Supervielle : Construire l’absence ( conférence, 1991 )

           Trois poètes français, de ceux qu’on peut sans hésitation qualifier de grands, sont nés à Montevideo :  Isidore Ducasse, mieux connu sous le nom de Lautréamont, en 1846 ;  le prophétique Jules Laforgue, en 1860 ;  et en 1884  Jules Supervielle. Les deux premiers sont morts très jeunes, à  24 et 27 ans, en laissant dans nos lettres un trace brève et fulgurante  ;  Jules Supervielle, lui, a su prendre son temps.  Poète précoce  –  comme en témoigne une plaquette éditée à 16 ans  –  ce n’est qu’en  1925, à quarante-et-un ans, qu’il s’affirme avec  Gravitations  comme un des poètes les plus profonds de son siècle , développant ensuite, jusqu’à sa mort en 1960 ,  une oeuvre abondante et multiforme.  Cet homme au visage long et grave d’Indien des Andes, et qui épousera une Uruguayenne,  était né d’un père béarnais et d’une mère basque ;  mais il n’a pas un an quand il les perd tous deux, et c’est bien l’Uruguay le paysage de son enfance, où il fera encore,  au moins jusqu’en 1946, de longs et fréquents séjours.  Aussi a-t-on pris l’habitude de les associer,  lui et son oeuvre, à un mot-paysage  :  la  pampa .    Nous verrons comme c’est abusif.  Et pourtant il faut partir de ce fait,  et de l’orgueilleuse profession de foi de  Débarcadères   :  « Je fais corps avec la pampa… »   D’abord livré à la volupté et à l’enthousiasme d’espaces immenses et vierges qui façonnent sa respiration et son écriture, c’est ainsi qu’au début il se montre à nos yeux, comme immergé dans un océan de mots savoureux, d’images luxuriantes  :  « fusées de bambous » , « branchage grouillant d’épines » , «  »ciels de plein vent » , « ciel retentissant des jurons du soleil » , « plaine de chair raboteuse » , « sécheresse harassée d’elle-même » , « troupeaux de moutons coulant comme des fleuves »… volupté du nom rare à sauver de l’oubli  :Paroares, rolliers, calandres, ramphocèles,
Vives flammes, oiseaux arrachés au soleil ,

                                    

cet ample et vibrant lyrisme qui s’exprimera encore, loin des gauchos et des « cactus crispés dans leur gêne végétale » , pour la laitière, les réverbères, les percherons et les platanes de « 47 , boulevard Lannes » , un de ces grands poèmes de Gravitations  où s’entend l’écho du célèbre  » Zone  » d’Apollinaire.  Et pourtant, déjà, s’entend aussi l’inquiétude, la douleur même de se trouver partagé entre des espaces antinomiques  :

Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays
        que séparent les océans et les climats , et qui
         s’ignoreront toujours .
Les soirs de Montevideo ne seront pas couronnés
          de célestes roses pyrénéennes ,
Les monts de Janeiro toujours brûlants et jamais consumés
           ne pâliront point sous les doigts délicats
           de la neige française…

                                     


                                                           
                                                          

   Car ce génie exigeant,  ombrageux, ne veut pas de bornes,  ni de choix qui mutile.  Ainsi le temps de Supervielle, c’est tout le temps, du  Précambrien aux villes tentaculaires.  Son espace, c’est tout l’espace,  des plus lointaines galaxies au plus humble hameau pyrénéen, à l’arbre, à l’insecte, au grain de sable.  Son espace-temps,  c’est tout l’imaginaire,  et simplement la page où cet imaginaire s’exprime et s’imprime, l’angoissante, la mallarméenne page blanche.
    Déraciné, Supervielle a ses racines partout et de tout temps.  C »est une conscience cosmique, essaimée, embrassante,  absente à soi à force d’embrassements et de germinations.  Avant que ce visage si net,  nous le verrons,  ne s’immerge et se perde au miroir  –  image absente,  non-image obsédante.

                      L’âme  d’obscures patries
Rôde désespérément dans le ciel indivisible .

Mais de peur d’en oublier l’évidence, il faudrait aussi souligner ce don de dire qui chez les plus grands précède et accompagne l’inévitable et obstiné travail.

                                                                                                                                         Facilité de Supervielle !   Virtuosité, même.  Voici un poète complet qui brasse tous les mètres :  le 6-8-10-12 de la langue classique, comme l’impair de Verlaine  ;  et le 11, le 13, le 14, le 15  ;  et le verset, la prose rythmée, l’ample période  ;  et toutes les irisations de la rime, de l’assonance, et l’oubli calculé de l’une et l’autre.  Comme cette pensée veut tout l’espace et tout le temps, cette écriture veut toutes les scansions de la langue, toutes ses couleurs, toutes ses images, et jusqu’à sa nudité de cellule.   « O  mon âme ! » disait Pindare, « n’aspire pas à l’immortalité : explore tout le champ du possible ».  Ce qui fut en exergue au  Cimetière marin ,  cette exigence d’humilité au sein du multiple,  ou d’attention à l’infime par ignorance innée de l’accessoire  ;  tout cela est dans Supervielle et pourrait s’appeler la Vertu .

