1 – Bagh est un lieu. Ce lieu n’est habitable, physiquement, que sur les rives du lac Dal, près de
Srinagar ( Inde, Etat de Jammu-et-Kashmir ). J’ai habité brièvement deux des manifestations de ce lieu en août 1979 : Nishat Bagh (ou Jardin des Plaisirs), Shalimar Bagh ( ou Jardin de l’Amour ) . Ce lieu existe toujours en 2010, mais la conjoncture géopolitique ( Inde / Pakistan ) l’a rendu quasi inhabitable. ( Coefficient de risque inexistant jusqu’aux années 1990 ).2 – Bagh est un jardin, c’est-à-dire un artefact conçu et réalisé par un paysagiste, à une époque
donnée : notre XVIIème siècle, sous les empereurs moghols de l’Inde Jahangir et Shah Jahan ( à peu près en même temps que les jardins de Versailles ). Il s’ensuit que bagh a été réalisé pour un homme (souverain) et pour son usage exclusif.3 – Bagh est désormais un lieu touristique , c’est-à-dire à usage collectif universel et payant. De ce fait, il est plus ou moins entretenu (jardiné) – on ne sait s’il a conservé son état initial, et jusqu’à quel point, compte tenu des vicissitudes historiques ( fin de la domination moghole , emprise britannique… ). De plus, autant que j’ai pu en juger en 1979, son entretien semble obéir à des règles assez éloignées de celles en vigueur pour les jardins européens : pelouses drues et hautes , jardiniers endormis aux heures chaudes…
4 – Bagh est un remodelage de la topographie et de l’hydrologie préexistantes. Il s’appuie sur elles, il les utilise pour son fonctionnement ( sa vie ). C’est déjà le cas pour d’autres jardins ( Versailles , Villa d’Este ) ; mais c’est très visible ici : chaque bagh est modelé autour d’eaux courantes descendant des collines (montagnes) environnantes pour alimenter le lac Dal.
5 – De ces caractéristiques sommaires, il résulte que Bagh est un lieu mixte, intermédiaire, dual : montagne / plaine, privé / public, jardiné / négligé , procédant du sauvage comme de l’artifice ( Augustin BERQUE , Le Sauvage et l’Artifice , Gallimard, 1986 – ouvrage indispensable ) – en cela s’accordant au voeu de Confucius que ses concepteurs ignoraient : trouver le juste équilibre entre le naturel et l’artificiel :
La simple nature prévaut sur le raffinement : voilà le sauvage.
L’artifice l’emporte sur la sincérité : on tombe dans l’alambiqué.
Nature et culture en harmonieux équilibre , c’est l’exemple sans apprêt que laisse le sage.( Analectes , VI, 18 – trad. personnelle )
6 – Bagh est le cadre souple d’une forme de liberté : l’eau est canalisée, des buis ou ifs sont taillés, on a planté des arbres fruitiers, disposé des massifs fleuris – mais rien n’est vraiment ordonné, le pur désordre naturel (libertaire) n’est jamais loin. Dionysos ne dort que d’un oeil .
7 – Bagh est une des formes que prend la vacance : espace du loisir ou de la désoccupation, fraîcheur, limpidité d’une existence qu’on laisse s’écouler ( qu’on ne retient ni ne contient, ni ne contraint ) . De là que c’est l’espace du rêve, de la création.
8 – Bagh est un espace libre de droits, faiblement payant, modique donc virtuellement universel. Et cependant c’est un espace réservé à peu de gens : il est loin de tout (des heures d’avion et/ou de train, des heures encore d’autocar) , d’accès dangereux (cf. 1), et s’il reste encore des privilégiés pour l’habiter, nombre d’entre eux n’y voient rien.
9 – Car bagh est l’analogon visible de ce monde (die Welt) dont Hölderlin affirme que nous l’habitons en poète ou poétiquement (dichterisch) : monde qui n’est cependant pas le monde, mais un monde inclus, juxtaposé, superposé, écarté, exclu . Comme la trace, le vestige, l’habit fuligineux d’un monde que nous aurions tous habité, naguère, ailleurs. A portée de main quand nous voulons.
Alain PRAUD
Je ferais bien mon bagages pour goûter de ce bagh là….
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