= faire l’amour).
« il la manie à bras tendu » : vers littéralement pauvre, qui ne se justifie que par son double sens d’érotisme brutal, voire porno – Apollinaire pornographe de talent (c’est bien en 1907, année où il publie Les onze mille verges, qu’il rencontre Marie) – à propos de cette expression, voir la lettre à Lou du 8 janvier 1915 ; et à la même mais à propos de Marie, la lettre du 13 janvier 1915 : « Marie L., ravissamment faite, un des plus gros derrières du monde et que je transperçais avec un âcre plaisir. Elle n’est pas plus que du crottin ».
    Ces deux figures unifiées aussi par leur décoloration laiteuse : très possible allusion à la masturbation aux vers 7-8 ; et métaphore filée aux vers 14, 15-16, 17, 20… (Dans toute la correspondance d’Apollinaire sont brandis simultanément une menace onaniste et un vigoureux interdit du « faire menotte » au féminin).
    Quoi qu’il en soit , cet Eros-là est triste et torturé : les spectateurs (les voyeurs) appartiennent aux forces obscures. Fées et enchanteurs sont des constantes de l’univers d’Apollinaire : l’amour est du domaine de la magie, la femme est du côté du Mal fascinant (l’arlequine/la Lorelei). Quant au pendu, il allie l’Eros macabre (il éjacule en mourant, et de son sperme naît la mandragore, plante magique et vénéneuse) au thème du suicide : les cymbales sont l’instrument dionysiaque du faire-savoir, elles sursignifient le chantage au suicide par pendaison, l’orgasme total une fois pour toutes puisque la masturbation en pensant et ressassant l’arlequine, une bonne fois ça suffit.

   Alors il ne manque plus que le bouquet final, avec au moins trois figures de l’Eros, que vient sublimer et justifier le couronnement de l’Art.
   Ainsi le « bel enfant » pourrait bien figurer l’Amour, « aveugle » justement par tradition – mais par une cruelle dérision métonymique c’est l’amoureux qui est aveugle. Exemple parfait du vers à double sens – mais non triple : il est excessif de considérer, comme on a pu le lire sous la plume d’adolescentes déjà en train de fondre, qu’Apollinaire souhaite un enfant de Marie, et lui envoie un message en ce sens (ah, que de messages est censée véhiculer la poésie…entreprise sans doute de pigeons-voyageurs).
   Mais voici l’inaccessible figure maternelle, essentiellement transitoire (elle « passe »), compliquée d’une métaphore de la femme occupée de ses amants et qui refuse de voir la détresse du seul véritable amoureux – noter « ses faons » et non « son faon » qui seul permettrait une rime correcte… Et quant à la figure sur laquelle se clôt le poème, elle est particulièrement grandiloquente, tout en restant efficace : la tristesse du nain exprime sa frustration devant la puissance (virile) de l’amour, toujours recommencé, que rien de terrestre ne peut atteindre. Alors ressurgit l’arlequin, dans une sorte d’érection cosmique (trismégiste : trois fois très grand) qui se sublime en art : un poème.

Alain PRAUD

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