     Or cette Vertu,  sans laquelle un poète n’est au fond qu’un froid célébrant ou un décorateur habile, veut qu’on se penche en soi non sur l’eau du Narcisse, mais sur la margelle d’un puits sans fond où ne se voit que solitude, où ne se dévoile que le néant.  Cette  « absence essentielle »  qu’a su lire Michaux  :

« Pressé par une nostalgie de distance, qui distend et dépasse tous ses vers, il cherche et pressent une sorte d’absence essentielle, où tout serait présent-absent ».

     Ainsi l’espace dont on s’émerveille d’abord, cette coulée de jungle solidaire, ces vaisseaux à l’étrave ardente, ces galaxies tournoyantes, une lecture plus approchée les relègue dans un lointain de réserve.  On se souvient alors que Supervielle fut le destinataire d’un des ultimes messages de Rilke agonisant, le poète d’absolue exigence, l’écorché de la vie immédiate  ;  alors on peut lire ceci, aussi bien  :

Et , le regard tondu , nous sommes devant nous
Comme l’eau d’un bidon qui coule dans le sable

                                                 
                                              

parce que le poète véritable, celui qui dit le vrai dans le tremblement, en vérité celui-là est exposé, dans un espace où il se dissout  :

Je m’avance et me sens mille fois découvert

                                                 

dit-il  (  on entend bien  :  cent mille fois  )  et encore  :

Si cela s’appelait ne pas avoir vécu ,
Si nous étions l’erreur de quelqu’un qui se noie ,
Et croit se voir courir sur le proche rivage…

                                                
                                                
                                                 

    Aussi bien ce poète du perpétuel voyage n’a nulle part trouvé la béatitude  ;  comme avant lui Rimbaud, comme après lui Michaux courant le monde , et tous concluant  :  circulez, lecteurs, il n’y a rien à voir.  C’est en vous que la scène se joue.  Là, dans la nuit, est l’inquiétude, que n’ébarbe qu’à peine, à la fin, le lit de blandices  :

Saisir le pied  ,  le cou de la femme couchée

                                                  

bonheur deviné, mieux que dit, d’être indéfectiblement l’homme d’une femme, la seule  ;  mais qui n’épargne pas le faix de l’indéfectible solitude, puisque aussi bien le poète est philosophe, d’une poésie qui est la philosophie continuée par d’autres moyens, et non sans humour  :

Un homme à la mer lève un bras , crie : « Au secours ! »
Et l’écho lui répond : « Qu’entendez-vous par là ? »

                                                    
                                                        

Ce vrai sérieux qui est celui de la légèreté appelée par Nietzsche , de la présence dansante au monde, de la petite chaleur aussi des choses, et des bêtes aussi, infimes, qui sont là  :

Sous quelle fougère où dort un insecte
Votre âme cherchait sa couleur première  ?

                                                       
                                                          

ou cette autre profession de foi  :

Il faut savoir être tout entier dans une feuille
Et la voir qui s’envole .

                                                            
                                                          

     Nous voilà bien loin, n’est-ce pas, de la pampa  ?  Pourtant c’est le même homme,  de 1922  (Débarcadères)  à  1949  (Oublieuse mémoire)  qui chante l’espace inlassable et la solitude de la chambre aux miroirs, chambre au mieux conjugale, chambre d’hôtel,  camera oscura  où se fait la force de dire .  Alors vient ce que les voix de la jeunesse, trop occupées d’elles-mêmes, n’avaient pas su trouver le chemin de proférer  :  une solitude elle-même jeune et massive , de qui fut dès l’origine absenté, ni père ni mère, et alors  :

Autour de moi les mains errantes des amis
Sentant que je suis seul égaré dans l’espace
Me cherchent sans pouvoir trouver l’exacte place
Et repartent au large vers la Terre qui fuit .

                                                       
                                                        
                                                          
                                                          

Voilà au moins qui est clair,  et  d’un poète qui revendique la clarté  :  « Le poème  (dit-il)  ne doit pas être un rébus .  Que le mystère en soit le parfum, la récompense.  Je me suis toujours refusé, pour ma part, à écrire de la poésie pour spécialistes du mystère . »

    Nous ne sommes pas non plus de ceux-là .  C’est à l’aune de son miroir, et à sa familiarité des morts,  qu’en définitive il nous faudra évaluer Supervielle, puisque il nous le demande en ces termes . Car le poète est celui qui sans répit s’évalue, et l’image au miroir est la mesure exacte de sa langue comme de ce qu’elle nous dit .  Vertigineuse déperdition du moi, et non sur des dizaines d’années, mais entre 1922 et 1930  :

Si je m’approche du miroir
Je n’y découvre rien de moi .

Tout seul sans moi , tout privé de visage ,
Me suffirait un petit peu de moi ,
Mon moi est loin , perdu dans quel voyage ,

Et que l’on me confonde
Avec l’ombre du monde .

                                                                                          
                                                                                          

                                                                                         
                                                                                                                                                                           

                                                                                           
                                                                                          

Cela venu de poèmes divers, et différents. Disons encore, intégralement,  « Le temps d’un peu »  ( Les amis inconnus )  :

Que voulez-vous que je fasse du monde
Puisque si tôt il m’en faudra partir .
Le temps d’un peu saluer à la ronde ,
De regarder ce qui reste à finir ,
Le temps de voir entrer une ou deux femmes
Et leur jeunesse où nous ne serons pas
Et c’est déjà l’affaire de nos âmes .
Le corps sera mort de son embarras .

                                                                                    
                                                                                     
                                                                                     
                                                                                   
                                                                                    
                                                                                    
                                                                                    
                                                                                   

« Mort », le mot est dit .  Et c’est, de façon prémonitoire, la méditation de l’ensemble  intitulé  Oloron Sainte-Marie  ,  là même où Supervielle aujourd’hui repose, et qui s’ouvre ainsi  :

Comme du temps de mes pères les Pyrénées écoutent aux portes
Et je me sens surveillé par leurs rugueuses cohortes

                                                                     
                                                                       

avant de se faire plus clair encore  :

Croyez ce que j’en dis , je ne suis plus qu’un mort
Je veux dire quelqu’un qui pèse ses paroles .

                                                                       
                                                                         

    Et voilà le secret , s’il en est un  :  la pesée des morts, que nous enseigne l’ancienne Egypte, c’est la pesée des mots .  Se déclarer poète, de Montevideo, de Paris, d’Oloron,  c’est après tout faire que ceci soit clair pour la postérité  :  qu’un poète ne soit jugé non sur son visage (à la rigueur impossible) , non sur sa vie (d’une affligeante banalité) , non sur son destin (qui se confond avec celui de tous)  –  simplement sur les mots de sa langue, qui ne savent rien décrire, colorer  (  Oloron Sainte-Marie  ne dépeint rien qu’un Inuit ou un Bantou ne sache déjà )  et qui pèsent indéfiniment leur poids d’angoisse . « L’ai-je vraiment dit ? » question principale.  « Qui me lira ? » , question subalterne .  Jules Supervielle, né par hasard à Montevideo, gisant pour toujours à Oloron Sainte-Marie .  Homme de la pampa , amoureux des Gaves . Toute sa vie étonné d’être  l’un et l’autre .  Comme si la poésie au fond ne savait dire autre chose que le désarroi de se tenir seul devant les choses , à elles exposé , et voué sans fin à les dire  –  telles qu’elles sont, peut-être    :

Ce n’est pas moi qui te renseignerai .
Fais ton métier . Je fais le mien .

                                                                                       
                                                                                    

(lecture  :  « Disparition » ,  l’avant-dernier poème  de  Gravitations)

(conférence prononcée en juillet 1991 à Saint-Bertrand de Comminges  ;  pour une « société savante » dont j’ai oublié le nom)

Alain PRAUD
pour Evelyne Mazères

2 commentaires sur “Supervielle : Construire l’absence ( conférence, 1991 )

  1. C’est toi qui avais écrit cette conférence ? J’aime beaucoup Supervielle. Mon père avait, juste après l’agrégation, fait son DEA sur ce poète.
    Plus que quelques jours à vivre en 2009 : je te les souhaite joyeux !
    Lod

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  2. De Pau où il réside désormais, mon ami Jean-Pierre Cazala me rappelle que cette conférence, qu’il devait à l’origine écrire et prononcer (il ne le put, pour cause d’oral de Capes, et me passa le relais ou le flambeau) était commanditée par l' »Université d’un jour » de l’Académie Julien Sacaze ; la chose se fit aux Olivétains de St Bertrand, qui devaient accueillir l’année suivante une belle exposition Olivier Debré, sous l’égide de Jean Castex – personnage étrange et attachant, lunaire, dévot, académique, libertaire… Immortel aussi des Jeux Floraux de Toulouse, d’antique et vénérable mémoire, lesquels devaient distinguer justement JP Cazala pour sa riche et subtile poésie en béarnais (il est aussi poète en langue françoise), quelque temps après le jeune…Victor Hugo.

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